1912 jeanne

Jeanne, Charlotte et les autres



Ce sont quatre photos prises au même endroit. Dans les trois dernières, je reconnais Jeanne ; je ne la reconnais pas dans la première. Ou peut-être est-ce la petite fille dans l’ombre. Dans l’ombre, probablement, de sa grande sœur Charlotte.

Je dis la première parce que, des quatre photos, celle-ci est celle sur laquelle les enfants paraissent les plus jeunes et que sur la porte, l’affiche est entière. Plus tard, on ne la verra que déchirée.

Les deux photos suivantes ont été prises le même jour et au même moment. Les unes se sont mises au premier rang, d’autres ont reculé mais ce sont les mêmes vêtements et les mêmes personnes :

Entre la première et la deuxième photo, Jeanne et sa sœur, vêtues de blanc, qui étaient au premier rang, sont passées derrière :

Ce qui me fait dire de la dernière photo qu’elle est la dernière photo, c’est le sol. Dans les trois premières images, la chaussée et le trottoir étaient faits de pavés et de galets de la Garonne. Ici, il a été revêtu d’une couche d’enduit, ou de ciment, ou de quelque chose qui l’aplanit :

Des galets de la Garonne, il en est question dans le texte que je lis. C’est un poème de Maurice Magre intitulé Toulouse ! qu’une amie de Jeanne, Louise, a copié, le 21 juin 1919, dans son cahier de poésie, avec cette dédicace :

“A ma petite Amie Jeannette, en souvenir de ma bien douce et profonde affection.”

Les photos datent d’une dizaine d’années avant. Elles ont été imprimées sur un papier dont le recto figure une carte postale. Aucune date précise n’est indiquée, mais des années suivies de points d’interrogation : 1910, 1911, 1912 ? Jeanne a alors entre huit et dix ans. Elle habite Toulouse et fréquente, avec sa soeur Charlotte qui a deux ans de plus qu’elle, une école située au 13 de je-ne-sais-quoi, peut-être une place, que je ne reconnais pas. Il est néanmoins indiqué au dos de la première photo que la jeune fille portant un chapeau noir et une écharpe blanche, et au dessus de laquelle a été tracée une croix, que cette jeune fille est Henriette, qui habite rue du Fourbastard. Probablement l’école n’est-elle pas très éloignée de cette rue, au centre de Toulouse.

Dans les deux photos centrales, on est probablement au printemps ou en été : les habits sont légers et clairs, ainsi souvent que les chapeaux. Dans la première et la dernière, on voit des manteaux et les chapeaux se foncent.

Ce qui demeure, d’une photo à l’autre, ce sont les chapeaux et les bottines. Toujours – presque toujours : Jeanne n’en a pas dans la dernière photo – des chapeaux, ou au moins un bonnet, et toujours des bottines : ces bottines noires à lacets qui enserrent le bas du mollet. Il y a également quelques voilettes et beaucoup de dentelles, mises là pour rehausser l’habit et lui donner un air de fête.

C’est amusant les bottines. Je me demande s’il en existait plusieurs fabricants à Toulouse ou s’il y en avait un seul pour chausser les pieds de toutes les Toulousaines. Il y a un chien aussi, je ne l’avais pas vu. Lui ne regarde pas le photographe.

Les chapeaux sont magnifiques. Ils varient un peu entre été et hiver même si certains se reconnaissent d’une saison à l’autre. C’est leur taille qui étonne, leur diversité, leur extravagance. je ne suis pas certain qu’on oserait, aujourd’hui, se promener en pareil équipage, avec ces plumes, ces fleurs, ces feuillages, ces fruits débordant. Chez les rares hommes qu’on voit, en revanche, un même chapeau melon.

Les vêtements, eux aussi, sont relativement divers : les couleurs sont plus sombres l’hiver que l’été, il y a beaucoup de noir mais un peu de tout : robes à carreaux, marinières, habits de moujiks comme Jeanne et Charlotte.

Dans les deux photos où on la reconnaît, Jeanne a un air très gentil. Même si j’y arrive, j’ai de la peine a faire lien avec la dame que j’ai toujours vue et imaginée vieille puisqu’elle était ma grand-mère. Mais je lui trouve une ressemblance avec Caroline, ce qui me fait plaisir.

