Désert

Terre des hommes (de Saint-Exupéry)

A la fin de Terre des hommes, Antoine de Saint-Exupéry parle du rôle de sentinelle du monde et de l’esprit qui est donné à chacun d’entre nous, de la possibilité d’éveil et de grandeur que le long cheminement des générations nous a permis d’atteindre et nous permet d’attendre, et de l’écrasement muet où sombre le plus souvent cette attente, brisée par l’indifférence, le sommeil et l’oubli. Tel est l’objet du passage ici lu et enregistré.

Terre des hommes est un livre magnifique, que j’ai découvert il y a peu, injustement relégué qu’il était, dans mon esprit, par la connotation scolaire qui lui était malheureusement attachée. Bien qu’écrit à la veille de la guerre, il est un chant à l’homme, à sa beauté, à sa grandeur, un hymne à ces enfants de Prométhée qui trop souvent oublient leur ascendance et la part de divin qu’ils recèlent.

La guerre est présente ; elle apparaît dans le passage lu, et Antoine de Saint-Exupéry voit bien en quoi la pauvre humanité, en soif de solidarité, de sens, de chaleur et d’amour, peut en trouver comme un ersatz dans la camaraderie des chambrées et la fraternité des armes :

Dans un monde devenu désert, nous avions soif de retrouver des camarades : le goût du pain rompu entre camarades nous a fait accepter les valeurs de guerre. Mais nous n’avons pas besoin de la guerre pour trouver la chaleur des épaules voisines dans une course vers le même but. La guerre nous trompe. La haine n’ajoute rien à l’exaltation de la course.”

Mais il ne s’agit que d’un amour de hasard et de rencontre, suivi faute d’autre chose parce que l’homme, au fond de lui, a toujours besoin de se sentir homme, qu’il se sent homme dans le don de soi aux autres et que “la vérité, pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme“. Et Saint-Ex, de dire tous ces faux combats, toutes ces fausses querelles que nous faisons nôtres au seul motif que, combattant pour eux, les épousant, nous nous sentons enfin dignes de nous-mêmes…

La vérité, pourtant, n’est pas dans le combat. La vérité, s’il faut en trouver un critère, est dans la simplification, l’unification du monde : “La vérité, ce n’est point ce qui se démontre, c’est ce qui simplifie.“.

C’est de cette simplification du monde, de cette compréhension du monde, de cette insertion et fusion dans l’intimité du monde, que nous avons faim :

Ce que nous sentons quand nous avons faim, de cette faim qui poussait les soldats d’Espagne sous le tir vers la leçon de botanique, qui poussa Mermoz vers l’Atlantique Sud, qui pousse l’autre vers son poème, c’est que la genèse n’est point achevée et qu’il nous faut prendre conscience de nous-mêmes et de l’univers. Il nous faut, dans la nuit, lancer des passerelles.“.

Mais il faut, pour cela, ne pas être dans le sommeil. Il faut réaliser, savoir, sentir, ressentir, et ne pas avoir été abandonné, ne pas avoir été aliéné, ne pas s’être laissé trop désapprendre de soi-même. Or c’est cela qui nous guette :

Il est deux cents millions d’hommes, en Europe, qui n’ont point de sens et voudraient naître. L’industrie les a arrachés au langage des lignées paysannes et les a enfermés dans ces ghettos énormes qui ressemblent à des gares de triage encombrées de rames de wagons noirs. Du fond des cités ouvrières, ils voudraient être réveillés.

Il en est d’autres, pris dans l’engrenage de tous les métiers, auxquels sont interdites les joies du pionnier, les joies religieuses, les joies du savant. On a cru que pour les grandir il suffisait de les vêtir, de les nourrir, de répondre à tous leurs besoins. Et l’on a peu à peu fondé en eux le petit bourgeois de Courteline, le politicien de village, le technicien fermé à la vie intérieure. Si on les instruit bien, on ne les cultive plus.“.

