Le matin des magiciens

Aurore à Porquerolles

C’est à ma mère, qui était très friande de ces choses-là, et qui fut l’une des premières abonnées à Planète, malgré un mari, mon père, qui était, lui, l’incarnation du rationalisme (mais cependant l’un et l’autre s’étaient rencontrés, plus et aimés, ce qui montre qu’ils n’étaient pas bornés mais au contraire conscients de leurs limites, curieux chacun de l’autre et heureux d’aller au-delà d’eux-mêmes) ; c’est à mère que je dois d’avoir précocement découvert, lu et aimé Le matin des magiciens, ce livre sulfureux publié en 1960 par Louis Pauwels et Jacques Bergier.

Sulfureux, il l’est devenu, à cause notamment du parcours de Louis Pauwels. Mais dès sa parution, ce livre débordant, qui nous promène des Mayas aux Rose-Croix, de la science soviétique aux monastères médiévaux, de la cybernétique aux nazis, et qui met continuellement en scène des personnages venus de tous les temps et de tous les lieux, dans un feu d’artifice permanent qui fait éclater tous les cadres, qui dissout toutes les frontières classiquement élevées entre la science et la magie, la chimie et l’alchimie, l’histoire et la fiction ; ce livre fut justement critiqué pour son manque de rigueur et de sérieux, l’utilisation superficielle et parfois malhonnête des faits, idées et citations exposées, ses tendances ésotériques et presque conspirationnistes avant l’heure.

Mais on éprouvait un immense plaisir, une immense joie, à le lire, à se plonger dans l’extraordinaire érudition de ses auteurs, qui connaissaient (mais comment avaient-ils  fait ?) des milliers d’anecdotes, de théories,  de personnalités oubliées, et savaient, avec grâce, humour et cette sorte de clin d’oeil de qui partage avec nous un secret ; savaient tisser entre toutes ces choses si éloignées, si différentes, si anachroniques, un chemin mystérieux et rempli de lumière, un fil d’Ariane qui donnait une apparence de sens au monde embrouillé. Et à suivre ce chemin, ces nouvelles rencontres avec des hommes remarquables (car Pauwels n’avait pas tout à fait oublié l’enseignement de Gurdjieff), on éprouvait le délicieux plaisir que devaient éprouver les servants des cultes à mystères, les initiés,  les éveillés.

Il était délicieux de dépasser les cadres traditionnels des disciplines et de la chronologie pour embrasser, comme un nouveau Pic de la Mirandole, une connaissance universelle des choses. Et même si les auteurs abusaient du raccourci, du cherry peeking, et du présupposé constant au gré duquel la vérité était ailleurs, on était ébloui par toutes les fenêtres que ce livre ouvrait sur le monde : les lignes de Nazca, la science-fiction, l’informatique, Oppenheimer, l’Atlantide, le culte du cargo, les livres de John Buchan, tout cela était pour la première fois exposé et rendu accessible.

Dans la France un peu coincée (certes moins qu’aujourd’hui) des années 1960, Le matin des magiciens, où se mêlaient mysticisme et   vénération de la science, antirationalisme et modernité, fut une bouffée d’air.

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