Et puis il y a Charlotte., qu’on voit ici un peu angoissée, se rognant les ongles. 

Elle a fait sa première communion le 19 mai 1911 et l’on a d’elle un photo de l’événement, posant en ange, toute de blanc vêtue. Et aussi une autre photo, datée de 1914, où elle est, en noir cette fois-ci, avec Jeanne dans un jardin, entourant ses épaules d’un bras protecteur.

Charlotte et Jeanne s’aimaient beaucoup. En août 1919 (à tout le moins quelque part entre le 24 juillet et le 27 septembre 1919), elle écrit dans le cahier de poésie de Jeanne (qui se baptise elle-même Jane, comme Jane Austen), un poème qui s’appelle Rêver…, dont je ne sais pas si elle le reproduit ou si elle l’a composé. Et les trois derniers vers de ce poème, écrit d’une jolie plume trempée dans l’encre bleue, sont :

Je rêve de soleil, de fleurs à peine écloses,

De pays très lointains et d’éternels printemps,

Et mes rêves soudain meurent comme des roses.

“Mes rêves soudain, meurent comme des roses” ; c’est malheureusement bien ce qui se passera. Six mois plus tard, en janvier 1920, Charlotte meurt, je ne sais de quoi. Elle n’a pas vingt ans.

Trois ans plus tard, en 1923, Jeanne épousera Edouard,  qui a, quant à lui, perdu deux frères. et qui demeure donc le seul enfant survivant de Marie Dandine.


Jeanne, je la connais et l’ai connue ; Charlotte ne m’est pas totalement étrangère. Mais les autres ?

On ressent un vertige à la vue de ces photos prises il y a plus d’un siècle, de ces  groupes saisis à la sortie ou à la rentrée d’école, tenant leur sac de toile ou leur cartable de cuir, fixant droit dans les yeux l’objectif du photographe.


Il y a, dans tous ces beaux visages, le plus souvent joyeux, quelque chose de formidablement troublant. Lorsqu’on les regarde avec attention, un par un, on plonge dans l’abîme : qu’est devenue cette femme qui, dans la première photo dépasse le groupe de sa tête, avec cette coiffure si typique du temps ? qu’est devenue cette petite fille au bonnet blanc qui, dans la deuxième photo, jette un regard rieur sur sa droite ? qu’est devenue cette jeune fille au si joli sourire qu’on distingue sur la troisième photo ? Et cette femme au grand chapeau noir et à l’air sévère qui nous regarde depuis la quatrième ?

Tous ces êtres évanouis !

Ce n’est rien de triste ; c’est trop vieux pour cela. C’est un étonnement devant toute cette vie disparue, cette vie qui fut si vivante, si pétillante, et qui est révolue.


Et maintenant, les premières strophes du poème de Maurice Magre  (ce nest pas un très grand poème mais je l’aime bien) :

Toulouse ! le petit berger des Pyrénées

Qui sculpte de grossiers bas-reliefs dans le bois

En te voyant de loin, de brumes couronnée,

Sent battre éperdument son cour d’enfant des bois.

Ah ! dit-il, ces sapins sur moi font des ténèbres

Si j’habitais là-bas au pied de ces clochers

Je deviendrais peut-être un artiste célèbre

Et le marbre vivrait quand je l’aurais touché.

Et quelquefois, pensif, il descend la montagne,

Il marche vers Toulouse, et, le long du chemin,

Il entend se mêler, le soir dans la campagne,

Le cri de la cigale au souffle des moulins.

Toulouse ! Le pêcheur aux yeux bruns de l’Ariège,

Voyant sur son bateau les ombres de tes tours,

Te dit “Salut ! cité que le soleil protège

Où l’on boit à plein flot le vin clair et l’amour.

Toulouse ! le mendiant jette en l’air sa béquille,

Et les amoureux rient lorsque l’on dit ton nom,

Pays des beaux tableaux, pays des belles filles,

Pays de la jeunesse et pays des chansons.

Pays où la lumière est plus douce aux artistes,

Pays des vieux hôtels dans les quartiers déserts,

Où jadis des rêveurs, pour Izaure aux yeux tristes,

Consumèrent leur vie à composer des vers.

