travail

L’aplatissement du monde


Dans la leçon de clôture du cours qu’il donna au Collège de France, dont je lis un passage, Alain Supiot souligne que le travail n’est pas une marchandise et que le considérer comme tel participe du grand délabrement des choses généré par la réduction du monde à un marché.

Et c’est ainsi qu’au fur et à mesure que se dressent, dans le ciel des centres d’affaires, de grandes tours orgueilleuses, le monde vrai s’aplatit, réduit à un jeu d’échanges monétaires où toute épaisseur, toute profondeur, tout sens ont disparu.

Les mots et expressions que nous utilisons témoignent de cette chosification des êtres et du monde, chosification qui, des mots, s’étend naturellement aux pratiques : parler de capital humain et de capital naturel, comme nous le faisons avec une telle insouciance, n’est pas indifférent : nous réduisons ainsi les femmes et les hommes, et avec eux l’ensemble de la nature, à un capital qu’il s’agirait de faire fructifier et dont la seule fonction, la seule utilité, la seule raison d’être serait de fructifier. Or celui qui n’a pour seul outil qu’un marteau ne peut qu’inlassablement taper ; et les sociétés qui n’ont comme moyen d’évaluation des êtres et des choses que l’argent ne peuvent que les exploiter, les piller si elles le peuvent.

La monnaie, l’argent, constitue un moyen extrêmement fluide, souple, qui autorise l’échange de biens de natures extrêmement diverses. La monnaie permet qu’un échange multilatéral : le marché, se substitue à une succession de trocs bilatéraux ; elle est à la base des sociétés modernes, fondées sur la division du travail.

L’élan naturel de la monnaie, qui découle de sa nature, la pousse à devenir mesure de toutes choses : c’est pour pouvoir tout comparer et valoriser à son aune qu’elle a été créée ! En cela, le travail est valorisable par l’argent, et il est en cela une marchandise, comme le sont la tomate, le bloc de charbon, la montre ou le cours du professeur. Ce qui n’est, en revanche, pas une marchandise, c’est le travailleur, la terre, la vache, le professeur et sa connaissance. Et la bascule s’effectue du jour où, des choses, on prétend attribuer une valeur monétaire aux êtres et au patrimoine qui les dispensent, les créent ou les abritent.

Le salariat, qui fait dépendre entièrement l’homme de son travail, est cette bascule. “Gagner sa vie” dit bien ce que cela veut dire : celui qui gagne sa vie (et c’est aujourd’hui le cas de la quasi-totalité de la population) est rémunéré non seulement pour son travail, mais aussi pour le reste de sa vie : ses loisirs, son logement, sa nourriture, la reproduction de sa force de travail, comme disait Marx. Le salarié est pieds et poings liés à son travail sans lequel il ne peut vivre : “le travail ou la vie ! “, tel est le véritable slogan des siècles où nous vivons.

C’est l’homme qui devient ainsi marchandise, comme c’est la terre qui le devient au travers de la propriété privée, dès lors que celle-ci est autre chose qu’un simple usufruit temporaire. Et ni les hommes, ni les bêtes, ni les forêts, ni les sous-sol, ni les océans, ni les terres, ne sont plus gérés en bon père de famille, comme le feraient des usufruitiers, mais sont exploités et ratissés sans souci du lendemain.

L’aplatissement du monde né de sa marchandisation s’étend à la façon que nous avons de ne pas nous soucier de son avenir : l’utilisation complaisante que nous faisons des taux d’actualisation chers à Jean-Michel pour comparer les utilités à différents moments conduit à ne tenir aucun compte, dans nos décisions, de ce qui se passera au-delà du prochain demi-siècle : qu’après nous vienne le déluge, cela est au-delà de l’horizon des économistes pour qui mille milliards dans mille ans valent moins qu’un centime aujourd’hui.

Et c’est ainsi que le monde et les êtres deviennent des créatures sans épaisseur, réduits à un temps unique : aujourd’hui, et à une fonction unique : produire. Or, pourquoi vivons-nous ? Pourquoi travaillons-nous ? Alain Supiot cite à ce propos la déclaration de Philadephie, adoptée à l’occasion de la naissance de l’Organisation internationale du travail, l’OIT. Elle demande que les travailleurs soient employés :

à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun .

OIT, Déclaration de Philadelphie, 1944

Il y a là quelque chose que nous avons en grande partie perdu de vue : le but final du travail n’est pas de produire des biens ou de la richesse ; il est de contribuer au bien commun et de donner à qui le fait la satisfaction d’y contribuer : le travail est oeuvre sociale.

Le travail, à cet égard, n’a pas pour finalité, pour seule finalité au moins, l’employeur, le patron, l’actionnaire ou le client. De même qu’on ne va pas seulement au marché pour acheter des oeufs mais aussi pour le sourire de la fermière, de même qu’on ne fait pas des réunions seulement pour prendre des décisions mais aussi pour se frotter les uns aux autres, on ne travaille pas seulement pour produite un bien mais aussi pour l’humanité, pour la vérité, le bonheur et la beauté, de même qu’on ne travaille pas seulement pour aujourd’hui mais aussi pour demain. Et ce sont ces multiples épaisseurs, qui donnent sens et grandeur au travail, que paraît réfuter l’univocité myope du salaire :

L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le mobile de gagner. Il l’emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu’il demande un effort d’attention tellement moins grand. Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre.

Simone Weil, L’enracinement

Il ne s’agit pas ici de plaider pour que le niveau du salaire reflète l’utilité de l’emploi ; la fortune du monde n’y suffirait sans doute pas. Il s’agit au contraire de reconnaître, une fois pour toutes, que le salaire ne reflète en rien l’utilité et que jamais rien ne pourra payer la douceur d’une infirmière, la grâce d’un danseur, le tour de main d’un artisan ou l’attention d’une institutrice.

Il faut rendre aux choses leur épaisseur : le travail ne se mesure pas au salaire ; il n’appartient pas intégralement à l’employeur ; la personne ne se réduit pas à son travail ; la terre n’appartient pas seulement à son propriétaire : les créatures de ce monde et ce monde lui-même sommes imbriqués les uns dans les autres, et avec le passé et avec l’avenir, sans aucune possibilité de nous en sortir seuls. Nous sommes le monde.


PS : on aura reconnu, en photo, La Défense, et ces tours qui s’élèvent dans le monde aplati.


Et maintenant, le passage lu :

On trouve dans la Déclaration de Philadelphie une définition de cette juste division du travail, propre à nous servir de boussole en ces temps désorientés. Elle donne pour objectif aux « différentes nations du monde » que les travailleurs soient employés « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Forte et belle formule, qui conjugue la question du sens du travail, du « pourquoi travailler ? » (pour contribuer le mieux au bien-être commun) et celle de son contenu, du « comment travailler ? » (en ayant la satisfaction de donner la mesure de son habileté et de ses connaissances). Elle dessine ce qu’après Georges Canguilhem et Yves Schwartz, mais dans un sens élargi, nous avons proposé d’appeler une conception ergologique du travail, c’est-à-dire une conception qui, partant de l’expérience même du travail, restaure la hiérarchie des moyens et des fins en indexant le statut du travailleur sur l’œuvre à réaliser et non pas sur son produit financier.

À vrai dire, cette conception est encore présente non seulement en fait chez tous ceux qui continuent de travailler de leur mieux sans en attendre un profit matériel, mais aussi en droit, dans le statut juridique accordé à certaines fonctions. C’est le cas du statut des professions libérales, dont les services ne sont pas (ou du moins pas encore complètement) abandonnés sans reste aux lois du marché, car leur qualité requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles. C’est bien alors la nature du travail qui commande son régime juridique, tandis que sa rétribution demeure en principe inappréciable, justifiant le versement d’honoraires et non de salaires. Ce statut est là pour nous rappeler que la fiction du travail-marchandise, comme celle de la terre-marchandise, est récente et ne s’est cristallisée juridiquement qu’au xixe siècle. Antérieurement, la notion de travail était réservée aux tâches ne supposant pas la mise en œuvre de qualités incorporées dans la personne, nous dirions aujourd’hui la mise en œuvre d’une qualification professionnelle. Ces tâches étaient le lot des « gens de peine » ou « gens de bras », qui, contrairement aux « gens de métier », pouvaient être identifiés à une quantité de travail mesurée en temps. De ceux en revanche dont la tâche supposait la mise en œuvre de l’intelligence, on ne disait pas qu’ils travaillaient, mais qu’ils œuvraient, et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert rangeait ainsi dans une même catégorie d’« ouvriers » les artisans et les artistes, les arts mécaniques et les arts libéraux.

