oiseaucage

Regarder et manger

 

 

La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes.

observe Simone Weil dans le passage que je lis, qui est consacré à la beauté, et qui est extrait du petit texte intitulé “Formes de l’Amour implicite de Dieu“.

On sait que la beauté est contenue dans le spectacle qu’elle donne ; on sait que la fleur s’épanouit dans les champs et les buissons ; que les oiseaux sont faits pour traverser les airs et que c’est leur liberté qu’on aime dans les êtres qu’on aime.

Et pourtant, nous cueillons les fleurs, mettons les oiseaux en cage et souhaitons nous enchaîner les êtres que l’on aime. Nous aimons mais notre amour est cannibale et tend toujours à vouloir absorber, manger, contrôler, confondre avec nous ce que nous aimons pour sa différence.

Nous savons que la beauté est faite pour être vue mais nous voulons plus d’elle. Tellement plus ! Non seulement par méchanceté, cruauté ou volonté de puissance, non seulement par don-juanisme, avidité ou envie mais parce que la voir ne nous suffit pas, ne nous comble pas mais révèle et réveille, au contraire, ce creux au creux de nous qui jusqu’alors restait tranquille mais qui, à sa vue, se fait sentir et palpite.

La beauté et l’éclat des êtres que nous aimons tracent un chemin. Ils dévoilent un au-delà dont la possession des choses et des corps paraît nous ouvrir la porte. C’est pourquoi nous voulons avoir et posséder, pour accéder à la clé du mystère, dans l’espoir que cette révélation apaise et referme la déchirure que l’amour a créée.

La beauté ne suffit pas. L’amour ne suffit pas. Ils appellent.

La beauté est la seule finalité ici-bas. Comme Kant a très bien dit, c’est une finalité qui ne contient aucune fin. Une chose belle ne contient aucun bien, sinon elle-même, dans sa totalité, telle qu’elle nous apparaît. Nous allons vers elle sans savoir quoi lui demander. Elle nous offre sa propre existence. Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore. Nous ignorons tout à fait quoi. Nous voudrions aller derrière la beauté, mais elle n’est que surface. Elle est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien. Elle est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant. Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n’est qu’objet de regard, elle n’apparaît qu’à une certaine distance. La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l’autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c’est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s’en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu’il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l’humanité en mangeant un fruit, l’attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. « Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d’arbre. L’un mange les fruits, l’autre les regarde. »  Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme.”


Puisque Katia l’avait évoqué, “Pour faire le portrait d’un oiseau“, de Jacques Prévert, lu par Serge Reggiani

 

    lesnarinesdescrayons
    juin 21, 2017 at 15 h 05 min

    Voir la beauté, et accepter de ne pas la posséder. Voilà un des horizons du chemin vers la Paix de l’âme et des hommes, du chemin vers la Sagesse. Pourtant cette sagesse acquise nous laisse-t-elle être encore humains? (Je n’ai aucune réponse!)
    Merci Aldor pour le bel article et pour la lecture du poème de Prévert, appris lorsque j’étais petite fille à l’école, et tant aimé.

      Aldor
      juin 21, 2017 at 17 h 40 min

      C’est le point, Clementine : cette sagesse nous laisse-t-elle encore être humains ? Oh, oui, sans doute. Mais loin du centre. Dans ces confins où l’humain confine à autre chose…

      Mais peut être les idéaux sont ils seulement la pour guider. Pas pour être atteints.

        lesnarinesdescrayons
        juin 21, 2017 at 18 h 06 min

        “Mais peut être les idéaux sont ils seulement la pour guider. Pas pour être atteints.” J’ai failli écrire cette phrase à la fin de mon commentaire précédent! Je partage cette hypothèse. Je ne sais pourquoi, l’idéal atteint me semble dangereux, ou du moins, suspect.

          Aldor
          juin 21, 2017 at 19 h 24 min

          Tu l’avais certainement compris, Clémentine : je suis de ceux qui veulent manger et posséder. Je sens qu’il y aurait probablement plus pur mais je suis ainsi. Et j’ai de l’idéal la même approche que de la perfection : il faut s’en approcher mais non l’atteindre.

            lesnarinesdescrayons
            juin 21, 2017 at 19 h 25 min

            Nous sommes peut-être faits d’une matière proche, alors. 😉

    'vy
    juin 22, 2017 at 21 h 37 min

    Je vais tenter une réponse, mais avec mon esprit à moi qui est parfois décalé. Posséder, n’est-ce pas aussi se laisser manger par ce que l’on possède ? Et puisque je ne cueille pas les fleurs, ne mets pas les oiseaux en cage, j’ai appris une chose cette année en devenant propriétaire d’une maison et d’un jardin au creux d’un bois. Ce jardin, sauvage autant que nous pouvons le laisser l’être, et tellement beau qu’il dévore mon temps en contemplation, j’ai compris comme une évidence que je n’en suis que la gardienne pour que les oiseaux, les batraciens, les rosiers, les créatures qui y vivaient avant que je débarque, puissent continuer à s’y sentir chez eux. Et depuis que ça m’est tombé dessus, que, dans le fond de mon coeur, je ne possède rien que moi, je regarde et je mange dans ma paix intérieure (et souvent avec l’aide de mon appareil photo). Et je me sens libre, et entière, mais aussi humble et débarrassée de mes peurs. Et j’aime et suis aimée, et évidemment l’amour n’est pas la dévoration, sans quoi c’est un leurre.
    Et d’ajouter que je crois que l’oiseau qui mange est vivant, celui qui regarde est de l’autre côté du miroir, celui du rêve. Bien évidemment Eve a eu raison de cueillir le fruit, regarder un beau fruit sans tenter de le manger, ça peut mener vers la non-vie. L’Homme est libre, n’est-ce pas ?

    Célestine
    juillet 3, 2017 at 1 h 03 min

    J’adore cette aquarelle. Est-ce toi qui l’a peinte ?
    ¸¸.•*¨*• ☆

      Aldor
      juillet 3, 2017 at 1 h 05 min

      Merci, Célestine.

      Oui, c’est moi.

        Célestine
        juillet 3, 2017 at 18 h 45 min

        J’aime beaucoup, vraiment. Les couleurs, les formes.
        ¸¸.•*¨*• ☆

    Cléa Cassia
    juillet 6, 2017 at 12 h 01 min

    Une citation très intéressante et à méditer en ce qui concerne les relations. Que l’on mange ou que l’on se contente de regarder, est-ce vraiment de l’amour ? Je penche de l’avis de ‘vy, que tout ce qui se rapproche de l’un ou de l’autre est un leurre. Une relation harmonieuse est celle qui mélange un peu des deux dans un équilibre durable, non ? Pas si facile à mettre en place…

      Aldor
      juillet 8, 2017 at 10 h 57 min

      C’est vrai, Cléa. Tous les équilibres demandent qu’on fasse effort pour les maintenir…

    […] « La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes  » observait Simone Weil. […]

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