Nu couché à la toile de Jouy, de Léonard Foujita

Cet obscur objet du désir


Cet obscur objet du désir, de Luis Buñuel, raconte l’histoire de Mathieu – un grison, comme aurait dit Molière – qui poursuit de ses assiduités et de son désir Conchita, une jeune femme qui tantôt accueille avec grâce ses avances et tantôt les rejette et le fuit, ne se donnant cependant jamais à lui.

L’intrigue est directement tiré d’un livre de Pierre Louÿs, qui porte le titre explicite de La femme et le pantin. Et pourtant, dans le film aussi bien que dans le livre (dont je lis ici un passage), les choses ne sont pas si claires. Ce que rend mieux le titre choisi par Buñuel, qui souligne justement le caractère obscur du désir de Mathieu, et pointe l’étrangeté de son comportement.

Quel est l’objet du désir de Mathieu ? Que désire son désir ?

Le corps de Conchita, bien sûr. Et c’est parce qu’il ne peut l’avoir, parce qu’il ne peut la posséder dans son entièreté que son désir se perpétue, grandit et lui devient une sorte d’obsession, de folie douce. Mais le corps de Conchita n’est évidemment qu’un moyen, pas une fin, et c’est là précisément que les choses se brouillent : ce que veut Mathieu, c’est au fond Conchita,  Conchita elle-même et non pas seulement son corps ou ce que cache sa ceinture de chasteté. Et pourtant, c’est sur ce corps et sur cette partie précise de son corps que son attention se focalise, au point de lui faire oublier tout le reste, comme si tout le reste n’était rien auprès de cela. Conchita le lui fait d’ailleurs remarquer :

« Mon cœur, tu ne saurais donc aimer tout ce que je te donne de moi-même ? Tu as mes seins, tu as mes lèvres, mes jambes brûlantes, mes cheveux odorants, tout mon corps dans tes embrassements et ma langue dans mon baiser. Ce n’est donc pas assez tout cela ? Alors ce n’est pas moi que tu aimes, mais seulement ce que je te refuse ? Toutes les femmes peuvent le donner, pourquoi me le demandes-tu, à moi qui résiste ? Est-ce parce que tu me sais vierge ? Il y en a d’autres, même à Séville. Je te le jure, Mateo, j’en connais. ¡ Alma mia! sangre mio! aime-moi comme je veux être aimée, peu à peu, et prends patience. Tu sais que je suis à toi, et que je me garde pour toi seul. Que veux-tu de plus, mon cœur ? »

Ce que veut de plus Mathieu, c’est justement Conchita. Non certes pas le corps seulement de Conchita, non certes pas seulement cette partie de son corps qu’elle lui refuse, mais Conchita tout entière, dont l’entièreté n’est pas donnée tant qu’elle se refuse à lui, Conchita qu’il ne pourra considérer comme sienne que quand elle se sera donnée à lui. Donnée à lui volontairement, de son propre mouvement, comme la Belle à la Bête, car là est véritablement ce que désire Mathieu : que Conchita le désirant se donne à lui, que son désir  rencontre celui de Conchita, qu’objet de son désir, elle en devienne le sujet. Et le désir est ainsi fait qu’embrassant large et loin, voulant la femme et la beauté, la tendresse et l’amour, les étoiles et le ciel, il s’arrête pourtant à cette chair, à cette chair sans le don de laquelle rien ne paraît être donné, à cette chair dont seul l’abandon volontaire paraît pouvoir sceller les serments.

Et Conchita de son côté, aussi menteuse et malveillante qu’elle puisse paraître, aussi manipulatrice et hypocrite que semble son comportement, est peut-être elle aussi sincère. Car ce qu’elle reproche au fond à cet homme, qu’elle paraît manipuler et tourner en bourrique, c’est justement d’être manipulée par lui, d’être chosifiée, d’être traitée comme un objet, une poupée, un pantin :

” Non, je vous plais, je vous amuse ; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas, caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à la Fabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de San-Roque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme une poupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus. “

Ce que veut Conchita – elle y arrivera, d’ailleurs – c’est que Mathieu, qui l’a d’abord considérée comme une aventure sans conséquence, prenne la mesure des choses et devienne sérieux. Les épreuves qu’elle lui fait subir – et la mort qui, dans le film de Buñuel, rode à tous les coins de rues – sont là pour faire grandir et mûrir cet homme qui, en dépit de ses cheveux gris, est encore sentimentalement un enfant, un innocent :

“C’est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à Paris et à Buenos-Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi, tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pas marié, toi qui as quarante ans !”

