20220118_090124

Un dépôt d’or pur (Simone Weil)


Dans une lettre à ses parents datée du 18 juillet 1943 (lettre qu’on trouvera plus bas dans son intégralité), Simone Weil parle de la certitude intérieure croissante qu’elle éprouve qu’il se trouve en elle un “dépôt d’or pur qui est à transmettre” ; que c’est un bloc massif, qui croît avec le temps et l’expérience, qui ne peut être distribué par petits morceaux ; que certains, autour d’elle, le sentent confusément, soulignent son intelligence mais se refusent cependant à l’effort d’attention qui permettrait de recevoir le bloc tout entier ; alors ils disent : “C’est très intéressant” et puis passent à autre chose.

Ce passage (lu dans l’enregistrement joint) est étonnant et énigmatique ; de quoi parle-t-elle ?

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Ecrits-de-Londres-et-dernieres-lettres.jpg.

Les esprits mystiques, au premier rang desquels Marie-Madeleine Davy*, voient dans ce passage une sorte de Coming out, de confession spirituelle dans laquelle Simone Weil tenterait d’expliquer à sa mère (car c’est à elle que ce propos précisément s’adresse) la conviction d’avoir trouvé au fond d’elle-même, de son intériorité, le trésor de lumière, la transparence, la flamme, Dieu. Compte tenu de la personnalité de Simone Weil, de ses convictions, un tel aveu aurait du sens. Mais il serait bien impudique venant de la si pudique Simone Weil, qui n’a pas l’habitude des grandes démonstrations, surtout dans ces matières. Et pourquoi est-ce à sa mère que cet aveu serait destiné ?

Deux semaines plus tard, le 4 août 1943, Simone Weil revient sur ce même sujet dans une autre lettre à ses parents mais elle le fait dans un passage un peu décousu, relatif aux fous, qui n’éclaire pas beaucoup notre lanterne même si peut-être y transparaît, plus sans doute que la première fois, un certain désespoir :

Quand j’ai vu Lear ici, je me suis demandé comment le caractère intolérablement tragique de ces fous n’avait pas sauté aux yeux des gens (y compris les miens) depuis longtemps. Leur tragique ne consiste pas dans les choses sentimentales qu’on dit parfois à leur sujet ; mais en ceci :

En ce monde, seuls des êtres tombés au dernier degré de l’humiliation, loin au-dessous de la mendicité, non seulement sans considération sociale, mais regardés par tous comme dépourvus de la première dignité humaine, la raison – seuls ceux-là ont en f ait la possibilité de dire la vérité. Tous les autres mentent.

Dans Lear, c’est frappant. Même Kent et Cordelia atténuent, mitigent, adoucissent, voilent la vérité, louvoient avec elle, tant qu’ils ne sont pas forcés ou de la dire ou de mentir carrément.

Je ne sais pas ce qu’il en est des autres pièces, que je n’ai ni vues ni relues ici (sauf 12th Night). Darling M., si tu relisais un peu Sh. avec cette pensée, tu y verrais peut-être des aspects nouveaux.

L’extrême du tragique est que, les fous n’ayant ni titre de professeur ni mitre d’évêque, personne n’étant prévenu qu’il faille accorder quelque attention au sens de leurs paroles – chacun étant d’avance sûr du contraire, puisque ce sont des fous – leur expression de la vérité n’est même pas entendue. Personne, y compris les lecteurs et spectateurs de Sh. depuis quatre siècles, ne sait qu’ils disent la vérité. Non des vérités satiriques ou humoristiques, mais la vérité tout court. Des vérités pures, sans mélange, lumineuses, profondes, essentielles.

Est-ce aussi le secret des fous de Velasquez ? La tristesse dans leurs yeux est-elle l’amertume de posséder de la vérité, d’avoir, au prix d’une dégradation sans nom, la possibilité de la dire, et de n’être entendus par personne ? (sauf Velasquez). Cela vaudrait la peine de les revoir avec cette question.

Darling M., sens-tu l’affinité, l’analogie essentielle entre ces fous et moi – malgré l’École, l’agrégation et les éloges de mon « intelligence » ?

Ceci est encore une réponse sur « ce que j’ai à donner ».

École, etc., sont dans mon cas des ironies de plus.

On sait bien qu’une grande intelligence est souvent paradoxale, et parfois extravague un peu…

Les éloges de la mienne ont pour but d’éviter la question : « Dit-elle vrai ou non ? » Ma réputation d’« intelligence » est l’équivalent pratique de l’étiquette de fous de ces fous. Combien j’aimerais mieux leur étiquette !

L’or pur, ici, est celui de la vérité, des “vérités pures, sans mélange, lumineuses, profondes, essentielles.” C’est la vérité que détiennent et clament les fous des pièces de Shakespeare, qu’on refuse de prendre au sérieux du fait de leur folie – comme, dit Simone Weil, on refuse de considérer la vérité de ses propos à elle du fait de son intelligence, de ses études, de son statut d’intellectuelle.

Mais à nouveau de quels propos parle-t-elle ? De quoi devrait on dire : “Dit-elle vrai ou non ?”

Introduisant le colloque de Cerisy organisé en 2017 sur le thème “Simone Weil, réception et transposition”, Robert Chenavier reprenait le propos de Simone Weil sur le bloc d’or et y voyait une métaphore de la philosophie, cette matière qui, comme l’or, exige un travail de purification pour être produite, et qui ne peut être convenablement reçue et comprise que par un effort véritable d’attention. Et dans la mesure où, au fond, l’objet de la philosophie est la vérité, il s’agit effectivement moins d’une oeuvre de création que d’une oeuvre de restauration, d’un dépôt à transmettre ; un dépôt d’or dont la mine est elle inépuisable.

Je reste néanmoins stupéfait par les mots employés. Quelle assurance ou quel orgueil de parler de dépôt d’or pur. A moins qu’il ne s’agisse de cette humilité folle des croyants et des mystiques qui pensent n’être que les dépositaires, les passeurs, d’une vérité dont ils ne sont que les gardiens.

Le 24 août 1943, quelques semaines après cet échange de lettres, Simone Weil meurt. Elle meurt de tuberculose mais aussi d’une sous-alimentation qu’elle semble avoir choisie.

A la lumière de ce choix désespéré, on pourrait lire dans les mots de la lettre du 18 juillet – lire aussi a minima – l’expression non pas d’un regret mais du constat désabusé d’une jeune femme expliquant que si elle restée seule dans sa vie, c’est parce que nul n’a voulu la considérer, l’accepter, la recevoir, l’embrasser dans son entièreté, son authenticité. Une telle interprétation fleur bleue peut choquer et colle mal à l’image de sainte combattante, bien éloignée d’une midinette, qu’on a de Simone Weil ; mais s’agissant de la réponse d’une fille à sa mère qui lui disait probablement (mais on n’a pas la lettre) qu’elle avait quelque chose à donner, à offrir, elle ne serait pas totalement absurde. Il ne s’agit d’ailleurs pas (pas du tout !) pour Simone Weil d’une lamentation sur son pauvre sort mais plutôt d’une justification, d’une défense et illustration de ses choix de vie fondamentaux : dans l’amour de Dieu, Simone a trouvé cette capacité à embrasser la totalité et à être entièrement aimée que l’amour humain ne connaît pas.

Je crois que ces trois interprétations peuvent être partiellement et simultanément retenues.


18 juillet 43

Darlings,
Votre description du séjour a Bethlehem, dans votre dernière lettre, m’a fait à la fois beaucoup de peine et beaucoup de plaisir. Beaucoup de peine a cause de la chaleur et autres inconforts ; je vous voudrais tellement environnés seulement de bien-être à tous égards ! En même temps je suis très heureuse que vos lettres ne soient pas des berquinades, où vous ne laisseriez apparaître de votre Vie que le rose. Quand les couleurs sont mélangées, on sent que c’est vrai, et on se sent vraiment proches à travers les lettres.

Le plaisir m’a été fourni, bien entendu, par les passages concernant Sylvie. Jamais vous ne pouvez me donner trop de détails sur elle ; je ne m’en lasse pas. Vous n’imaginez pas ce que c’est pour moi. Je suis heureuse à la fois en pensant à elle et aux joies brèves, mais pures, qu’elle vous a données. J’aimerais seulement qu’elle ait un lieu de promenades dénué de petites filles en rang d’oignon.

