Une fissure

L’Imprécateur (René-Victor Pilhes)


L’Imprécateur est un roman de René-Victor Pilhes paru en 1974 et qui a, cette année-là, reçu le Prix Femina.

Raconté par le directeur des relations humaine de la filiale française du groupe, le roman relate la chute de Rosserys & Mitchell, une multinationale géante dont le siège française est en butte à la fois à des fissures et aux révélations ironiques d’un personnage mystérieux : l’Imprécateur, événements qui vont se combiner jusqu’à créer un incroyable désordre qui va aboutir à la chute de la compagnie.

Le monde décrit par le roman est celui que nous connaissons : un monde où les entreprises géantes ont fini par dicter les valeurs et par  substituer leur cynisme à la vérité :

“La construction d’usines et d’immeubles sur toute la surface du globe apportait du travail et de la nourriture aux peuples maigrement pourvus, accélérait leur marche vers le progrès et le bien-être. C’est pourquoi ces gens qui, en fabriquant, en emballant et en vendant, édifiaient le bonheur de l’humanité en vinrent à se demander à quoi pouvaient servir les assemblées politiques et les gouvernements.”

Un monde dans lequel le commerce des choses est devenu le moteur de l’histoire, pour le plus grand profit d’une caste dont l’altruisme prétendu ressemble à celui du Grand Inquisiteur :

“« Nous qui fabriquons, emballons et vendons, nous créons les richesses et nous en remettons une part importante aux institutions politiques, librement ou non élues, qui les redistribuent. Ces richesses, nous ne voulons pas les répartir nous-mêmes, car nous serions juge et partie. Ainsi, le monde, après tant de soubresauts et de déchirements millénaires, a enfin trouvé sa voie : fabriquer, emballer, vendre, distribuer le produit de la vente. En somme, de même qu’en des temps préhistoriques on avait séparé les Églises et l’État, on séparerait aujourd’hui la justice et l’économie. D’un côté, on ferait beaucoup de “social”, de l’autre, beaucoup d’argent. En quelque sorte, le pouvoir temporel appartiendrait aux entreprises et aux banques, et le pouvoir intemporel aux gouvernements. Les temples, les églises, les synagogues le céderaient aux grands ministères. »Fabriquons et emballons en paix ! criaient-ils, vendons en liberté, et nous aurons en échange la paix et la liberté !”


Presque trente ans avant Cosmopolis de Don DeLillo, cet extraordinaire roman raconte lui aussi l’écroulement d’une firme, de la firme, et avec elle celui d’une société, d’un monde tout entier construit sur la production de biens inutiles, animé par la recherche du profit et gangréné par l’égoïsme, la prétention et l‘hubris.

Les gens qui à l’époque se pressaient sur le pavois, tant étaient subtiles leurs réflexions, étendues leurs connaissances, éprouvées leurs techniques, portaient haut leur superbe et leur rengorgement.

C’est prodigieux, jubilatoire et d’une extraordinaire actualité.


Le passage lu est au début du roman. Il en donne l’ambiance.

“Bien que la firme géante, multinationale et américaine, Rosserys & Mitchell ait connu une notoriété phénoménale et qu’elle ait même, à un moment, sérieusement aspiré au gouvernement des nations, il n’est pas inutile aujourd’hui de la définir brièvement, car elle a perdu sa place dans la mémoire des citoyens et elle n’a creusé aucun sillon dans l’Histoire.

Cette firme fabriquait, emballait et vendait des engins destinés à défricher, labourer, semer, récolter, etc. Son état-major siégeait à Des Moines, dans l’Iowa, splendide État d’Amérique du Nord.

La compagnie avait d’abord vendu ses engins à l’intérieur des États-Unis ; ensuite, elle les avait exportés et, pour finir, elle avait bâti des usines dans les pays étrangers.

Lorsque survinrent les événements relatés ici, Rosserys & Mitchell avait entrepris de construire des usines non point dans les pays assez riches pour acheter eux-mêmes les engins fabriqués et emballés sur leur sol, mais au contraire dans les pays pauvres et démunis de denrées pour la raison que les salaires payés aux ouvriers de ces pays étaient moins élevés qu’ailleurs.