Mathieu et Conchita vont donc se faire et se défaire, se réunir et se quitter, dans une course sans fin. La tension érotique, constamment mise en branle et jamais assouvie, nourrit ce couple qui toujours se construit, se cherche et jamais ne tombe dans l’ennui. Qui, des deux, manipule et qui est le pantin ? On ne le saura jamais vraiment. On restera toujours dans l’ambiguïté, dans l’incertitude et le doute, comme on le reste dans la vraie vie, avec ce désir de possession qui nous étreint comme il domine tout le récit, et lui donne sa saveur aigre-douce et son parfum de conte de Rohmer : Mathieu veut posséder Conchita, mais s’il y a bien, dans cette histoire, un personnage qu’on puisse considérer comme possédé, c’est lui, Mathieu, que son désir rend fou et hante comme un esprit. Et non seulement le désir qu’a Mathieu de posséder Conchita le possède lui-même mais il permet à Conchita de se moquer de lui, de se jouer de lui, de le posséder dans une autre acception du terme, dans un jeu de miroir qui est une sorte de réponse par avance au désir qu’il a de la posséder – et qui n’est peut-être pas la bonne manière de l’aimer.

Mais peut-on aimer bien ? Peut-on aimer bien quand on est fait de chair et que, dans son amour et son désir, on veut à la fois posséder l’être qu’on aime – non pas le manger et le détruire comme on le fait souvent des choses qu’on aime mais le posséder, ce qui est déjà beaucoup – et, simultanément et vraiment, qu’il demeure ce pour quoi on l’aime, quelqu’un de libre et de vivant ? C’est sa liberté, sa liberté irréductible, que revendique en définitive Conchita quand elle proclame qu’elle ne peut (et ne veut) être à personne :

Je suis à moi, et je me garde. Je n’ai rien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez riche pour m’acheter à moi-même.”

Comment aimer bien ? C’est la question qui, plantée comme une flèche au centre de l’amour, vibre et le fait vibrer.

… Et quelle obscure, étrange et mystérieuse chose que le désir, dont l’objet est aussi un sujet !


Le tableau illustrant cet article est le Nu couché à la toile de Jouy, de Léonard Foujita. Il est exposé au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

La musique qu’on entend en introduction comme en conclusion est “Τα Παιδιά του Πειραιά” (les enfants du Pirée), de Manos Hatzidakis (Μάνος Χατζιδάκις), tant aimé par l’aimée. La chanson, qui est ici  mise en musique et chantée par le groupe Pink Martini, l’était originellement par Mélina Mercouri, qui joue une prostituée libre et heureuse (qu’elle soit libre  et autonome est important, dans le cadre de ce papier) dans le film Never on sunday, de Jules Dassin.

Et voici le texte du chapitre XI (sous-titré “Tout paraît s’expliquer”) de La femme et le pantin, de Pierre Louÿs. Ce passage intervient alors que, après une longue série de ruptures et de retrouvailles, Mathieu a retrouvé Conchita à Cadiz,  où elle est devenue danseuse de flamenco. Mais, après deux  mois, il vient de découvrir qu’en sus du spectacle qu’elle donne sur la scène, elle danse nue, plusieurs fois par semaine, dans le même établissement, pour quelques clients plus fortunés…

On nous laissa. Les Anglais avaient disparu les premiers.

Monsieur, jusqu’à cette heure-là, j’aurais traité de misérable un homme, n’importe lequel, dont on m’aurait dit qu’il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quel ascendant sur moi-même je parvins à me contenir en face de celle-ci. Mes doigts s’ouvraient et se refermaient, comme pour étrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre ma colère et ma volonté.

Ah ! c’est bien le signe suprême de la toute-puissance féminine, que cette immunité dont nous les cuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle vous outrage : saluez. Elle vous frappe : protégez-vous, mais évitez qu’elle se blesse. Elle vous ruine : laissez-la faire. Elle vous trompe : n’en révélez rien, de peur de la compromettre. Elle brise votre vie : tuez-vous s’il vous plaît ! — Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitive souffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis et féroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de la chair.