Aucune des circonstances actuelles de sa vie ne semble devoir l’orienter du côté « Marie en goudron » . Je suis heureuse aussi que les A. et les Révérends vous fassent un milieu humain sympathique. Amitiés de ma part à tous. Que la petite sache que je pense à elle, ne l’oublie pas, et souhaite très vivement que le bien spirituel qu’elle désire lui vienne un jour d’une manière authentique.

Darling M., tu crois que j’ai quelque chose a donner. C’est mal formulé. Mais j’ai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante qu’il se trouve en moi un dépôt d’or pur qui est à transmettre. Seulement l’expérience et l’observation de mes contemporains me persuade de plus en plus qu’il n’y a personne pour le recevoir.

C’est un bloc massif. Ce qui s’y ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croît, il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.
Pour le recevoir, il faudrait un effort. Et un effort, c’est tellement fatigant !

Certains sentent confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit d’émettre quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout à fait satisfaite. Après quoi, quand on m’écoute ou me lit, c’est avec la même attention hâtive qu’on accorde a tout, en décidant intérieurement d’une manière définitive, pour chaque petit bout d’idée à mesure qu’il apparaît : « je suis d’accord avec ceci », « je ne suis pas d’accord avec cela », « ceci est épatant », « cela est complètement fou » (cette dernière antithèse est de mon patron). On conclut : « C’est très intéressant », et on passe à autre chose. On ne s’est pas fatigué.

Qu’attendre d’autre ? je suis persuadée que les chrétiens les plus fervents parmi eux ne concentrent pas beaucoup davantage leur attention quand ils prient ou lisent l’Évangile.

Pourquoi supposer que c’est mieux ailleurs ? J’ai déjà connu quelques-uns de ces ailleurs.

Quant à la postérité, d’ici qu’il y ait une génération avec muscle et pensée, les imprimés et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.

Cela ne me fait aucune peine. La mine d’or est inépuisable.

Quant a l’inefficacité pratique de mon effort d’écrire, dès lors qu’on ne m’a pas confié la tâche que je désirais, ça ou autre chose… (je ne peux pas d’ailleurs me représenter pour moi la possibilité d’autre chose).

Voilà.

Votre rencontre éventuelle avec Antonio est maintenant la pensée qui m’occupe le plus. Mais il ne faut pas trop y compter, crainte de déception. Je ne sais toujours rien à ce sujet.

Au revoir, darlings. Je vous embrasse mille fois.

Simone.


* Marie-Madeleine Davy, L’homme intérieur et ses métamorphoses, Albin Michel 2005, p. 175

20191020_141601_2

Ayn Rand : La grève (Atlas shrugged)


Si l’on met à part les 70 pages, statiques et un peu indigestes, du manifeste radiophonique de John Galt, La grève (Atlas shrugged) d’Ayn Rand, est un roman passionnant, l’extraordinaire portrait d’une Amérique dystopique et bien-pensante qui, a force de pseudo altruisme et de vraie hypocrisie, serait, dans les années cinquante, entrée en décadence. Et l’on suit, sur plus de 1300 pages, les efforts de Dagny Taggart, femme d’affaires courageuse et héroïque, pour insuffler dynamisme et renouveau à cette société qui, rejetant l’argent, le profit, la compétition et l’innovation au profit d’une mauvaise conscience prétendument emplie de bienveillance, devient un marshmallow informe que les entrepreneurs, privés du fruit de leur travail et interdits d’entreprendre, décident de boycotter pour ne plus prêter main-forte au saccage.

C’est une caricature, outrée et abusivement simplificatrice dans la description des problématiques, des choix et des solutions possibles, mais on ne peut qu’être fasciné par cette description rageuse, vitriolée, d’un pays qui, ayant renoncé par paresse et couardise à ses valeurs originelles de progrès et de conquête, s’engoncerait progressivement dans une sorte de socialo-molassonnerie et perdrait ainsi sa science, sa technologie, son industrie.

C’est un livre puissant, intelligent et bien mené, qui développe une critique complète et cohérente de l’antilibéralisme, dépeint comme une idéologie destructrice, hypocrite, mortifère, malfaisante et peut-être même maléfique. Et cette description est, en dépit de ses faiblesses et outrances, d’autant plus fascinante et dérangeante qu’on peut, à chaque page, trouver trace, écho ou racine de comportements qui, 70 ans plus tard (le livre date de 1957) sont tellement passés dans les mœurs et les pratiques communes qu’on ne les remarque plus. Et au fond de tout cela, une ode joyeuse à la vie, à l’amour, à l’audace, à la femme, à l’homme, à la création et au génie humains, et une critique tout aussi radicale du bouddhisme, du christianisme, de la notion de pêché originel, de tous les mysticismes et de toutes les constructions mentales et idéologiques qui, sous couvert d’altruisme et de défense des faibles, s’attaquent finalement à l’humanité de l’homme.

Le monde et l’idéologie d’Ayn Rand, son humanisme et son athéisme radicaux, sont exactement contraires à ceux de Franck Capra et il y a d’ailleurs, dans La grève, un chapitre qui a probablement été conçu par la scénariste qu’était Ayn Rand comme l’exact symétrique du Shangri-La de Horizons perdus, tout comme la superbe héroïne du livre, Dagny Taggart, est, dans son énergie et son tempérament, l’exact contraire de la modération et de l’altruisme chers aux personnages de films de Franck Capra.

Ce que dénonce Ayn Rand, c’est la perversité d’une idéologie qui, en prétendant faire de l’altruisme la valeur suprême, en prétendant donner à chacun selon ses besoins et non selon ses mérites, casse les ressorts intimes de l’action, ce qui non seulement rend impossible l’atteinte des objectifs mais génère une pensée malfaisante parce imbibée de mauvaise foi et générant de la mauvaise conscience.

Alors, bien sûr, le discours d’Ayn Rand est-il un hymne débridé à l’argent, au dollar et à la recherche égoïste du profit ; bien sûr sa philosophie est-elle scandaleusement industrialiste, productiviste et totalement déconnectée de nos préoccupations écologiques et planétaires ; bien sûr, est elle l’auteure favorite de Donald Trump, l’héroïne des Libertariens, et probablement l’égérie des Qanons ; il n’empêche : La grève est un monument qui permet de jeter un regard neuf et acéré sur nos travers les plus intimes.


Et maintenant, l’extrait lu, dans une traduction, due à Pierre-Louis Boitel, différente de celle que je lis et qu’on doit à Sophie Bastide-Foltz.