Les gens qui à l’époque se pressaient sur le pavois, tant étaient subtiles leurs réflexions, étendues leurs connaissances, éprouvées leurs techniques, portaient haut leur superbe et leur rengorgement. Et aussi la philosophie que voici :

a) fabriquons et emballons chez nous des engins et vendons-les chez nous ;

b) maintenant, vendons nos engins à ceux de l’extérieur qui ont de l’argent pour les acheter ;

c) fabriquons et emballons sur place, toujours chez ceux qui ont de l’argent pour acheter ;

d) pourquoi ne pas fabriquer et emballer nos engins dans les pays pauvres, de façon à les obtenir moins cher ?

e) à la réflexion, pourquoi ne pas fabriquer les vis de nos engins là où les vis coûtent le moins cher, les boulons là où ils coûtent le moins cher, assembler le tout là où ça coûte le moins cher d’assembler, l’emballer là où ça coûte le moins cher d’emballer ?

f) et, finalement, pourquoi se limiter à la fabrication d’engins ? Avec tout l’argent qu’on gagne, pourquoi ne pas acheter tout ce qui est à vendre ? Pourquoi ne pas transformer notre industrie en gigantesque société de placement ?

La sécheresse de ce processus masquait un altruisme remarquable. La construction d’usines et d’immeubles sur toute la surface du globe apportait du travail et de la nourriture aux peuples maigrement pourvus, accélérait leur marche vers le progrès et le bien-être. C’est pourquoi ces gens qui, en fabriquant, en emballant et en vendant, édifiaient le bonheur de l’humanité en vinrent à se demander à quoi pouvaient servir les assemblées politiques et les gouvernements. Voici ce que ces néo-patriciens, qui décidément avaient pénétré les secrets de l’âme humaine, répondirent : « Nous qui fabriquons, emballons et vendons, nous créons les richesses et nous en remettons une part importante aux institutions politiques, librement ou non élues, qui les redistribuent. Ces richesses, nous ne voulons pas les répartir nous-mêmes, car nous serions juge et partie. Ainsi, le monde, après tant de soubresauts et de déchirements millénaires, a enfin trouvé sa voie : fabriquer, emballer, vendre, distribuer le produit de la vente. En somme, de même qu’en des temps préhistoriques on avait séparé les Églises et l’État, on séparerait aujourd’hui la justice et l’économie. D’un côté, on ferait beaucoup de “social”, de l’autre, beaucoup d’argent. En quelque sorte, le pouvoir temporel appartiendrait aux entreprises et aux banques, et le pouvoir intemporel aux gouvernements. Les temples, les églises, les synagogues le céderaient aux grands ministères. »

Fabriquons et emballons en paix ! criaient-ils, vendons en liberté, et nous aurons en échange la paix et la liberté !

Une pareille grandeur d’âme ne laissait pas indifférents les peuples et les États. Entre tous, les États d’Amérique du Nord apparurent comme le peuple élu. Le monde changea de Judée. Jérusalem fut peu à peu remplacée par Washington. Quant à la politique, elle s’adapta à la religion nouvelle et forma ses grands prêtres. Que serait un dirigeant qui n’aurait ni lu ni compris les Tables de la nouvelle Loi ? Alors surgirent dans les Conseils des hommes d’un type nouveau, compétents, capables de gérer aussi bien une administration qu’une entreprise ou une grande compagnie. Le mot GESTION rompit un carcan multiséculaire, jeta bas ses oripeaux et apparut en cape d’or aux citoyennes et aux citoyens ébahis. Jadis, on cherchait à savoir d’un homme s’il était chrétien ou hérétique, à droite ou à gauche, communiste ou anglican. A l’époque dont je parle, on se demandait : celui-là est-il ou non un bon gestionnaire ?