Les Orientaux ne les ménagent pas comme nous, eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les griffes afin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leur malveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je les admire.

Mais pour moi, Concha demeurait invulnérable.

Je n’approchai point. Je lui parlais à trois pas. Elle était toujours debout le long du mur, les mains croisées derrière le dos, la poitrine bombée et les pieds réunis, toute droite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un vase fin.

« Eh bien ! commençai-je, qu’as-tu à me dire ? Voyons, invente ! défends-toi ! mens encore ; tu mens si bien !

— Ah ! voilà qui est superbe ! s’écria-t-elle. C’est moi qu’il accuse ! Il entre ici comme un voleur, par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il trouble ma danse, il fait partir mes amis…

— Tais-toi !…

— … Il va peut-être me faire chasser d’ici, et c’est à moi, maintenant, de répondre ! c’est moi qui ai fait le mal, n’est-ce pas ? Cette scène ridicule, c’est moi qui la cherche ! Tiens, laisse-moi, tu es trop bête ! »

Et comme, après sa danse mouvementée, des perles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillante, elle prit dans un buffet une serviette-éponge, et se frictionna du ventre à la tête comme si elle sortait du bain.

« Ainsi, repris-je, voilà ce que tu faisais dans la maison même où je te vois ! Et voilà ton métier ! Voilà la femme que j’aime !

— N’est-ce pas, tu n’en savais rien, innocent ?

— Moi ?

— Mais non. C’est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à Paris et à Buenos-Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi, tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pas marié, toi qui as quarante ans !

— J’avais oublié.

— Il avait oublié ! Il vient ici depuis deux mois, il me voit monter quatre fois par semaine à la petite salle…

— Tais-toi, Concha, tu me fais mal affreusement.

— À ton tour, donc ! Je me vengerai, Mateo, de ce que tu m’as fait ce soir, car tu agis méchamment, par une jalousie stupide, et je me demande de quel droit ! Car enfin qui es-tu pour me traiter ainsi ? Es-tu mon père ? non ! Es-tu mon mari ? non ! Es-tu mon amant… ?

— Oui ! je suis ton amant ! je le suis !

— Vraiment ! tu te contentes de peu ! »

Elle éclata de rire.

J’avais pâli de nouveau.

« Concha, mon enfant, dis-moi, parle-moi, tu en as un autre ? Si tu es à quelqu’un, Je te jure que je te quitte. Tu n’as qu’un mot à dire.

— Je suis à moi, et je me garde. Je n’ai rien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez riche pour m’acheter à moi-même.

— Mais ces hommes, ces deux hommes qui étaient là tout à l’heure…

— Quoi encore ? Est-ce que je les connais ?

— C’est bien vrai ? Tu ne les connais pas ?

— Mais non, je ne les connais pas ! Où veux-tu que je les aie vus ? Ce sont des Inglés qui sont venus avec un guide d’hôtel. Ils partent demain pour Tanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.

— Et ici ? ici même ?

— Voyons, regarde : est-ce une chambre ? cherche dans toute la maison : y a-t-il un lit ? Enfin tu les as vus, Mateo. Ils étaient habillés comme des mannequins, le chapeau sur la tête et le menton sur la canne. Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale pareil quand je n’ai pas un reproche à recevoir de toi. »

Elle se serait défendue plus mal encore, je crois que je l’aurais justifiée. J’avais un tel besoin de pardon ! Je ne craignais que de la voir avouer.

Une dernière question me torturait d’avance.

Je la posai tout tremblant :

« Et le Morenito ? … Concha, dis-moi la vérité. Cette fois, je veux savoir. Jure-moi que tu ne me cacheras rien, que tu me diras tout s’il y a quelque chose. Je t’en supplie, ma petite enfant !

— Le Morenito ? Il était dans mon lit ce matin. »

Je restai un moment sans conscience, puis mes bras se refermèrent sur elle, et je l’étreignis ne sachant moi-même si je voulais l’étouffer, ou la ravir à quelqu’un d’imaginaire.

Elle le comprit, et tout en riant, elle s’écria :

« Lâche-moi ! lâche-moi, Mateo. Tu es dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans un accès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où tu es ! Je vais t’expliquer… Mon pauvre ami, il n’y a pas de quoi trembler comme tu le fais, je t’assure.

— Tu crois ?

