Lorsqu’elle avait une trentaine d’années, mon arrière grand-mère, Henriette, qui avait passé son enfance et sa jeunesse dans son Ariège natale puis qui, à 18 ans, avait émigré avec ses parents en Argentine, était revenue depuis peu en France et travaillait, comme couturière et un peu dame de compagnie, dans une grande famille dotée d’un grand nom.
Elle eut, probablement avec un des fils de cette famille, un enfant : Charles-Roger. Et soit qu’elle n’aimât pas son père, soit que ce père n’aimât pas Henriette, soit encore que les convenances et le milieu aient interdit que les choses n’aillent plus loin, le père ne reconnut pas l’enfant et Henriette, mon arrière grand-mère, confia son fils à l’Assistance publique.
Quelques années plus tard, mon arrière grand-mère se maria et eut deux enfants légitimes et reconnus : ma grand-mère et son frère.
Il m’est difficile d’imaginer la désolation qui devait régner dans le cœur de Charles-Roger, dont l’enfance et la jeunesse s’écoulèrent dans l’abandon, et qui ne connut que bien plus tard, et furtivement, sa mère, silhouette s’éloignant de la caserne où il séjournait.
Il m’est difficile d’imaginer le déchirement que dut vivre et porter, tout au long de sa vie, Henriette, mon arrière grand-mère, qui s’était séparée de son enfant premier et qui ne le revit jamais, sinon de loin.
Mais je me dis aussi que ce fut certainement une épreuve et un poids, une souffrance, pour ma grand-mère et son frère, que cette absence, ce manque, ce déchirement, qui devait grand béer dans le cœur de leur mère et qu’ils devaient certainement ressentir.
Ils étaient les légitimes, les enfants reconnus du couple, mais il devait y avoir, dans les yeux de leur mère, à chaque fois qu’ils se posaient sur eux, la trace d’un pincement, d’un regret, d’un remord, contre elle-même d’abord évidemment tourné mais qui probablement, devait parfois se muer en reproche et en accusation : qui étaient-ils, eux, les légitimes, pour avoir entièrement capté l’amour d’une mère, en dépouillant de cet amour leur frère, le premier, l’aîné, laissé seul au monde ?
Je suis certain que ma grand-mère et son frère ont, toute leur vie, ressenti ce lien brisé au fond d’eux-mêmes, qu’ils ont profondément souffert de la mise en cause radicale que devait susciter l’amour incomplet, cabossé, meurtri, de leur mère, et que, dans le silence des secrets de famille, ils ont transmis ce mal-être à leurs propres enfants.
Et sans doute ces enfants l’ont-ils transmis aux leurs.
Merci, Anne-Chantal, d’avoir levé le voile.
PS : Revenu aux documents, je corrige mon récit :
Henriette n’a pas confié son fils à l’Assistance publique. Elle l’a confié à sa mère, qui l’a elle-même confié à une nourrice, chez laquelle il a été élevé pendant quelques mois. Puis le paiement de la nourrice n’étant plus assuré, la nourrice l’a confié à l’Hospice Saint-Vincent de Paul. C’est alors qu’il prend le statut d’orphelin.
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