Tant d’entre nous qui sommes devenus sourds et aveugles, parce qu’on nous a laissés trop dormir ! Tant d’entre nous que la grande machine sociale a brisés, rabotés, emboutis ! Comme, avant nos tristes réfugiés, ces travailleurs polonais, rejetés de France après qu’ils y ont travaillé, et qui partent, dans ces longs trains de nuit, abandonnés, exilés de ce qu’ils avaient pu construire et des liens qu’ils avaient pu lier, déracinés, comme dirait Simone Weil. Ils avaient été des hommes et des femmes, avaient ri et s’étaient aimé ; ils sont revenus à la glaise dont Prométhée les avait faits.

C’est un crime qu’on perpétue, dit Antoine de Saint-Exupéry. Un crime commis sur chacun de chacun de ces hommes, sur chacune de ces femmes, sur chacun de ces enfants. Un crime à l’encontre de ce petit garçon, découvert dans le train, endormi entre père et mère, au visage de musicien, dont l’auteur imagine qu’il aurait pu, en d’autres circonstances, dans un autre destin, devenir un autre Mozart. Et ce Mozart est condamné.

Mais au delà de cet enfant mort à tant de choses, au delà de ces Polonais, traités comme on ne devrait pas traiter des hommes, au delà de nos modernes réfugiés, emparqués, abandonnés, déniés, il y a l’homme. L’homme qu’on assassine en son humanité :

Je me disais ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d’Orientaux vivent dans la crasse et s’y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.

Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme.”


PS : Le dessin est mon rêve de désert, “cette étendue blonde où le vent a marqué sa houle comme sur la mer”…

    Célestine
    avril 14, 2017 at 1 h 32 min

    Merveilleux texte de saint Exupéry, mis en valeur par ta voix, avec un imperceptible et charmantcheveu sur la langue. 😉
    beau cadeau d’anniversaire !
    C’est toi qui aquarelle ?
    J’aime beaucoup.
    Tu connais mon blog d’aquarelles ?
    http://funambulles.blogspot.fr/
    Bises étoilées
    ¸¸.•*¨*• ☆

      Aldor
      avril 14, 2017 at 1 h 38 min

      Oh ! Merci, Célestine. Et tous mes voeux pour ton anniversaire !

      C’est moi qui aquarelle, oui. Et c’est avec grand plaisir que j’irai voir les tiennes.

      Bises à toi et bonne nuit !

    Goran
    avril 14, 2017 at 6 h 07 min

    Et bien superbe l’aquarelle…

    Andrisson
    avril 14, 2017 at 8 h 27 min

    Magnifique texte

    sweetiejulie
    avril 14, 2017 at 8 h 50 min

    Merci d’avoir écrit cet article. L’Homme qu’on assassine dans son humanité… je le ressens chaque jour, je me sens tellement affligée, paralysée et impuissante devant un monde qui déraille, qui oublie son essence…
    Je n’ai jamais lu Saint-Exupéry, jamais entendu parler de ce livre… Je devrais le lire !

    Andrisson
    avril 14, 2017 at 10 h 27 min

    Livre magnifique qui a partagé mon adolescence Antoine de St Exupéry était mon écrivain préféré c

      Aldor
      avril 15, 2017 at 20 h 52 min

      Oh! Comme je vois comprend. Merci

    Les Petits Gribouillis de Marie
    avril 14, 2017 at 19 h 32 min

    Magnifique le texte et l’aquarelle ! Merci, je pense que je vais lire “Terre des hommes” vous m’avez donné envie 🙂

      Aldor
      avril 15, 2017 at 20 h 52 min

      Merci. Oui, c’est une bonne idée.

    the robot cheerly girl
    avril 28, 2017 at 10 h 23 min

    Merci pour ce texte. Je suis fan de St Exupéry que j’ai découvert avec Citadelle, et qui reste presque comme un livre de chevet.
    L’aquarelle apporte plein de sens. J’aime bien cette profondeur.

      Aldor
      avril 28, 2017 at 11 h 13 min

      Merci, Robot Girl. Je n’ai pas encore osé me plonger dans Citadelle. Mais vous me tentez…

    Andrea Couturet
    août 2, 2017 at 13 h 10 min

    Vos aquarelles sont d’une rare beauté.

      Aldor
      août 2, 2017 at 21 h 00 min

      Merci, Andrea. Certaines sont jolies, c’est vrai (mais tant d’autres sont ratées !…).

    Au salon des artistes français - Improvisations
    février 14, 2018 at 9 h 56 min

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