— Le Morenito habite avec ses deux sœurs. Mercédès et la Pipa. Elles sont pauvres ; pour elles et leur frère, il n’y a qu’un lit, et qui n’est pas large. Aussi depuis qu’il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées, après leurs huit heures de danse, et elles envoient le petit aux voisines. Cette semaine, maman fait l’Adoration perpétuelle à la paroisse ; elle n’est pas là quand je suis au lit ; alors Mercédès m’a demandé si j’avais une place pour son frère et je lui ai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t’inquiéter. »

Je la regardais sans répondre.

« Oh ! reprit-elle, si c’est encore cela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas plus que ses sœurs, tu sais. Crois-m’en sur parole. C’est à peine s’il m’embrasse quatre ou cinq fois avant de dormir, et puis je lui tourne le dos, comme si nous étions mariés. »

Elle tira son bas sur sa cuisse droite et ajouta sans se hâter :

« Comme si j’étais avec toi. »

L’inconscience, la hardiesse ou la rouerie de cette femme, car je ne savais à quoi m’en tenir, achevaient d’égarer tous mes sentiments, hors celui de la souffrance morale. J’étais encore plus malheureux qu’irrésolu : mais malheureux à pleurer.

Je la pris sur mes genoux, très doucement. Elle se laissa faire.

« Mon enfant, lui dis-je, écoute-moi. Je ne peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Il faut que tu me parles en toute franchise et peut-être pour la dernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore un jour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plus jamais. Est-ce cela que tu veux, Conchita ? »

Elle répondit, et d’un ton si nouveau qu’il me semblait entendre une autre femme :

« Don Mateo, vous ne m’avez jamais comprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je me refusais à vous, quand au contraire c’est moi qui vous aime et qui vous veux pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fábrica. Est-ce vous qui m’avez abordée ? Est-ce vous qui m’avez emmenée ? Non. C’est moi qui ai couru après vous dans la rue, qui vous ai entraîné chez ma mère, et retenu presque de force tant j’avais peur de vous perdre. Et le lendemain… vous rappelez-vous aussi ? Vous êtes entré. J’étais seule. Vous ne m’avez même pas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil, le dos tourné à la fenêtre… Je me suis jetée sur vous, j’ai pris votre tête avec mes mains, votre bouche avec ma bouche et, — je ne vous l’avais jamais dit, — mais j’étais toute jeune alors et c’est pendant ce baiser, Mateo, que j’ai senti fondre en moi le plaisir pour la première fois de ma vie… J’étais sur vos genoux, comme maintenant… »

Je la serrai dans mes bras, brisé d’émotion. Elle m’avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme elle voulait.

« Je n’ai jamais aimé que vous, poursuivit-elle, depuis cette nuit de décembre où je vous ai vu en chemin de fer, comme je venais de quitter mon couvent d’Avila. Je vous aimais d’abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux si brillants et si tendres qu’il me semblait que toutes les femmes avaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j’ai pensé à ces yeux-là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce que vous êtes bon. Je n’aurais pas voulu lier ma vie à celle d’un homme égoïste et beau, car vous savez que je m’aime trop moi-même pour accepter de n’être heureuse qu’à moitié. Je voulais tout le bonheur et j’ai vu bien vite que si je vous le demandais, vous me le donneriez.

— Mais alors, mon cœur, pourquoi ce long silence ?

— Parce que je ne me contente pas de ce qui suffit à d’autres femmes. Non seulement je veux tout le bonheur, mais je le veux pour toute ma vie. Je veux vous épouser, Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne m’aimerez plus. Oh ! ne craignez rien : nous n’irons pas à l’église, ni devant l’alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège les amours sincères, et j’irai en paradis avant bien des femmes mariées. Je ne vous demanderai pas de m’épouser publiquement parce que je sais que cela ne se peut pas… Vous n’appellerez jamais doña Concepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l’horrible bouge où nous sommes, devant tous les Inglés qui ont passé là… »

Et elle éclata en larmes.

« Concepcion, mon enfant, disais-je bouleversé, calme-toi. Je t’aime. Je ferai ce que tu voudras.