« La pensée est la vertu première de l’homme, de laquelle toutes les autres découlent. Et son vice premier, la source de tous ses maux, est cet acte inqualifiable que vous pratiquez tous en refusant obstinément de l’admettre: la fuite, la suspension intentionnelle de la conscience, le refus de penser – non l’aveuglement, mais le refus de voir; non l’ignorance, mais le refus de savoir. C’est l’acte de ne pas concentrer votre esprit, de le noyer dans un brouillard intellectuel, afin de n’avoir pas à endosser la responsabilité de juger, et cet acte repose ultimement sur cette prémisse inavouable: que les choses cesseront d’exister si vous refusez de les identifier, que “A” ne sera pas “A” tant que vous ne l’aurez pas admis. « Ne pas penser est un acte nihiliste, un désir de nier l’existence, une tentative d’anéantissement de la réalité. Mais l’existence existe; la réalité est inébranlable, c’est elle qui détruit ceux qui la rejettent. En refusant de dire “Cela est”, vous refusez de dire “Je suis”. En suspendant votre jugement, vous reniez votre personne. Quand un homme déclare : “Qui suis-je pour savoir?”, il déclare : “Qui suis-je pour vivre?” « Voilà votre premier choix moral, à chaque instant et en toute circonstance : la pensée ou la non pensée, l’existence ou la non-existence, A ou non A, la réalité ou le néant. « La tendance rationnelle d’un homme place la vie à l’origine de toute action. Sa tendance irrationnelle y place la mort. « Vous dîtes sottement que la morale est relative au contexte social et que l’homme pourrait s’en passer sur une île déserte – alors que c’est précisément sur une île déserte qu’il en aurait le plus besoin. Laissez-le claironner, votre Robinson, quand il n’y a pas de dupe à exploiter, qu’un rocher peut servir de maison et un tas de sable de vêtements, que la nourriture va lui tomber toute cuite dans le bec, qu’il pourra moissonner demain en consommant son stock de semences aujourd’hui ; la réalité aura vite fait de le dresser, comme il le mérite. La réalité lui montrera que la vie est une valeur à conquérir et que la pensée est nécessaire à cette conquête. « Si j’utilisais votre langage, je dirais qu’il n’y a qu’un commandement moral: “Tu penseras”. Mais un “commandement moral” est une contradiction dans les termes. Est moral ce qui est choisi, non ce qui est imposé ; ce qui est compris, non ce qui est aveuglément exécuté. Est moral ce qui est rationnel, et la raison ne reçoit pas d’ordres. « La morale dont je vous parle, celle qui se fonde sur la raison, se résume à un seul axiome : l’existence existe ; et à un seul choix: la vie. Tout le reste en découle. Pour vivre, l’homme doit tenir trois valeurs en haute estime : la raison, l’intentionnalité et l’estime de soi. La raison, comme son seul moyen de connaissance ; l’intentionnalité, comme son choix en faveur du bonheur que ce moyen doit lui permettre d’atteindre ; l’estime de soi, comme la certitude inébranlable que son esprit est capable de penser et qu’il est digne d’être heureux, ce qui signifie : digne de vivre. Ces trois valeurs sont la base de toutes les vertus humaines, qui sont elles-mêmes liées à l’existence et à la conscience. Ces vertus sont la rationalité, l’indépendance, l’intégrité, l’honnêteté, la justice, la productivité et la fierté.

« La rationalité est la reconnaissance du fait que l’existence existe, que rien ne peut modifier la réalité et que rien ne doit supplanter l’acte de la percevoir, c’est-à-dire l’acte de penser ; que la raison est notre seul juge des valeurs et notre seul guide d’action ; que la raison est un absolu qui n’admet pas de compromis ; que la moindre concession à l’irrationnel détruit la conscience en la détournant de la perception des faits de la réalité au profit de leur falsification ; que la foi, loin d’être un raccourci vers la connaissance, n’est qu’un court-circuit qui détruit l’esprit, que l’acceptation d’une allégation mystique est un désir d’annihilation de l’existence qui concrètement, dévaste la conscience.

« L’indépendance est la reconnaissance du fait que vous êtes responsables de votre jugement et que rien ne peut vous y soustraire ; que personne ne peut penser à votre place, de même que personne ne peut vivre à votre place ; que le plus destructeur, le plus méprisable abaissement est d’accepter de subordonner votre esprit à celui d’un autre, de reconnaître son autorité sur votre cerveau, de considérer ses assertions comme des faits, ses affirmations comme des vérités, ses ordres comme des intermédiaires entre votre conscience et votre existence.

« L’intégrité est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier votre conscience, de même que l’honnêteté est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier l’existence : que l’homme est une entité indivisible de matière et de conscience, et qu’on ne peut opérer aucune séparation entre son corps et son esprit, entre son action et sa pensée, entre sa vie et ses convictions ; que, tel un juge incorruptible, il ne peut sacrifier ses convictions aux désirs d’autrui, quand bien même l’humanité entière l’en supplierait ou le menacerait ; que le courage et l’assurance sont des nécessités pratiques, le courage étant la façon concrète de vivre une existence véridique, de vivre dans la vérité, et l’assurance la façon concrète d’être véridique vis-à-vis de sa propre conscience.

« L’honnêteté est la reconnaissance du fait que l’irréel est irréel et qu’il ne peut avoir aucune valeur, que ni l’amour, ni la gloire, ni l’argent ne sont des valeurs s’ils sont obtenus frauduleusement ; que toute tentative d’obtenir une valeur en abusant l’esprit des autres revient à placer vos dupes dans une position plus élevée que celle qu’ils méritent, à encourager leur aveuglement, leur refus de penser et leur fuite devant la réalité, et à faire de leur intelligence, leur rationalité et leur perception, des ennemis à fuir et à redouter ; que vous devez refuser de vivre dans la dépendance, surtout quand il s’agit de dépendre de la bêtise d’autrui, ou comme un idiot qui cherche à prospérer en faisant l’idiot ; l’honnêteté n’est pas un devoir social, ni un sacrifice au bénéfice d’autrui, mais la plus profondément égoïste des vertus que l’homme puisse pratiquer : son refus de renoncer à la réalité de sa propre existence au profit de la conscience égarée des autres.

« La justice est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez tricher avec la nature humaine, de même que vous ne pouvez falsifier les lois de l’univers; que vous devez juger chaque homme aussi consciencieusement que vous jugeriez un objet inanimé, dans le même respect incorruptible de la vérité, par un processus d’identification et d’analyse strictement rationnels ; que chaque homme doit être jugé pour ce qu’il est et traité en conséquence; que, de même que vous achetez moins cher un morceau de fer rouillé qu’un lingot l’or, vous avez moins d’estime pour un bon à rien que pour un héros; que votre jugement moral est la monnaie avec laquelle vous rémunérez les hommes pour leurs vertus et leurs vices, et que ce paiement exige de vous la même conduite irréprochable que celle que vous adoptez lors de vos transactions financières; que vous devez tenir les vices des hommes pour méprisables, et admirer leurs vertus; que laisser d’autres soucis prendre le pas sur celui de la justice revient à dévaluer votre monnaie morale, corrompre le bien en faveur du mal, car une défaillance de la justice affaiblit toujours le bien et renforce toujours le mal ; que la banqueroute morale consiste à accepter que les hommes soient punis pour leurs vertus et récompensés pour leurs vices ; qu’enfin la disparition de la justice mène à l’effondrement, à la dépravation complète et à ce culte de la mort qu’est la consécration de la conscience à la destruction de l’existence.

« La productivité est votre acceptation de la moralité, la reconnaissance du fait que vous choisissez de vivre; que le travail productif est le processus par lequel la conscience de l’homme entretient sa vie, un processus perpétuel et intentionnel d’acquisition de la connaissance et de transformation de la nature, de matérialisation des idées, d’imprégnation de ses propres valeurs dans le monde; que tout travail est créatif s’il est issu d’un esprit pensant et non de la répétition stupide d’une routine que d’autres lui ont enseigné ; qu’il vous appartient de choisir votre travail, dans un champ de possibilités aussi étendu que votre esprit même, car rien de plus ne vous est possible et rien de moins n’est digne d’un humain; que chercher à exercer des emplois qui dépassent vos capacités ferait de vous un automate stressé gaspillant son temps et son énergie ; de même que vous complaire dans un métier qui n’exige pas que vous donniez le meilleur de vous-même, serait freiner vos élans et vous fourvoyer tout autant : car ce serait oublier que votre travail est le processus par lequel vous réalisez vos valeurs, et que perdre l’ambition de réaliser vos valeur, c’est renoncer à vivre ; ce serait oublier que si votre corps est une machine, c’est à votre esprit de le guider, aussi loin qu’il le pourra, avec la réussite comme objectif ; qu’un homme sans but est une barque à la dérive prête à être broyée par le premier rocher venu, qu’un homme qui ne développe pas son esprit est une machine en panne vouée à la rouille, qu’un homme qui laisse autrui décider de son destin n’est qu’un déchet qu’on amène au tas d’ordures ; qu’un homme qui fait des autres son but est un auto-stoppeur sans destination qu’aucun conducteur ne devrait jamais prendre ; que votre travail est le but de votre vie et que vous devez écarter à l’instant tous ceux qui prétendent avoir des droits dessus, que chaque valeur que vous pouvez trouver ailleurs que dans votre travail, amour ou admiration, ne doit être partagée qu’avec ceux que vous choisissez, et qui poursuivent les mêmes buts que vous en toute indépendance.

