crise

Imaginer l’après


Dans le recueil d’interventions paru sous le titre Vivre dans un monde en crise, Jiddu Krishnamurti parle longuement de la pensée. De sa grandeur mais surtout de ses limites ou plutôt de ses biais, avec cette tendance, qui lui est naturelle et structurelle, de figer la perception des choses, des événements, des êtres, à leur état passé, et son incapacité à saisir la nouveauté.


En ces jours où chacun s’interroge sur ce que pourrait être, sur ce que devrait être le monde d’après le coronavirus, il faut garder cette idée, et la garder en abyme : notre pensée, notre langage, nos mots, structurent le monde, ce qui est à la fois très utile et indispensable ;  mais ils le structurent en fonction du passé, ce qui nous rend le plus souvent impuissants et comme nouveaux-nés face au jaillissement, forcément imprévu, de la réalité présente. Et quand bien même cette faiblesse aurait été saisie et prise en compte que, figée en une pensée mécanique par l’acte même de la pensée, elle se sclérose et il faut s’en dessaisir immédiatement pour à nouveau pouvoir saisir la fluidité des choses et leur irréductible nouveauté.


Peut-être faut-il d’abord se laisser pénétrer par les choses : renoncer, dans un premier temps, à cette envie galopante que nous avons de théoriser, de tenter des explications, de proposer des solutions – toutes ces manières d’étouffer les choses sous les mots – pour simplement ouvrir les yeux, tendre l’oreille, prêter attention.

Être là, seulement là, attentifs à ce qui se passe, sans ni refaire l’histoire, ni prétendre écrire des scénarios pour demain.

Être là pour saisir ce qui nous arrive, dans toutes ses dimensions, dans toutes ses acceptions, sans le filtre des mots, des croyances, des colères, des espoirs et des craintes ; être là et prêter attention.


Et maintenant, le passage lu :

Peut-il y avoir observation sans l’observateur qui est le passé ? Puis-je vous regarder, regarder ma femme, mon ami, mon voisin sans être encombré de l’image que j’ai tissée tout au long de nos relations ? Puis-je vous regarder sans faire intervenir tout cela ? Est-ce possible ? Vous m’avez blessé, vous avez dit des choses déplaisantes à min propos, vous avez colporté de scandaleuses rumeurs sur moi – j’ai peur que ce soit le cas mais, peu importe, les rumeurs bonnes ou mauvaises se valent. Puis-je vous regarder sans être encombré de tous ces souvenirs ? Autrement dit, puis-je vous regarder sans l’interférence de la pensée qui a mémorisé l’insulte, la blessure ou la flatterie ?

Puis-je regarder un arbre sans avoir une connaissance de cet arbre ? Puis-je écouter le murmure de cette rivière qui serpente sans la nommer, l’identifier, sans dire que ce son est produit par elle – simplement écouter la beauté de son murmure ? En êtes-vous capable ? Vous pouvez sans doute écouter la rivière, contempler la montagne sans calcul, mais êtes-vous capable de vous regarder réellement avec toutes ces accumulations conscientes ou inconscientes, de porter sur vous un regard vierge de toute trace de passé, un regard neuf ? Avez-vous déjà essayé ? Pardonnez-moi, je ne devrais pas dire “essayer”, le terme n’est pas correct. L’avez-vous déjà fait ? Avez-vous déjà regardé votre femme, votre petite amie ou compagnon, que sais-je, sans faire intervenir un seul souvenir du passé ? Dans ce cas vous constatez que la pensée est répétitive, mécanique alors que la relation ne l’est pas. ; et vous découvrez que l’amour n’est pas le produit de la pensée et qu’il n’existe pas un amour divin et un amour humain. Il n’existe que l’amour. Vous suivez ?

Notre vie se fonde sur la pensée, sur l’ensemble du mécanisme de la pensée, sur l’ensemble du mécanisme des mots dont nous nous servons pour écrire un roman, par exemple. La pensée existe-t-elle s’il n’y a pas de mots ?Ou bien l’esprit est-il à ce point esclave des mots qu’il ne puisse pas voir le mouvement de la pensée sans les mots ? C’est-à-dire puis-je, ou plutôt l’esprit peut-il observer ce que je suis, tout ce qui me constitue, sans faire appel au mot ? Observer ce que je suis sans me livrer à des associations – l’association étant le mot, la mémoire, le souvenir – de sorte que j’apprends sur moi-même sans faire appel au souvenir, sans cette accumulation de savoir en tant qu’expérience de la colère, de la jalousie, de l’antagonisme ou de la soif de pouvoir. Donc, puis-je voir – ne disons pas “je” -, l’esprit peut-il se regarder sans utiliser le mot ? Car le mot est le penseur, le mot est l’observateur.