— Non, cria-t-elle avec un sanglot. Non, je ne le veux pas ! C’est une chose impossible ! Je ne veux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyez, maintenant, c’est moi qui n’accepte plus votre générosité. Mateo, nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand-chose : seulement une petite maison à moi quelque part près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rien à vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel, avec ma virginité que je vous ai gardée contre tous. »

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Nouveau départ 

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Fut-ce piratage ou négligence ? Mon blog s’est bloqué : impossible d’ajouter de nouveaux articles ; impossible d’intégrer de nouvelles images et de nouveaux enregistrements. Pour le débloquer et lui rendre vie,  il a fallu tout réinitialiser, tout reprendre à zéro. Si un avais été plus prévoyant ou plus savant,  j’aurais probablement pu me débrouiller autrement, mais ce qui est fait est fait.

J’ai des archives, quelque part, mais elles ne sont pas utilisables telles quelles.  Je les remettrai en ligne peu à peu. On doit également trouver des articles en ligne sur Paperblog et peut-être des enregistrements sur Itunes ou Blubbry mais je crains, pour ces derniers, qu’ils ne disparaissent vite…

Allez ! Foin de tout cela ! Repartons gaillardement !

attention et inattention

Attention et inattention

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Essayant de me souvenir d’un propos que m’avait tenu K. au sujet d’une feuille à la forme curieuse qui lui avait été donnée, j’ai découvert que je me souvenais de notre conversation, du fait qu’elle m’avait parlé de cette feuille et me l’avait montrée mais que j’étais en revanche incapable de me rappeler le contenu de ses paroles.
De la feuille elle-même, je me souviens. Je sais que ma représentation n’est pas tout à fait exacte mais je crois avoir su capter ce qui, à mes yeux, en était l’essentiel : sa couleur générale, sa forme, et les taches bleues qui apparaissaient ça et là, le long des nervures, dessinant comme un réseau urbain.
De la feuille, de me souviens mais non des mots de l’aimée, alors que c’est à ces mots que je croyais accorder mon attention, beaucoup plus qu’à la feuille.
Il y a quelque chose de mystérieux dans ce si peu de prise que nous avons – que j’ai, à tout le moins – sur cette faculté d’attention qui pourtant, parce qu’elle paraît toute mentale, semble être à notre main. “Soyez attentifs !” passons-nous notre temps à dire à nos enfants, alors même que nous sommes, en cette matière, si peu maîtres de nous-mêmes…
Connaissant (pour partie, dira K) mes défauts, j’essaie souvent d’être attentif, de me consacrer entièrement à ce que je fais, d’être, comme disait paraît-il Gurdjieff à sa fille, conscient à chaque instant de ce que je pense, sens, désire et fais. Mais je sais parfaitement que je n’y arrive pas. Une attention parfaite est constamment en éveil, toujours ouverte à l’irruption de l’instant nouveau ; la mienne, trop souvent, se répète qu’il faut rester attentif, agissant comme ce malheureux qui regarde le doigt quand le sage lui montre la lune.
Et c’est ainsi que l’attention m’est connue. Par petits bouts. Par instants. Par petites îles isolées au milieu de l’océan. Par petits éclats qui, ça et là, sortent du magma de l’oubli, illuminant de loin en loin mon chemin – comme le feraient, sur une feuille à la forme bizarre, les taches bleues du souvenir.
Charles Roger

Histoire de Charles-Roger

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Lorsqu’elle avait une trentaine d’années, mon arrière grand-mère, Henriette, qui avait passé son enfance et sa jeunesse dans son Ariège natale puis qui, à 18 ans, avait émigré avec ses parents en Argentine, était revenue depuis peu en France et travaillait, comme couturière et un peu dame de compagnie, dans une grande famille dotée d’un grand nom.

Elle eut, probablement avec un des fils de cette famille, un enfant : Charles-Roger. Et soit qu’elle n’aimât pas son père, soit que ce père n’aimât pas Henriette, soit encore que les convenances et le milieu aient interdit que les choses n’aillent plus loin, le père ne reconnut pas l’enfant et Henriette, mon arrière grand-mère, confia son fils à l’Assistance publique.

Quelques années plus tard, mon arrière grand-mère se maria et eut deux enfants légitimes et reconnus : ma grand-mère et son frère.