Rosserys & Mitchell était l’un des joyaux de cette civilisation. Grâce à ses engins, des travaux surhumains avaient été effectués dans le monde entier, du blé poussait là où Moïse sous ses pas soulevait de la poussière. Des millions d’écoliers apprenaient que, s’ils travaillaient bien en classe, ils auraient plus tard une chance d’être engagés par une firme semblable à Rosserys & Mitchell-International. Aux jeunes générations, on disait : « Le jour où le monde ne sera plus qu’une seule et immense entreprise, alors, personne n’aura jamais plus faim, personne n’aura jamais plus soif, personne ne sera jamais plus malade. »

Ainsi étaient façonnés les esprits dans le monde industrialisé lorsque survint un incident dans la firme française de cette compagnie géante, américaine et multinationale.

Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise.”


En accompagnement musical, “Processing Unit”, tiré de IBM 1401, A User’s Manual, de Johann Johannson.


On pourra se reporter à la page consacrée à L’Imprécateur sur le blog de René-Victor Pilhes.



 

En accompagnement musical, “Processing Unit”, tiré de IBM 1401, A User’s Manual, de Johann Johannson.

 


 

On pourra se reporter à la page consacrée à L’Imprécateur sur le blog de René-Victor Pilhes.

 


Théorème : la lévitation d'Emilia

Théorème


Théorème, de Pier Paolo Pasolini, est l’histoire de qui se laisse bousculer, emporter, régénérer ou détruire par la rencontre de l’autre.

Théorème est l’histoire de cet emportement.

Une famille de la grande bourgeoisie, dans le Milan de la fin des années 1960. Un inconnu arrive, qui est à la fois inconnu et intime, inattendu et familier, et dont la présence, le regard, le sourire, va amener chacun à se connaître, à se découvrir, à se révéler.

Théorème est l’histoire de cette mise à nu.

Chaque membre de la maisonnée : la bonne, le fils, la mère, la fille, le père, vont, pour l’inconnu, se dévêtir et se dévoiler. L’emportement est d’abord acceptation du charme de cet autre, acceptation de l’amour qu’on lui porte, acceptation de son désir, en sa forme singulière.

L’inconnu écoute, regarde, accompagne et répond, avec une infinie douceur, au désir qui lui est exprimé et qu’il comble, avec chacun. Il ne parle pas d’amour ; il le fait.

Puis un jour vient où il part et où chacun se retrouve esseulé.

Théorème est aussi l’histoire de cette esseulement.

Emilia, la bonne, qui n’était qu’une ombre éperdue, devient thaumaturge : une sainte qui lévite au dessus des toits des granges piémontaises. Le fils, qui a découvert l’art, paraît le perdre et s’y perdre. La mère se découvre nymphomane avant, peut-être, d’entrer dans les ordres (au moins entre-t-elle dans une église) ; la fille tombe en catalepsie ; le père fait don de son usine aux ouvriers et s’en va nu dans le désert comme un prophète fou.

Théorème est une sorte de version moderne de l’Idiot, de Dostoïevski. Comme le Prince Mychkine, le voyageur enchante chacun de son charme christique, angélique. De sa seule présence, de sa seule attention, il ouvre les coeurs et y porte la lumière. L’ange est celui qui éveille et dérange, laissant une blessure qui ne se referme pas. 

Cette blessure, c’est l’amour, c’est Dieu, c’est l’autre ; c’est aussi la douceur. Je pensais, regardant le film, à Puissance de la douceur, d’Anne Dufourmantelle, et à ce qu’elle écrit de cette énigme :

“Son privilège est l’accord. Elle tient compte de la cruauté, de l’injustice du monde. Être doux avec les choses et les êtres, c’est les comprendre dans leur insuffisance, leur précarité, leur immaturité, leur bêtise. C’est ne pas vouloir ajouter à la souffrance, à l’exclusion, à la cruauté et inventer l’espace d’une humanité sensible, d’un rapport à l’autre qui accepte sa faiblesse ou ce qu’il pourra décevoir en soi. Et cette compréhension profonde engage une vérité.”

Théorème est l’histoire de cette douceur qui emporte tout.

