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Les couverts à chapeaux (épisode 3)

Troisième épisode du feuilleton

Je m’apprêtais à l’interrompre pour lui dire le bonheur qu’elle devait ressentir à vieillir ainsi, entourée de l’affection des siens lorsque, levant la main pour signifier que son propos n’était pas terminé, elle ajouta  : « Des couverts à chapeaux. Oui, Monsieur, des couverts à chapeaux ! Vous rendez-vous compte ? »

« J’entends bien, répondis-je, Madame la Comtesse, que ce présent soit peu courant et vous accorde volontiers que des chaussures, un sac, un collier ou quelque beau foulard vous auraient peut-être été plus agréables. Il faut toutefois que vous considériez les choses du bon côté. A cet égard, je suis certain qu’en vous offrant un gadget à la mode, et qu’on dit être fort onéreux, vos enfants ont voulu marquer la confiance qu’ils mettaient dans votre ouverture d’esprit et votre jeunesse de cœur, l’une et l’autre les incitant à penser que leur présent vous ferait plaisir. ».

« Mais Monsieur, rétorqua-t-elle, vous parlez comme la jeunesse, je veux dire sans savoir. Si les couverts à chapeaux n’étaient que l’objet inutile que vous semblez penser qu’ils sont, s’ils n’étaient que le fruit monstrueux de quelque imagination épuisée et n’avaient été conçus que pour le plaisir des yeux, comme l’ont dit joliment sur l’autre rive de la Méditerranée, je n’en éprouverais nul souci. Mais, croyez-moi, c’est de tout autre chose qu’il s’agit. Car les couverts à chapeaux ne sont pas l’œuvre des hommes ; ils sont l’œuvre du Malin. ».

Elle avait prononcé ces derniers mots dans un murmure, le buste tout entier penché vers moi, dans un déhanchement qui avait porté sa bouche à mon oreille  : « Le Maître, poursuivit-elle, d’une voix progressivement plus altérée, est plein de ruse ; il tire profit de tout  : de l’orgueil des hommes, de leur concupiscence, de leur lourdeur et de leur légèreté. Et quand l’occasion se présente de faire trébucher l’un d’entre nous, il l’utilise. Et quelle occasion que celle offerte, sur un plateau, par les couverts à chapeaux ! ».

Ayant aperçu la moue qui, à cet énoncé, avait envahi mon visage, elle marqua une pause puis reprit  : « Sans doute pensez-vous qu’il me faut, pour tenir de tels propos, avoir perdu la raison et être devenue une de ces vieilles folles qu’on voit rôder dans le quartier, faisant le tour des églises et des messes en s’accrochant aux basques des curetons. Détrompez-vous. Elles et moi ne sommes pas de la même engeance et j’éprouve à leur endroit si peu de sympathie que, lorsque l’ennui me gagne, c’est sur elles que j’aime à le passer.

Vous paraissez capable de garder un secret ; aussi vais-je vous en confier un. Vous avez certainement remarqué qu’en dépit du dédain qu’elles prétendent porter au monde, les tartufettes dont nous bavardons ont pour singulière habitude de venir, sur cette place, donner du pain aux pigeons. Sans doute éprouvent-elles quelque inavouable jouissance, une fois installée sur leur banc, à voir accourir, roucoulant, ces disgracieux volatiles, et prennent-elles plaisir à l’hommage qu’elles peuvent penser leur être ainsi rendu.

Mais le fait est que, pour ce qui me concerne, je tiens les pigeons en horreur. Et quand j’aperçois, de ma fenêtre qui donne sur la place, l’une de ces dames patronnesses assise sur le banc où nous sommes, distribuant des miettes de pain à ces troupeaux noirâtres comme d’autres le feraient de leur vertu, je me précipite hors de chez moi, descends l’escalier à toute berzingue, puis m’approche doucement, empruntant un chemin qui me permet de ne pas être vue. Arrivée à proximité immédiate du banc où se déroule l’orgie, je me laisse, comme par mégarde, emporter par une quinte de toux qui disperse les volatiles comme le ferait le fracas du fusil d’un chasseur.

Ordinairement, alors, la vieille chouette se retourne, affichant une mine courroucée, mais lorsqu’elle m’aperçoit, toute élégante et proprette, elle esquisse un sourire de compassion. Je fais alors un pas ou deux, feignant une grande fatigue, prend appui sur le dossier du banc et m’éclaircis la gorge comme pour prononcer une parole d’excuse ou de remerciement.

La grenouille de bénitier me fait alors les yeux doux et tend l’oreille, s’attendant à des propos aimables et mielleux. Et c’est alors que je lui jette, du ton le plus vulgaire qui soit  : « Casse-toi, salope, tu pues du cul ! ».

C’est alors une vraie jouissance  : le vieux débris, soudain, se ratatine, porte, dans un geste théâtral, sa main ridée à sa poitrine et ouvre une bouche immense comme si, brusquement, l’oxygène lui manquait. Poussant l’avantage, je m’assieds sur le banc, redresse le buste et lance à l’antiquité un  : « Dis donc, connasse, c’est la crasse dans les oreilles ou l’abus du godemichet qui te rend sourde ? Je t’ai demandé de te barrer. Tu me pompes l’air ! Du vent, du vent ! Fous le camp ! ». Et invariablement, elle se lève, s’éloignant à grandes enjambées tout en marmonnant dans sa moustache.

C’est un jeu puéril, je vous le concède bien volontiers, mais qui a l’heur de me distraire. Et quand, bien carrée sur mon banc, je vois le vieux machin prendre le large, haletant et rouge de honte, c’est un sentiment d’allégresse qui m’emporte, me submerge, me roule, comme le ferait une vague venant se briser sur la plage. »

« Ne croyez donc pas, jeune homme, que ce soit la bigoterie qui me fasse qualifier de diaboliques les couverts à chapeaux. Si j’en parle ainsi, c’est que les couverts à chapeaux… c’est que les couverts à chapeaux ne sont pas ce qu’on croit. ».

J’allais interroger mon interlocutrice sur ce que ces couverts étaient vraiment lorsque surgit le bus, depuis si longtemps attendu. Il me fallut prendre congé. « Au revoir, jeune homme, j’ai pris plaisir à bavarder avec vous.», me lança la vieille dame.

A suivre…