« La fierté est la reconnaissance du fait que vous êtes vous-même votre plus haute valeur et que, comme toutes les valeurs de l’homme, celle-ci doit être méritée, que la construction de votre propre personnalité est la condition préalable à toute réussite ; que votre caractère, vos actes, vos désirs, vos émotions émanent de votre esprit ; que, de même que l’homme doit produire les biens matériels nécessaires à sa vie, il doit acquérir les traits de caractère qui donnent de la valeur à cette vie ; que, de même que l’homme est un autodidacte dans le domaine matériel, il est un autodidacte dans le domaine spirituel ; que vivre exige une certaine estime de soi, mais que l’homme, qui n’a pas de valeurs innées, n’a pas non plus de fierté innée : il doit la construire en façonnant son âme à l’image de son idéal moral, celle de l’Homme avec un grand “H”, cet être rationnel qu’il est fait pour devenir, s’il le veut ; que la condition nécessaire à l’estime de soi est cet amour-propre rayonnant d’une âme qui désire ce qu’il y a de meilleur dans tous les domaines, matériels ou intellectuels, une âme qui aspire par dessus tout à sa propre perfection morale, ne plaçant rien au dessus d’elle ; et que la preuve de votre estime de vous-mêmes est votre répugnance et votre révolte contre le rôle d’animal sacrificiel, contre l’odieuse impertinence de tout credo qui propose d’immoler cette valeur irremplaçable qu’est votre conscience et cet incomparable trésor qu’est votre existence en faveur de la fuite aveugle et de la pourriture intellectuelle qu’on vous propose à la place.”


En illustration, le mécanisme, un peu rouillé mais beau, d’une pompe près de la pyramide de Couhard, à Autun.

20200725_190112~2.jpg

La servitude volontaire (ou l’optimisme de La Boétie)


A la fin de son Discours sur la servitude volontaire, Etienne de La Boétie a l’intuition de ce que la servitude est non pas seulement acceptée, ni même désirée, du fait d’une ruse ou d’une subtilité machiavélique des puissants qui instilleraient ce faux désir en nous, mais qu’elle est consciemment voulue et construite par nous, pour servir nos propres intérêts. Nous n’aimons pas la servitude parce qu’on nous aurait fait croire que nous l’aimions, parce que des méchants nous auraient jeté un sort, mais plus simplement, beaucoup plus trivialement, parce que nous espérons bien tirer notre épingle du jeu et en avoir profit.

Et encore pêche-t-il sans doute par optimisme, ne voyant pas que le tyran si facilement montré du doigt n’est le plus souvent au fond qu’une projection de nos propres désirs, une créature que, comme celles du Solaris, de Stanislas Lem, nous avons nous-mêmes fait surgir du néant, bâtie de nos propres fantasmes.

Il existe des tyrans, il existe des chaînes, il existe de la cruauté. Mais le plus souvent, ce que nous désignons ainsi n’est que l’émanation de nous-même, une chose que nous nourrissons en nous et que nous désignons comme autre par abus de langage : cette société de consommation et de pillage, de dévastation et de salissure, elle ne descend pas du ciel ; nous la fomentons, nous la pérennisons par chacun de nos achats, par chacune de nos actions, par notre comportement quotidien. Ce  pouvoir de l’argent, que serait-il si nous n’aspirions nous-mêmes à en avoir plus et à l’utiliser ? Qui est Satan, sinon l’incarnation de notre propre avidité, de notre propre jalousie, de notre propre méchanceté ?  

Dans Matrix, des machines dominent le monde et jettent sur les hommes un voile d’illusion grâce auquel elles les manipulent. Mais la réalité est tout le contraire : les dieux, les maîtres, les démons, ne sont pas les marionnettistes ; ils sont nos créatures, sorties tout entières de notre esprit et placées par nos soins sur le trône.

C’est en cela que les choses sont difficiles. Il ne suffit pas, comme dans la vision matrixielle et complotiste du monde, de se débarrasser des méchants pour que le bien advienne. Les méchants ne sont qu’une projection ; c’est en nous que le mal vit et prospère.

Réalisant cela, Etty Hillesum écrit le 23 septembre 1942 que rien ne pourra  être fait si l’on ne commence par soi-même, si l’on ne se corrige d’abord soi-même

Je ne vois pas d’autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il n’est déjà.

Mais le peut-on vraiment ? Peut-on vraiment extirper de nous toutes ces émotions, toutes ces colères, tous ces sentiments ancrés au fond de notre humanité ? Peut-on vraiment ne plus être ces êtres déchirés, ces enfants nés de la Chute ?

Je crois plutôt qu’il faut apprendre à faire avec. Et c’est un chemin difficile, car c’est un chemin sans chemin, seulement une attention qui ne demande rien aux autres et tout à soi : des devoirs, non des droits, comme disait Simone Weil.


Et maintenant, le texte lu, dans la traduction de Charles Teste publiée par l’Université de Chacoutimi :

J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains il en est bien moins de ceux qui échappèrent au danger par le secours de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection. Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. Comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une pareille chaîne, d’amener à lui tous les Dieux. De là venait l’accroissement du pouvoir du sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. C’est ainsi qu’au dire des médecins, bien qu’en notre corps rien ne paraisse gâté, dès qu’en un seul endroit quelque tumeur se manifeste, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse : pareillement, dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins perdus de réputation, qui ne peuvent faire mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ardente ambition et d’une notable avarice se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. Ainsi sont les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres pourchassent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent ; et bien qu’il y ait entre eux des rangs et des prééminences et que les uns ne soient que les valets et les autres les chefs de la bande, à la fin il n’y en a pas un qui ne profite, si non du principal butin, du moins du résultat de la fouille. Ne dit-on pas que non seulement les pirates Ciliciens se rassemblèrent en si grand nombre qu’il fallut envoyer contre eux le grand Pompée ; mais qu’en outre ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités dans les havres desquelles revenant de leurs courses, il se mettaient en sûreté, donnant en échange à ces villes une portion des pillages qu’elles avaient recélés.

C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis : mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des coins de bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers.


La photo est celle d’une chaîne brisée qu’on peut voir sur la place du Panthéon, à Paris.

20180809_084244

“Ce que le courage du pêcheur doit au rocher battu par la mer”


Dans La nature, qu’il publie en 1836, Ralph Waldo Emerson proclame la sympathie, les résonnances, les correspondances – le lien profond unissant l’homme à la nature, qui fait qu’il se retrouve en elle et qu’il se perçoit, en son plus intime, comme une partie d’elle.

Le texte commence comme un poème, comme une ode à la jouissance d’être en communion avec la Création :

“Dans les bois, nous revenons à la raison et à la foi. Là, je sens que rien ne peut m’arriver dans la vie, ni disgrâce, ni calamité (mes yeux m’étant laissés) que la nature ne puisse réparer. Debout sur le sol nu, la tête baignée par l’air joyeux et soulevée dans l’espace infini, tous nos petits égoïsmes s’évanouissent. Je deviens une pupille transparente ; je ne suis rien, je vois tout ; les courants de l’Être universel circulent à travers moi ; je suis une partie ou une parcelle de Dieu.

À chaque instant, comme dans les Correspondances, de Charles Baudelaire, le monde nous fait signe, nous entoure et nous rassure de sa familiarité; nous sommes avec lui à tu et à toi :

“Le plus grand plaisir que procurent les champs et les bois est la secrète relation qu’ils suggèrent entre l’homme et les végétaux. Je ne suis pas seul et inconnu. Ils me font signe, et moi de même. Le balancement des branches dans la tempête est nouveau pour moi et ancien. Cela me prend par surprise et pourtant ne m’est pas inconnu.”

Cette perception de l’unité du monde, ce sentiment océanique dont parlaient Romain Rolland et Sigmund Freud, se traduit par l’amour de la beauté, d’une beauté qui ne peut être captée que par accident, dans un esprit d’insouciance, d’innocence :

“Les prestiges du jour, la rosée du matin, l’arc-en-ciel, les montagnes, les vergers en fleurs, les étoiles, les clairs de lune, les reflets sur une eau calme et toutes choses semblables, si elles sont trop ardemment pourchassées, deviennent de simples spectacles et se jouent de nous par leur irréalité. Quittez votre maison pour aller voir la lune et ce n’est que clinquant ; elle n’aura pas l’agrément qu’elle offre lorsque sa lumière brille sur un voyage commandé par la nécessité.”