 


En illustration sonore, le magnifique Tears for Dolphy, de Ted Curson, qui est le thème utilisé par Ennio Morricone pour la bande sonore de Théorème.

métal

Un métal qui résonne


 

Etty Hillesum terminait sa lettre de décembre 1942 par la phrase suivante :

Je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de la ville de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

Le treizième chapitre de la première épître aux Corinthiens est ce texte magnifique, et parfois obscur, qui, dans la traduction œcuménique, commence par les mots :

Quand je parlerais en langues,

celle des hommes et celle des anges,

s’il me manque l’amour,

je suis un métal qui résonne,

une cymbale retentissante.

Le métal qui résonne, c’est ce langage qui ressemble à celui des hommes, voire à celui des anges, mais qui ne dit que du bruit, qui ne porte ni mélodie, ni sens : on entend quelque chose mais derrière, il n’y a rien. 

Ce qui manque, c’est l’harmonie, c’est la beauté, c’est le sens, c’est la chair, tout ce qui ne peut venir que du souffle, de l’esprit – de ce que Paul appelle amour ou charité.

Cet amour, Paul ne le définit pas. Il en énonce des attributs :

L’amour prend patience, 

l’amour rend service,

il ne jalouse pas, il ne plastronne pas,

il ne s’enfle pas d’orgueil,

il ne fait rien de laid,

il ne cherche pas son intérêt,

il ne s’irrite pas, 

il n’entretient pas de rancune, 

il ne se réjouit pas de l’injustice, 

mais il trouve sa joie dans la vérité.

Il excuse tout, il croit tout, 

il espère tout, il endure tout.

On ne va pas examiner chaque mot et chercher ce qu’est l’amour en décomposant le texte au scalpel. Il ne s’agit pas d’une définition et encore moins d’une recette. L’amour dont parle Paul  – et c’est justement pourquoi il en parle ainsi – ne se laisse pas appréhender comme une chose. Il est justement ce qui ne se réduit pas à une chose. Il est une poésie, une musique, un mouvement de l’âme, une attitude. Il est presque tout entier dans la façon : dans la manière et l’intention.

 

Comme les choses les plus essentielles, l’amour est dans la tension – je veux dire dans la réinvention et la recréation permanentes. Il n’est pas un donné, un bien qu’on posséderait et qui nous serait pour toujours acquis ; il est fluide et mouvant comme l’eau vive. Il ne s’acquiert pas ; il se vit et se suit, comme un chemin.  Il est le chemin, la voie.

L’amour, c’est ce sourire qui se dessine sur les lèvres de l’ange. Le mouvement même du sourire qui se forme et qui éclaire le monde de sa présence.

 


En introduction et conclusion musicales, le tout début et la toute fin de Bladi, de Souad Massi, dont la musique ne résonne certes pas comme un métal !

Westerbork

Le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore


En décembre 1942, Etty Hillesum, malade, a été autorisée à quitter Westerbork. Elle y reviendra, définitivement, en juin 1943, et sera déportée à Auschwitz le 7 septembre de la même année. Elle y mourra le 30 novembre.

A l’automne 1942, elle a promis à un autre détenu, Herbert Kruskal, de dépeindre la vie à Westerbork dans une lettre à deux soeurs, amies de Kruskal. C’est cette longue lettre que je lis.

On y trouve décrite, par touches de toutes tailles, la vie à Westerbork, et c’est un extraordinaire document dont la lecture fait pleurer et sourire, pleurer plus souvent que sourire mais sourire cependant. Qu’on le lise ou l’écoute.

Mais on y trouve aussi Etty Hillesum et le regard plein de franchise et de simplicité que cette jeune femme, qui sait voir les fleurs poussant entre les barbelés, jette sur la noirceur des choses :

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gais, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, on s’aperçoit que partout où il y a des hommes, il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances – “avec un rire et une larme” pour reprendre l’expression populaire.