L’autre statut professionnel qui continue d’échapper à la fiction du travail-marchandise est celui de la fonction publique, elle aussi ordonnée sur des valeurs non marchandes d’intérêt général. Il importe de l’évoquer car certains de ses traits semblent répondre aux problèmes soulevés par la révolution informatique et la crise écologique. La crise écologique nous oblige à juger de l’impact du travail sur ce bien public par excellence qu’est notre écoumène. Quant à la révolution informatique, son bon usage suppose l’adhésion de tous les travailleurs à une œuvre commune. Or l’esprit de service public repose précisément sur cette idée d’œuvre. Le lien de subordination n’y est pas un lien binaire de domination, car le supérieur hiérarchique s’y trouve lui-même au service du public. Tout le travail s’y trouve ordonné autour de la réalisation de ce service, auquel tous les agents s’identifient et qui confère une dignité à la fonction de chacun, aussi modeste soit-elle. Cet esprit de service public est celui qui anime encore tous les agents d’une institution comme le Collège de France, et je voudrais ici rendre hommage à leur attachement et à leur dévouement à notre mission commune d’élaboration et de transmission des connaissances. Ainsi que le marque sa qualification juridique, la rétribution de ceux qui œuvrent ainsi à une mission d’intérêt général n’est qu’un moyen au service de ce but : il s’agit d’un traitement, dont le montant doit leur permettre de vivre dignement, et non d’un salaire indexé sur les cours du marché du travail.

Il est assez évident que la fonction publique ainsi conçue est aujourd’hui menacée par l’extension du paradigme du travail-marchandise à toutes les activités qui lui échappaient encore. Tel est le sens du projet de réforme de la fonction publique en cours de discussion, qui prévoit la mise en concurrence du privé et du public pour l’exécution de certaines tâches de direction ou le recours au contrat plutôt qu’au statut « lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient ». Les syndicats ont eux-mêmes prêté depuis longtemps la main à cette extension en revendiquant l’alignement du sort des agents publics sur celui des salariés, à chaque fois que ce dernier leur était plus favorable. Mais c’est surtout une frange réduite, mais influente, de la haute fonction publique − celle des oligarques à la française −, qui a engagé celle-ci dans un processus de dégénérescence corporative, en cumulant les avantages du privé et du public, et en cultivant l’idée d’une équivalence fonctionnelle du service de l’intérêt général et de celui du monde des affaires. Cette fusion se lit en France dans l’organigramme de Sciences Po, où la notion d’« affaires publiques » a récemment supplanté celle d’« administration publique ». Cette tendance n’épargne pas les fonctions régaliennes les plus centrales. Nous avons rencontré au fil de notre enquête le cas pittoresque de la sous-traitance à une entreprise privée du travail de rédaction de l’exposé des motifs de la loi « mobilité ». De façon beaucoup plus fréquente, c’est le travail du juge qui se trouve aujourd’hui concurrencé ou évincé en droit américain, ou dans les traités internationaux d’investissement, par le recours à un marché de l’arbitrage, qui prive de facto les justiciables de tout recours à un tiers impartial et désintéressé. Ce cas est emblématique du caractère autodestructeur du Marché total, car il n’y pas de marché concret qui puisse fonctionner convenablement dans une cité où la justice est elle-même gérée comme un marché.

Cette dynamique du paradigme du travail- marchandise pourrait nous conduire à voir dans les formes de travail qui lui échappent encore des fossiles appelés à rejoindre bientôt les manuels d’histoire du droit. Mais les défis de la révolution numérique et de la crise écologique nous poussent au contraire à y voir les germes possibles d’un nouveau statut du travail, qui fasse place à son objet – c’est-à-dire l’œuvre accomplie – et pas seulement à sa valeur d’échange. Ou pour le dire autrement, ils nous poussent à restaurer l’ordre des fins et des moyens en substituant à la conception marchande du travail la conception ergologique entrevue dans la Déclaration de Philadelphie.