Et d’un autre côté pourtant, c’est mêlée à l’humain que la beauté trouve son expression la plus haute, parce que – on croirait lire François Cheng – “la présence d’un élément plus spirituel est, à proprement parler, essentielle à la perfection de la beauté“, ou encore : “La beauté est la marque que Dieu appose sur la vertu.”

La beauté du monde, qui est une expression de l’univers, qui est “le héraut de la bonté intérieur et éternel”, est aussi un guide, une école : “Toutes les choses auxquelles nous avons affaire nous prêchent.”

“On ne peut douter que ce sentiment moral qui parfume ainsi les airs, qui croît avec la plante et qui imprègne l’ensemble des eaux du monde, ne soit saisi par l’homme et ne s’absorbe profondément en son âme. L’influence morale de la nature sur chaque individu est cette profusion de vérités qu’elle illustre pour lui.

Qui en dira jamais tout le prix ? Qui saura deviner ce que le courage du pêcheur doit au rocher battu par la mer, combien la paix intérieure de l’homme s’inspire du ciel azuré, dans les profondeurs immaculées duquel les vents pourchassent sans relâche les noirs troupeaux des nuées d’orage, le laissant sans ride ni tache, ou jusqu’à quel point nous avons emprunté notre industrie, notre prévoyance et nos affections à la contemplation des bêtes sauvages ?”.

Nous ne sommes pas fils de la nature ; nous en sommes frères :

“Le monde procède du même esprit que le corps de l’homme. C’est une incarnation de Dieu plus ancienne et inférieure, une projection de Dieu dans le non-conscient. Mais il diffère du corps en un point important. Il n’est pas, comme ce dernier, assujetti à la volonté humaine. Son ordre serein nous demeure inviolable. Par conséquent, il est pour nous le commentaire actuel de l’esprit divin. C’est un point fixe grâce auquel nous pouvons mesurer le chemin parcouru.”.

Le chemin parcouru ! Il s’agit bien de cela ! c’est de la Chute, en fait, qu’il s’agit, de la ruine du Tao, et de notre incapacité croissante à nous sentir chez nous dans le monde :

“A mesure que nous dégénérons, le contraste entre nous et notre demeure se fait plus évident. Nous sommes aussi extérieurs à la nature que nous sommes étrangers à Dieu. Nous ne comprenons pas le chant des oiseaux. Le renard et le daim s’enfuient à notre vue ; l’ours et le tigre nous mettent en pièces.”

Ce divorce avec la nature est un divorce avec nous-mêmes :

“La raison pour laquelle le monde manque d’unité et gît brisé et en morceaux, c’est que l’homme est séparé d’avec lui-même. Il ne peut pas étudier la nature tant qu’il ne satisfait pas à toutes les exigences de l’esprit. L’amour lui est tout aussi nécessaire que la faculté de percevoir. En fait, aucun de deux ne peut atteindre la perfection sans l’autre”.



Le texte lu est extrait du chapitre 5 : Discipline. En voici la version originale :

This ethical character so penetrates the bone and marrow of nature, as to seem the end for which it was made. Whatever private purpose is answered by any member or part, this is its public and universal function, and is never omitted. Nothing in nature is exhausted in its first use. When a thing has served an end to the uttermost, it is wholly new for an ulterior service. In God, every end is converted into a new means. Thus the use of commodity, regarded by itself, is mean and squalid. But it is to the mind an education in the doctrine of Use, namely, that a thing is good only so far as it serves; that a conspiring of parts and efforts to the production of an end, is essential to any being. The first and gross manifestation of this truth, is our inevitable and hated training in values and wants, in corn and meat.

It has already been illustrated, that every natural process is a version of a moral sentence. The moral law lies at the centre of nature and radiates to the circumference. It is the pith and marrow of every substance, every relation, and every process. All things with which we deal, preach to us. What is a farm but a mute gospel? The chaff and the wheat, weeds and plants, blight, rain, insects, sun, — it is a sacred emblem from the first furrow of spring to the last stack which the snow of winter overtakes in the fields. But the sailor, the shepherd, the miner, the merchant, in their several resorts, have each an experience precisely parallel, and leading to the same conclusion: because all organizations are radically alike. Nor can it be doubted that this moral sentiment which thus scents the air, grows in the grain, and impregnates the waters of the world, is caught by man and sinks into his soul. The moral influence of nature upon every individual is that amount of truth which it illustrates to him. Who can estimate this? Who can guess how much firmness the sea-beaten rock has taught the fisherman? how much tranquillity has been reflected to man from the azure sky, over whose unspotted deeps the winds forevermore drive flocks of stormy clouds, and leave no wrinkle or stain? how much industry and providence and affection we have caught from the pantomime of brutes? What a searching preacher of self-command is the varying phenomenon of Health!

Herein is especially apprehended the unity of Nature, — the unity in variety, — which meets us everywhere. All the endless variety of things make an identical impression. Xenophanes complained in his old age, that, look where he would, all things hastened back to Unity. He was weary of seeing the same entity in the tedious variety of forms. The fable of Proteus has a cordial truth. A leaf, a drop, a crystal, a moment of time is related to the whole, and partakes of the perfection of the whole. Each particle is a microcosm, and faithfully renders the likeness of the world.

Not only resemblances exist in things whose analogy is obvious, as when we detect the type of the human hand in the flipper of the fossil saurus, but also in objects wherein there is great superficial unlikeness. Thus architecture is called “frozen music,” by De Stael and Goethe. Vitruvius thought an architect should be a musician. “A Gothic church,” said Coleridge, “is a petrified religion.” Michael Angelo maintained, that, to an architect, a knowledge of anatomy is essential. In Haydn’s oratorios, the notes present to the imagination not only motions, as, of the snake, the stag, and the elephant, but colors also; as the green grass. The law of harmonic sounds reappears in the harmonic colors. The granite is differenced in its laws only by the more or less of heat, from the river that wears it away. The river, as it flows, resembles the air that flows over it; the air resembles the light which traverses it with more subtile currents; the light resembles the heat which rides with it through Space. Each creature is only a modification of the other; the likeness in them is more than the difference, and their radical law is one and the same. A rule of one art, or a law of one organization, holds true throughout nature. So intimate is this Unity, that, it is easily seen, it lies under the undermost garment of nature, and betrays its source in Universal Spirit. For, it pervades Thought also. Every universal truth which we express in words, implies or supposes every other truth. Omne verum vero consonat. It is like a great circle on a sphere, comprising all possible circles; which, however, may be drawn, and comprise it, in like manner. Every such truth is the absolute Ens seen from one side. But it has innumerable sides.

The central Unity is still more conspicuous in actions. Words are finite organs of the infinite mind. They cannot cover the dimensions of what is in truth. They break, chop, and impoverish it. An action is the perfection and publication of thought. A right action seems to fill the eye, and to be related to all nature. “The wise man, in doing one thing, does all; or, in the one thing he does rightly, he sees the likeness of all which is done rightly.”


Les queues de lapin illustrant ce papier sont porquerollaises. Je les ai photographiées un matin d’août 2018 dans la plaine Notre-Dame.


Les extraits en français sont tirés de la belle traduction de Patrice Oliete Loscos publiée aux éditions Allia.

montreuil

Monsieur Madeleine et la conscience


Quand Jean Valjean, devenu Monsieur Madeleine, bienfaiteur et maire de Montreuil-sur-Mer, apprend qu’un innocent va être condamné pour ses propres crimes, il abandonne tout pour aller se dénoncer.

C’est ce passage que je lis.

Pourquoi agit-il ainsi ? Il a, pendant des nuits, agité cette décision dans son esprit : c’est qu’en face de l’innocence de l’innocent, il y a Fantine et Cosette, qui de lui ont besoin, et qui sans lui resteront dans la nuit.

Il choisira de les sauver. – de sauver ce qui peut être sauvé – mais de se dénoncer d’abord pour que Champmathieu soit libéré.