Maintenant, pour se regarder aussi clairement et aussi lucidement, l’esprit doit être extraordinairement libre de tout attachement, qu’il s’agisse d’une conclusion qui est une image ou de tout principe ou idée qui est le produit de la pensée et assemblé au moyen de mots, de phrases et de concepts. Il doit être délivré de tout le processus de la peur et du plaisir. Une telle perception est en soi la forme la plus haute de la discipline – discipline désignant le fait d’apprendre et non de se conformer à quelque chose. Etes-vous capable de suivre tout cela ?

 

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Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu (Simone Weil)

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Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’Amour de Dieu est un petit texte écrit par Simone Weil au début de la Deuxième guerre mondiale. Il est consacré à l’attention, faculté dont la formation « est le but véritable et presque l’unique intérêt des études », dit ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, parle des nombreuses vertus, enfin, de son apprentissage. Pour Simone Weil, l’attention est faite de veille, de vigilance légère, de mise en alerte de l’esprit ; il est, en cela, une préparation à l’attente de Dieu que constitue, au fond, la prière.

L’attention n’est pas la concentration, avec laquelle elle est si souvent confondue. Elle est même, d’une certaine façon, son contraire : « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même, à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. […] Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. ».

L’attention est disponibilité, ouverture : « Il y a pour chaque exercice scolaire une manière spécifique d’attendre la vérité avec désir et sans se permettre de la chercher. Une manière de faire attention aux données d’un problème de géométrie sans en chercher la solution, aux mots d’un texte latin ou grec sans en chercher le sens, d’attendre, quand on écrit, que le mot juste vienne de lui-même se placer sous la plume en repoussant seulement les mots insuffisants. ».

Ainsi entendue, l’attention est toujours bénéfique, et les efforts d’attention toujours récompensés : « Si on cherche avec une véritable attention la solution d’un problème de géométrie, et si, au bout d’une heure, on n’est pas plus avancé qu’en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu’on le sente, sans qu’on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l’âme. ».

Cette lumière dans l’âme, c’est la capacité de saisir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on les pense, telles qu’elles existent et non telles qu’on les cherche ou qu’on les voudrait. Elle est, en cela, une forme de l’amour.

Et puis il y a ces deux phrases extraordinaires : « Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés mais attendus. Car l’homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s’il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté. ».


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PS : on l’aura compris : l’illustration est la démonstration graphique de la première identité remarquable : (a + b)² = a² + 2ab + b²

attention et inattention

Attention et inattention

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Essayant de me souvenir d’un propos que m’avait tenu K. au sujet d’une feuille à la forme curieuse qui lui avait été donnée, j’ai découvert que je me souvenais de notre conversation, du fait qu’elle m’avait parlé de cette feuille et me l’avait montrée mais que j’étais en revanche incapable de me rappeler le contenu de ses paroles.
De la feuille elle-même, je me souviens. Je sais que ma représentation n’est pas tout à fait exacte mais je crois avoir su capter ce qui, à mes yeux, en était l’essentiel : sa couleur générale, sa forme, et les taches bleues qui apparaissaient ça et là, le long des nervures, dessinant comme un réseau urbain.
De la feuille, de me souviens mais non des mots de l’aimée, alors que c’est à ces mots que je croyais accorder mon attention, beaucoup plus qu’à la feuille.
Il y a quelque chose de mystérieux dans ce si peu de prise que nous avons – que j’ai, à tout le moins – sur cette faculté d’attention qui pourtant, parce qu’elle paraît toute mentale, semble être à notre main. “Soyez attentifs !” passons-nous notre temps à dire à nos enfants, alors même que nous sommes, en cette matière, si peu maîtres de nous-mêmes…
Connaissant (pour partie, dira K) mes défauts, j’essaie souvent d’être attentif, de me consacrer entièrement à ce que je fais, d’être, comme disait paraît-il Gurdjieff à sa fille, conscient à chaque instant de ce que je pense, sens, désire et fais. Mais je sais parfaitement que je n’y arrive pas. Une attention parfaite est constamment en éveil, toujours ouverte à l’irruption de l’instant nouveau ; la mienne, trop souvent, se répète qu’il faut rester attentif, agissant comme ce malheureux qui regarde le doigt quand le sage lui montre la lune.
Et c’est ainsi que l’attention m’est connue. Par petits bouts. Par instants. Par petites îles isolées au milieu de l’océan. Par petits éclats qui, ça et là, sortent du magma de l’oubli, illuminant de loin en loin mon chemin – comme le feraient, sur une feuille à la forme bizarre, les taches bleues du souvenir.