On trouve dans ces lettres la femme qui a appris, ou peut-être toujours su, ce que sont les hommes et leur misère, et qui la décrit avant d’aller à leur secours, ce qu’elle fera avec abnégation :

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de marge sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d’eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s’appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l’atmosphère palpable qui s’attache à la vie mouvementée d’une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés et leurs silhouettes se découpent en grandeur réelle, vulnérables, sur l’immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi.

La solide armure que leur avait forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures – il n’y a plus rien d’autre.

On trouve aussi, sous la plume de cette jeune femme qui connaît l’amour et que l’amour illumine, la volonté, au cœur de la nuit, de porter une clarté :

Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouent, que notre peau et rien d’autre, cela ne suffira pas. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais la façon de rester en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles clartés. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes inexorablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances dont nous puissions extraire un sens, – cela voudra dire que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ça n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au prix du sacrifice de tout le reste, et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, cela ne suffira pas. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être faire un prudent pas en avant.

Et puis il y a surtout la femme qui, au fond de la catastrophe haineuse dont elle est la victime et dont elle mourra bientôt, refuse de renvoyer cette haine et de la faire grandir :

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous ai effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j’évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j’ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s’agit d’un récit très subjectif. Je conçois qu’on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.

Mais la révolte, qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement, n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue ? Au camp, j’ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de la ville de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

J’aime aussi que cette lettre commence par cette histoire de teinture. Cette teinture pour cheveux qu’Etty a pensé à ramener à une jeune femme du camp qui le lui avait demandé. Cette jeune coquette ne sera bientôt plus que cendres et Etty le sait – à tout le moins s’en doute. Et elle a pourtant ce geste d’humanité : lui ramener de la teinture pour qu’elle se sente belle.


En introduction et conclusion musicales, Le Roi de Thulé, un poème de Goethe mis en musique par Schubert et chanté ici par Barbara Hendricks accompagnée de Radu Lupu.

Parce que, que l’abomination ait été commise par le peuple le plus cultivé et le plus philosophe d’Europe, cela a toujours ajouté de la tristesse et de la désillusion, nourri un doute en moi sur les vertus de la raison et poussé à ne pas entièrement m’y fier.

Elie priant

Prières


Il y a dans Le Mesnevi, de Djalal Al-Dîn Rûmi (Rûmi), un petit conte intitulé Elie. C’est celui que je lis. Le voici :

Il y avait un homme qui, chaque nuit, mangeait des friandises en invoquant le nom de Dieu. Un jour, Satan lui dit :

“Ô homme sans dignité, tais-toi ! Jusqu’à quand répéteras-tu le nom de Dieu ? Tu vois bien qu’il ne te répond pas !”

L’homme eut le coeur brisé par ces paroles et ce fut dans cet état d’esprit qu’il tomba dans le sommeil. Il fit alors un rêve et vit Elie qui lui disait :

“Pourquoi as-tu cessé de répéter le nom de Dieu ?”

L’homme répondit :

“C’est parce que je n’ai eu aucune réponse et j’ai craint qu’il ne m’ait chassé de sa porte !”

Elie dit alors :

“Dieu nous dit : “C’est parce que j’ai accepté ta prière que je continue à t’entretenir dans cette préoccupation.””

Ta crainte et ton amour sont des prétextes pour entretenir ton intimité avec Dieu. Le seul fait que tu continues à prier t’annonce que tes prières sont acceptées.

J’aime beaucoup ce conte, sa morale et le fait que Rûmi ait mis ce propos dans la bouche d’Elie. C’est le geste de foi, est-il ici raconté, qui construit la foi et qui en est la preuve comme c’est le geste d’amour qui construit l’amour et qui en est la preuve. Un geste toujours recommencé, comme l’est la prière, car l’amour et la foi sont tension et doivent à chaque instant être renouvelés. Ils sont ce renouvellement.

“Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé”, disait d’ailleurs également, avant Pascal, Rûmi.

Et puis j’aime dans ce conte le portrait de Satan, l’incarnation du Mal, dépeint ici comme celui qui désespère, celui par lequel l’abattement advient, et également comme celui qui confond le majeur et le mineur, l’aspiration à Dieu et le fait de manger des friandises, comme si tout se valait…