Pourquoi le fait-il ? Il ne suffit pas de répondre : “par honnêteté”, “par conscience”, ou “parce que c’est ce qu’il doit faire”, comme si prononcer ces mots ou les penser suffisait à éclairer les choses. L’œil qui est dans la tombe et regarde Caïn n’est pas si facile à comprendre. Car si vraiment la voix de la conscience était irrépressible, si l’on ne pouvait se dérober à ses injonctions, il n’y aurait aucun mérite à la suivre ; elle s’imposerait à nous. Or, elle ne s’impose pas. La conscience parle  – on peut l’appeler Dieu – et nous pouvons l’écouter ou faire la sourde oreille ; c’est l’épreuve initiatique de la liberté.

Monsieur Madeleine pourrait ne pas écouter sa conscience et il aurait mille bonne raisons de le faire. Et pas seulement des raisons égoïstes. La conscience, ce n’est pas les autres contre soi, comme on le croit parfois, en simplifiant ; c’est autre part que court la ligne de faille. Ça n’est pas non plus – faut-il le préciser ? – la loi, la morale, les bonnes mœurs, l’intérêt, et encore moins ce que, dans un  étrange oxymoron, on appelle parfois “bonne conscience“. La conscience transcende tout cela et s’en fiche comme de colin-tampon. La conscience, c’est, par construction, ce qui transcende toutes les règles, toutes les apparences, toutes les excuses, tous les faux-semblants et les faux-fuyants derrière lesquels nous nous réfugions ordinairement pour nous épargner le fardeau de la liberté ; la conscience, c’est l’exercice de la liberté.

C’est pourquoi être renvoyé à sa conscience peut être si pénible, si douloureux, si déstabilisant : on ne peut plus s’abriter au fond de jolies phrases, de mots préfabriqués ou de postulats venus d’on ne sait où ; on se retrouve nu, fort seulement de tous nos savoirs, de toutes nos impressions, de toutes nos intuitions, nu et en même temps totalement souverain.

C’est paradoxalement dans cet air de totale liberté que règne le devoir, qui est un autre nom de la conscience, le devoir qui est ce que je dois faire quand rien d’autre ne me force à le faire, quand je suis totalement libre de ne pas le faire. Le devoir qui, remarque Simone Weil, dans un monde où je ne puis avoir aucune certitude sur le fait que les autres respecteront mes droits, la justice et le bien, est mon seul moyen d’action : je ne puis être sûr de rien ; je peux seulement faire ma propre part.

C’est cela, la conscience, faire ma propre part, du mieux que je le puis, parce que c’est la seule chose qui ne dépende que de moi.

Et c’est ce que fait Monsieur Madeleine.


Et maintenant, le passage, constitué de la fin du chapitre 10 et du chapitre 11 du Livre VII :

Une rumeur éclata dans le public et gagna presque le jury. Il était évident que l’homme était perdu.

– Huissiers, dit le président, faites faire silence. Je vais clore les débats.

En ce moment un mouvement se fit tout à côté du président. On entendit une voix qui criait :

– Brevet, Chenildieu, Cochepaille ! regardez de ce côté-ci.

Tous ceux qui entendirent cette voix se sentirent glacés, tant elle était lamentable et terrible. Les yeux se tournèrent vers le point d’où elle venait. Un homme, placé parmi les spectateurs privilégiés qui étaient assis derrière la cour, venait de se lever, avait poussé la porte à hauteur d’appui qui séparait le tribunal du prétoire, et était debout au milieu de la salle. Le président, l’avocat général, M. Bamatabois, vingt personnes, le reconnurent, et s’écrièrent à la fois :

– Monsieur Madeleine !

C’était lui en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n’y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, étaient maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là.

Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l’auditoire un instant d’hésitation. La voix avait été si poignante, l’homme qui était là paraissait si calme, qu’au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire que ce fût cet homme tranquille qui eût jeté ce cri effrayant.

Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le président et l’avocat général eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l’homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s’était avancé vers les témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.

– Vous ne me reconnaissez pas ? dit-il.

Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête qu’ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour et dit d’une voix douce :

– Messieurs les jurés, faites relâcher l’accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L’homme que vous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis Jean Valjean.

Pas une bouche ne respirait. A la première commotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose de grand s’accomplit.

Cependant le visage du président s’était empreint de sympathie et de tristesse ; il avait échangé un signe rapide avec l’avocat général et quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s’adressa au public, et demanda avec un accent qui fut compris de tous :

– Y a-t-il un médecin ici ?

L’avocat général prit la parole :

– Messieurs les jurés, l’incident si étrange et si inattendu qui trouble l’audience ne nous inspire, ainsi qu’à vous, qu’un sentiment que nous n’avons pas besoin d’exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation, l’honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. S’il y a un médecin dans l’auditoire, nous nous joignons à monsieur le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure.

M. Madeleine ne laissa point achever l’avocat général. Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétude et d’autorité. Voici les paroles qu’il prononça ; les voici littéralement, telles qu’elles furent écrites immédiatement après l’audience par un des témoins de cette scène, telles qu’elles sont encore dans l’oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd’hui.

– Je vous remercie, monsieur l’avocat général, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur, lâchez cet homme, j’accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffît. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J’avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom ; je suis devenu riche, je suis devenu maire ; j’ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J’ai volé monseigneur l’évêque, cela est vrai ; j’ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux très méchant.

Toute la faute n’est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n’a pas de remontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à la société ; mais, voyez-vous, l’infamie d’où j’avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j’étais un pauvre paysan très peu intelligent, une espèce d’idiot ; le bagne m’a changé. J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l’indulgence et la bonté m’ont sauvé, comme la sévérité m’avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j’ai volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n’ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu ! monsieur l’avocat général remue la tête, vous dites : M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas ! Voilà qui est affligeant. N’allez point condamner cet homme au moins ! Quoi ! ceux-ci ne me reconnaissent pas ! Je voudrais que Javert fût ici. Il me reconnaîtrait, lui !

Rien ne pourrait rendre ce qu’il y avait de mélancolie bienveillante et sombre dans l’accent qui accompagnait ces paroles.

Il se tourna vers les trois forçats :

– Eh bien, je vous reconnais, moi ! Brevet ! vous rappelez-vous ?…

Il s’interrompit, hésita un moment, et dit :

– Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne ?

Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux pieds d’un air effrayé. Lui continua :

– Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute l’épaule droite brûlée profondément, parce que tu t’es couché un jour l’épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu’on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit Chenildieu.

Il s’adressa à Cochepaille :

– Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c’est celle du débarquement de l’empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche.

Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe ; la date y était.

Le malheureux homme se tourna vers l’auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l’ont vu sont encore navrés lorsqu’ils y songent. C’était le sourire du triomphe, c’était aussi le sourire du désespoir.

– Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.

Il n’y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateurs, ni gendarmes ; il n’y avait que des yeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait plus le rôle que chacun pouvait avoir à jouer ; l’avocat général oubliait qu’il était là pour requérir, le président qu’il était là pour présider, le défenseur qu’il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n’intervint. Le propre des spectacles sublimes, c’est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu’il éprouvait ; aucun, sans doute, ne se disait qu’il voyait resplendir là une grande lumière ; tous intérieurement se sentaient éblouis.

Il était évident qu’on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L’apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d’auparavant. Sans qu’il fût besoin d’aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d’un seul coup d’œil cette simple et magnifique histoire d’un homme qui se livrait pour qu’un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles se perdirent dans ce vaste fait lumineux.

Impression qui passa vite, mais qui dans l’instant fut irrésistible.

– Je ne veux pas déranger davantage l’audience, reprit Jean Valjean. Je m’en vais, puisqu’on ne m’arrête pas. J’ai plusieurs choses à faire. Monsieur l’avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra.

Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s’éleva, pas un bras ne s’étendit pour l’empêcher. Tous s’écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n’a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu’il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit :

– Monsieur l’avocat général, je reste à votre disposition.

Puis il s’adressa à l’auditoire :

– Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié, n’est-ce pas ? Mon Dieu ! quand je pense à ce que j’ai été sur le point de faire, je me trouve digne d’envie. Cependant j’aurais mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas.

Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d’être servis par quelqu’un dans la foule.

Moins d’une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu ; et Champmathieu, mis en liberté immédiatement, s’en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cette vision.


L’image, avec ces anges si sévères, si peu humains,  est une photo du portail de l’abbatiale Saint-Saulve, qui se trouve à deux pas de la mairie de Montreuil-sur-Mer – la mairie dont Monsieur Madeleine est le maire, dans Les Misérables, de Victor Hugo. Je l’avais photographiée un jour de promenade.

 

crise

Imaginer l’après


Dans le recueil d’interventions paru sous le titre Vivre dans un monde en crise, Jiddu Krishnamurti parle longuement de la pensée. De sa grandeur mais surtout de ses limites ou plutôt de ses biais, avec cette tendance, qui lui est naturelle et structurelle, de figer la perception des choses, des événements, des êtres, à leur état passé, et son incapacité à saisir la nouveauté.


En ces jours où chacun s’interroge sur ce que pourrait être, sur ce que devrait être le monde d’après le coronavirus, il faut garder cette idée, et la garder en abyme : notre pensée, notre langage, nos mots, structurent le monde, ce qui est à la fois très utile et indispensable ;  mais ils le structurent en fonction du passé, ce qui nous rend le plus souvent impuissants et comme nouveaux-nés face au jaillissement, forcément imprévu, de la réalité présente. Et quand bien même cette faiblesse aurait été saisie et prise en compte que, figée en une pensée mécanique par l’acte même de la pensée, elle se sclérose et il faut s’en dessaisir immédiatement pour à nouveau pouvoir saisir la fluidité des choses et leur irréductible nouveauté.


Peut-être faut-il d’abord se laisser pénétrer par les choses : renoncer, dans un premier temps, à cette envie galopante que nous avons de théoriser, de tenter des explications, de proposer des solutions – toutes ces manières d’étouffer les choses sous les mots – pour simplement ouvrir les yeux, tendre l’oreille, prêter attention.

Être là, seulement là, attentifs à ce qui se passe, sans ni refaire l’histoire, ni prétendre écrire des scénarios pour demain.

Être là pour saisir ce qui nous arrive, dans toutes ses dimensions, dans toutes ses acceptions, sans le filtre des mots, des croyances, des colères, des espoirs et des craintes ; être là et prêter attention.


Et maintenant, le passage lu :

Peut-il y avoir observation sans l’observateur qui est le passé ? Puis-je vous regarder, regarder ma femme, mon ami, mon voisin sans être encombré de l’image que j’ai tissée tout au long de nos relations ? Puis-je vous regarder sans faire intervenir tout cela ? Est-ce possible ? Vous m’avez blessé, vous avez dit des choses déplaisantes à min propos, vous avez colporté de scandaleuses rumeurs sur moi – j’ai peur que ce soit le cas mais, peu importe, les rumeurs bonnes ou mauvaises se valent. Puis-je vous regarder sans être encombré de tous ces souvenirs ? Autrement dit, puis-je vous regarder sans l’interférence de la pensée qui a mémorisé l’insulte, la blessure ou la flatterie ?

Puis-je regarder un arbre sans avoir une connaissance de cet arbre ? Puis-je écouter le murmure de cette rivière qui serpente sans la nommer, l’identifier, sans dire que ce son est produit par elle – simplement écouter la beauté de son murmure ? En êtes-vous capable ? Vous pouvez sans doute écouter la rivière, contempler la montagne sans calcul, mais êtes-vous capable de vous regarder réellement avec toutes ces accumulations conscientes ou inconscientes, de porter sur vous un regard vierge de toute trace de passé, un regard neuf ? Avez-vous déjà essayé ? Pardonnez-moi, je ne devrais pas dire “essayer”, le terme n’est pas correct. L’avez-vous déjà fait ? Avez-vous déjà regardé votre femme, votre petite amie ou compagnon, que sais-je, sans faire intervenir un seul souvenir du passé ? Dans ce cas vous constatez que la pensée est répétitive, mécanique alors que la relation ne l’est pas. ; et vous découvrez que l’amour n’est pas le produit de la pensée et qu’il n’existe pas un amour divin et un amour humain. Il n’existe que l’amour. Vous suivez ?

Notre vie se fonde sur la pensée, sur l’ensemble du mécanisme de la pensée, sur l’ensemble du mécanisme des mots dont nous nous servons pour écrire un roman, par exemple. La pensée existe-t-elle s’il n’y a pas de mots ?Ou bien l’esprit est-il à ce point esclave des mots qu’il ne puisse pas voir le mouvement de la pensée sans les mots ? C’est-à-dire puis-je, ou plutôt l’esprit peut-il observer ce que je suis, tout ce qui me constitue, sans faire appel au mot ? Observer ce que je suis sans me livrer à des associations – l’association étant le mot, la mémoire, le souvenir – de sorte que j’apprends sur moi-même sans faire appel au souvenir, sans cette accumulation de savoir en tant qu’expérience de la colère, de la jalousie, de l’antagonisme ou de la soif de pouvoir. Donc, puis-je voir – ne disons pas “je” -, l’esprit peut-il se regarder sans utiliser le mot ? Car le mot est le penseur, le mot est l’observateur.

Maintenant, pour se regarder aussi clairement et aussi lucidement, l’esprit doit être extraordinairement libre de tout attachement, qu’il s’agisse d’une conclusion qui est une image ou de tout principe ou idée qui est le produit de la pensée et assemblé au moyen de mots, de phrases et de concepts. Il doit être délivré de tout le processus de la peur et du plaisir. Une telle perception est en soi la forme la plus haute de la discipline – discipline désignant le fait d’apprendre et non de se conformer à quelque chose. Etes-vous capable de suivre tout cela ?

 

Mandel_zoom_05_tail_part

L’épaisseur du monde : la pensée écologique, de Timothy Morton


Dans son livre La pensée écologique, Timothy Morton décrit l’interconnexion des êtres, la densité et la constance de leurs interactions, l’imbrication fractale existant entre les créatures. C’est la prise de conscience de cette épaisseur irréductible du monde qu’il appelle la pensée écologique.

Cette imbrication est de chaque instant : chaque être, à tout moment, a besoin d’autres êtres pour exister et abrite, en son sein, des millions d’autres êtres – bactéries, parasites, microbes – qui lui sont nécessaires et qui grâce à lui existent ; elle est également inter-temporelle : les plantes et les animaux dont nous vivons se sont nourris d’une terre née elle-même de la lente décomposition de roches et d’animaux morts, nos ancêtres, dont les plus lointains représentants ont, de leurs restes, eux-mêmes forgé la roche sur laquelle nous marchons. Tout, dans ce monde, de l’amibe à l’or jailli des explosions d’étoiles, est indéfiniment recyclé dans la grande roue des choses.

On ne peut, dans ce brassage, distinguer de hiérarchie qui permettrait de désigner un acteur central : je peux bien prétendre être celui qui éternue mais on pourra également considérer que les virus que je projette ce faisant m’ont manipulé pour permettre leur propagation ; eux, comme moi, tiennent en effet à la pérennisation de leur être et à la perpétuation de leur espèce ; et eux comme moi sommes fondamentalement animés par un instinct de survie inscrit au cœur de nos gènes.

Symbioses et phénotypes, alimentation, déjections et décomposition tissent une toile entre les espèces, les corps, les générations, les règnes : tout est lié, tout participe, tout appartient au même vaisseau traçant sa course dans l’univers : nous sommes tous dans la meme galère ! Mais que tout soit lié ne signifie pas que tout soit rose ou amical : le lion et l’antilope interagissent par milles liens ; ils sont à bien des égards solidaires et embarqués dans la même arche interstellaire, mais le lion mange l’antilope. Ça n’est ni mal ni bien ni méchant ni gentil ; c’est simplement ainsi, parce que les dents du lion sont faites pour déchirer la chair, comme celles de l’homme sont faites pour autre chose que ruminer simplement de l’herbe. Là aussi est l’épaisseur du monde, dans la reconnaissance d’un tragique de la création qui fait que nous nous nourissons du corps vivant de l’autre : “Le Seigneur m’a dit de manger”, comme le chante tristement Marie Noël.

