Les couverts à chapeaux (épisode 2)

Deuxième épisode du feuilleton

Des couverts à chapeaux ! C’était le nom d’un appareil étrange, né de l’imagination énervée de quelque industriel en quête d’idées nouvelles. Il était apparu dans les faubourgs crasseux de je-ne-sais quelle ville de l’Asie du sud-est, puis sa mode avait gagné Shanghai et Pékin, traversé la Mer du Japon, puis le Pacifique, envahi les Amériques, atteint l’Europe, enfin, où il était devenu, en quelque mois, le Must incontournable.

A proprement parler et pour autant que je le sache, les couverts à chapeaux ne servaient à rien ; ils se contentaient d’être et d’exprimer, par leur seule existence, le recul incessant des bornes entre lesquelles se déploie le génie de l’homme. Que ce génie fut employé à la réalisation minutieuse d’un on-ne-sait-quoi dépourvu de toute utilité n’était pas pour me déplaire  : il y avait au contraire, dans cet effort constant de mon espèce vers la découverte ou l’invention d’objets toujours plus insignifiants et plus abscons comme un élan éthéré et plein de grâce, une voltige d’autant plus admirable qu’elle ne répondait à aucun besoin. C’était de l’art pour l’art dans sa forme achevée et que la quête de l’inutile, la stérilité aient pu, à cause et en dépit d’elles-mêmes tout à la fois, devenir motrices et fécondes, me réjouissait infiniment.

Des souvenirs, peu à peu, me revenaient. Le plus vieux, et qui pourtant, certes, ne l’était guère, mettait en scène ce présentateur de journal télévisé qui, par un soir d’été, au moment de clore un journal trop évidemment dépourvu de nouvelles pour qu’il se donnât la peine de feindre quelque sérieux, avait, d’un ton moqueur, annoncé aux spectateurs avides de préoccupations et de motifs d’inquiétude, l’éclosion, sur les rivages de la mer de Chine, d’une mode nouvelle et pitoyable. Car, dans ce grand pays qui avait conçu la poudre à canon, le cerf-volant et les tamagoshis, la jeunesse dorée épuisait désormais ses nuits dans la manipulation effrénée et stérile de couverts à chapeaux dont nul adulte ne comprenait le sens. Quelques mois plus tard, ce même présentateur, revenu de sa condescendance, ayant invité le ministre de l’économie à prendre la parole au cours de son journal, avait pu, sans que le moindre sourire se dessine sur ses lèvres, écouter ce personnage empli de son importance plaider pour que les entreprises européennes, qui avaient déjà raté tant de coches, puissent cette fois-ci réunir leurs forces et leurs talents, dont on savait qu’ils étaient grands, pour développer, au niveau de l’Union, une puissante industrie du couvert à chapeaux, enjeu majeur de la technologie moderne !

Il y avait, enfin, cette scène étrange, cette presque aventure, dont j’avais été, il y a quelques mois, le témoin et l’acteur, et dont j’avais retiré ma première véritable curiosité vis-à-vis des couverts à chapeaux.

C’était durant l’automne, place Saint-Sulpice, à l’ombre de la fontaine des évêques, sur un banc où, alors que j’attendais le bus, était venue s’asseoir une vieille femme éplorée. Elle portait une robe légère et défraîchie. Une robe d’été où l’on voyait des fleurs blanches se jeter, comme d’un promontoire, dans le cours d’un fleuve tranquille dont le bleu, par endroits, se teignait de pousses vertes. On eut dit, si claire était l’image de ces lys flottant et tranquilles, un tableau fait pour relater le triste destin d’Ophélie.

Dans la fraîcheur qui commençait à tomber, mouillée de gouttelettes venues de la fontaine, la vieille femme frissonnait. Après n’avoir, de longues minutes durant, prêté d’attention qu’à son sac, petite poche de cuir damassé que rayaient, çà et là, des traces de griffures, elle parut s’apercevoir de ma présence. Se redressant, elle passa ses doigts dans les cheveux comme pour leur rendre une forme plus docile puis, ayant posé ses mains sur ses genoux et plongé ses yeux dans les miens, elle prit la parole  : « Comtesse de Duroc, née Raspoutine. Ravie de faire votre connaissance, Monsieur. ».

Qu’elle m’entreprît et me considérât si évidemment comme un gogo ne m’étonna pas. A peine ai-je quitté l’enfance que sont venus vers moi, dans quelque endroit que je me trouve, les fâcheux. Qu’un mendiant passe, qu’un ivrogne cherche à lier conversation, qu’une romanichelle veuille lire la vie figée au creux des mains, que, plus souvent encore, un escroc soit en quête d’une âme simple, je suis là, victime désignée et si vite reconnue qu’au milieu même de la foule la plus épaisse, c’est vers moi qu’immanquablement se dirige l’importun. Longtemps, j’ai souffert de cela. Puis, vieillissant, cette souffrance s’est muée en fierté  : j’ai plaisir à penser que se révèle, dans mon attitude, mon visage ou mon regard je-ne-sais-quelle faiblesse, naïveté ou fragilité dont la lumineuse présence éveille chez mes interlocuteurs l’instinct du chasseur et la certitude qu’il sera facile de m’abuser. Il me plaît d’imaginer que ma mine n’est pas tout à fait semblable au masque d’indifférence qu’affichent les femmes et les hommes que je croise dans la rue, que le souci avaricieux de tout garder pour soi et de ne rien laisser s’épancher y apparaît moins assuré, qu’une faille s’y laisse entrevoir, en forme de promesse.

« Monsieur, me dit-elle, quatre-vingt années ont passé depuis ma venue au monde, et j’ai moi-même donné naissance à cinq enfants. Je les ai nourris, élevés, éduqués, protégés, et pour qu’ils ne soient privés de rien, je me suis moi-même parfois privée. Et pourtant… Et pourtant, c’était hier mon anniversaire, et ils m’ont offert des couverts à chapeaux ».

A suivre…

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