Il m’est difficile d’imaginer la désolation qui devait régner dans le cœur de Charles-Roger, dont l’enfance et la jeunesse s’écoulèrent dans l’abandon, et qui ne connut que bien plus tard, et furtivement, sa mère, silhouette s’éloignant de la caserne où il séjournait.

Il m’est difficile d’imaginer le déchirement que dut vivre et porter, tout au long de sa vie, Henriette, mon arrière grand-mère, qui s’était séparée de son enfant premier et qui ne le revit jamais, sinon de loin.

Mais je me dis aussi que ce fut certainement une épreuve et un poids, une souffrance, pour ma grand-mère et son frère, que cette absence, ce manque, ce déchirement, qui devait grand béer dans le cœur de leur mère et qu’ils devaient certainement ressentir.

Ils étaient les légitimes, les enfants reconnus du couple, mais il devait y avoir, dans les yeux de leur mère, à chaque fois qu’ils se posaient sur eux, la trace d’un pincement, d’un regret, d’un remord, contre elle-même d’abord évidemment tourné mais qui probablement, devait parfois se muer en reproche et en accusation : qui étaient-ils, eux, les légitimes, pour avoir entièrement capté l’amour d’une mère, en dépouillant de cet amour leur frère, le premier, l’aîné, laissé seul au monde ?

Je suis certain que ma grand-mère et son frère ont, toute leur vie, ressenti ce lien brisé au fond d’eux-mêmes, qu’ils ont profondément souffert de la mise en cause radicale que devait susciter l’amour incomplet, cabossé, meurtri, de leur mère, et que, dans le silence des secrets de famille, ils ont transmis ce mal-être à leurs propres enfants.

Et sans doute ces enfants l’ont-ils transmis aux leurs.

Merci, Anne-Chantal, d’avoir levé le voile.

PS : Revenu aux documents, je corrige mon récit :

Henriette n’a pas confié son fils à l’Assistance publique. Elle l’a confié à sa mère, qui l’a elle-même confié à une nourrice, chez laquelle il a été élevé pendant quelques mois. Puis le paiement de la nourrice n’étant plus assuré, la nourrice l’a confié à l’Hospice Saint-Vincent de Paul. C’est alors qu’il prend le statut d’orphelin.

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Irène Curie et Frédéric Joliot (à propos d’un portrait réalisé par Henri Cartier-Bresson)

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Avec leurs habits noirs, leur tête penchée, leur mains refermées l’une sur l’autre, leurs yeux las, on croirait voir des paysans surpris dans la tristesse et le malaise d’un jour de deuil.

Mais il s’agit d’Irène Curie et de Frédéric Joliot. Dix ans avant, ils ont, l’un et l’autre, reçu le prix Nobel. Ils sont des savants mondialement célèbres et respectés, des gloires nationales. Et voilà qu’il affichent, devant l’appareil du photographe venu tirer leur portait, un visage et une attitude emplie de gène et d’humilité.

De centaines de photos exposées au fil des murs de l’exposition que le CNAC Georges Pompidou consacre actuellement à Henri Cartier-Bresson, c’est la seule qui m’ait touché. Mais elle illustre, à elle seule, le talent du photographe qui sut, d’un regard, capter tant d’émotion.

2013-07-14-courses

Courses de chevaux à Jersey

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C’était à Jersey, le 14 juillet 2013.

C’était jour de courses, en ce « Bastille Day », et nous avions traversé l’île pour aller au champ de courses, aux Landes, entre la plage de Plemont et la baie de Saint-Ouen.

Entre les courses, les queues se formaient devant les guichets des divers bookmakers qui affichaient sur un tableau la cote changeante des différents chevaux. Pendant les courses, c’était le ton extraordinaire du commentateur qui faisait vibrer la foule.

PS : cet article a été « podcastisé » le 6 avril 2015.

2012-07-20-Tour-de-France

La caravane du Tour de France

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C’était à Souillac, et, ce jour là, le Tour de France traversait la ville, traçant sa route de Toulouse à Brive.

Nous ne vîmes ni les coureurs, ni les puissants, mais seulement la caravane, avec ses annonces, sa sono, ses hauts-parleurs d’où jaillissaient des cris et de la musique, les dizaines de voitures et chars multicolores remplis de pom-pom girls qui jetaient à la foule massée sur les trottoirs mille babioles qui, attrapées (et plus encore, ratées) devenaient des trophées.