Le Seigneur m’a dit de manger, c’est la face sombre de la prise de conscience écologique. La face claire, c’est celle qui ressemble au jardin d’Eden tel qu’il était si mignonnement dessiné par Jean Effel : un paradis au sein duquel tous les créatures, aimantes et solidaires les unes des autres, jouissent ensemble du bonheur d’être, sous les yeux attendris du père éternel

La face sombre, c’est le monde d’après la Chute, d’après ce temps où, comme le remarquait Simone Weil, Eve a cédé à sa faim, ne s’est pas contentée de regarder mais a croqué la pomme : les créatures sont toujours aussi mignonnes et adorables mais elles se poursuivent, se chassent et se dévorent les unes les autres, parce qu’il faut bien vivre et que la course du monde repose sur les interactions – les déplaisantes comme les plaisantes – entre les espèces. Le vrai monde, celui qu’il faut sauver, est un monde complet et épais ; il n’est pas le monde de pacotille, mièvre et lisse, que raconte l’écologie des dessins animés.

Monde épais, monde visqueux, monde magnifique et terrible peuplé non seulement de gentils koalas et de jolies baleines mais aussi de cafards, de poux et de coucous, oiseaux tueurs des oeufs des autres. Et dans ce monde, qui est à prendre entièrement ou à laisser, nous sommes aussi, nous les humains, créatures autochtones et non pas importées, capables du sublime et du plus détestable, maillon aussi essentiel que les autres dans la longue chaîne des êtres. Nous sommes, nous aussi, le monde, et il faut faire avec.

L’épaisseur du monde, c’est la conscience d’une interaction difficile : tout est imbriqué dans ce jeu de billard à mille bandes où volent des effets-papillons et où les choix ne sont simples que pour ceux qui ne voient que la surface des choses. Tout est imbriqué, tout rétroagit, et ce n’est ni la joliesse, ni la mignonneté qui doivent guider les choix : le paradis perdu est perdu pour toujours ; nous ne le reconstruirons pas de sitôt ; c’est le monde d’après la Chute que nous devons sauver.

C’est ici que l’amour entre en scène. L’amour n’aime ni ne recherche la perfection ; l’amour aime des êtres pour ce qui vaut en eux d’être aimé mais les aime entièrement sans en rien retrancher ; l’amour aime les êtres dans leur épaisseur parce que c’est dans cette épaisseur qu’ils sont vrais, qu’ils existent, qu’ils sont corps et irréductiblement autres. Et l’amour est justement cette acceptation, non pas indifférente et réservée mais tendre et aimante, de cette altérité radicale. Aimer non pas un autre nous-mêmes comme le sont nos enfants mais un autre tout court, un vrai autre, en tant qu’il est autre.

L’amour est une écologie et l’écologie c’est cela : aimer le monde dans son épaisseur, en l’embrassant dans son entièreté.


PS : l’image en tête d’article représente une partie de l‘ensemble de Mandelbrot. Elle est tirée de l’article de Wikipedia consacré à cet ensemble.

PS 2 : Il y a un lien, qu’il faut approfondir, entre cette conscience de l’épaisseur et ce que fait surgir la bokeh.

PS 3 : On pourra litre et écouter des choses intéressantes sur ce livre dans :

PS 4 : Le texte que je lis figure en pages 64-65 du livre. C’est le début de la partie intitulée : Moins, c’est plus : penser le maillage, qui figure dans le chapitre Penser grand.

Course vers l'humanité

Course vers l’humanité


La nébuleuse d’Andromède, d’Ivan Efremov, décrit un monde futur dans lequel l’humanité, dont toutes les nations et tous les peuples se sont réconciliés et unifiés dans l’idéal communiste, explore l’univers et a lié contact, via le “Grand anneau”, avec d’autres intelligences et d’autres créatures. C’est cette histoire que, dans le passage que je lis, relate Véda Kong, ambassadrice de la terre auprès des autres peuples, dans un message qui traversera les espaces et le temps.

Bien que le monde dépeint ne soit pas exempt de défauts rédhibitoires (la terre a été en grande partie terraformée pour mieux se plier aux besoins de l’homme, qui la considère comme sienne), ce roman m’a toujours fasciné. Par son optimisme fondamental sur l’avenir des choses ; parce que l’humanité y apparaît comme partie à la découverte (découverte ; pas conquête) de l’univers dans de grands vaisseaux aux noms bouddhistes ; parce qu’elle est une, ayant aboli les conflits et les inégalités ; parce que le livre est traversé de portraits de femmes magnifiques dont le sublime est comme l’allégorie de cette humanité réconciliée avec elle-même ; et parce que la société qui y est dépeinte m’est toujours apparue comme un idéal, l’utopie à atteindre.

Le point qui m’a toujours le plus ému dans la description de cette société (qui n’a évidemment rien à voir avec la réalité de l’URSS stalinienne dans laquelle le roman fut écrit) est celui relatif au travail : 

Le développement de la cybernétique, science de l’autorégulation, une instruction poussée, une haute intellectualité, une bonne éducation physique de chaque individu permirent aux gens de changer de spécialité, d’apprendre rapidement d’autres professions et de varier à l’infini leur activité laborieuse en y trouvant de plus en plus de satisfaction.

Plus que la possibilité donnée à chacun de changer régulièrement de travail, ce sont les conditions nécessaires à cette possibilité qui m’enchantent : dans le monde dépeint, un directeur peut devenir mineur et être remplacé dans ses fonctions par un agriculteur ou un archéologue. Et cela non seulement parce qu’on reconnait à chacun la capacité de postuler à tout mais parce que le niveau de vie ne dépend pas de la profession et que tous les métiers sont également respectés et rémunérés.

C’est très précisément cela qui, depuis toujours, me fascine : l’idée d’une société qui, ayant reconnu que tous les métiers sont utiles et nécessaires, que tous participent à l’aventure et au bien communs, les honore également. A tous points de vue.

Je pensais à cela dans les soubresauts de ces dernières semaines : notre société et notre monde sont malades de l’inégalité et de l’irrespect qui règnent en leur sein et qui s’y pérennisent. Qu’est-ce que le contrat social quand les uns gagnent en un mois ce que les autres ne gagneront pas en dix ans et qu’au lieu de décroître l’échelle des revenus et des richesses s’accroît chaque jour un peu plus ? Même s’il n’y a rien de neuf dans ce phénomène, même s’il est tellement inscrit dans l’histoire, depuis des millénaires, qu’il en constitue l’alphabet et la B-A-BA, il ne peut que saper le lien social. Et notre lien social plus que tout autre. Après tout, que l’inégalité soit au fondement de la théocratie de l’ancienne Egypte, de la Russie des Tsars ou de l’Empire du Milieu, cela dégrade le système mais n’en constitue pas la négation. Mais quand un pays a pour devise “Liberté, égalité, fraternité“, cela est autre chose.

Mais il ne s’agit pas seulement de la France et de maintenant. Il s’agit de bien plus grave et de bien plus ancré : depuis le début des temps, c’est l’inégalité qui fait marcher nos sociétés comme le vide du moyeu permet à la roue de tourner. Cette inégalité qui est terrible pour ceux qui en sont les victimes, mais qui est terrible aussi, d’une autre manière, pour l’ensemble, car elle empoisonne les relations sociales comme un non-dit, un secret de famille, une malhonnêteté fondamentale dont l’ombre fausse tout.

L’inégalité entre les individus et les peuples empoisonne. Elle ronge. Comme ce remords qui pourrit le royaume du Danemark et qui empêche d’avancer. Elle empoisonne et emprisonne, inhibe et immobilise. Comment un effort peut-il être demandé quand il n’est pas équitablement partagé, justement supporté ou qu’il est demandé à un ensemble dont les uns ont tout et dont les autres n’ont rien ? Il ne le peut pas, justement ; il ne le peut pas vraiment. Chacun le sait et la parole reste en l’air, frappée d’une illégitimité radicale.

Course vers l’humanité

Le monde, notre maison commune,  va à la dérive. Nous le pillons, le salissons, le dégradons à petit et grand feux. Et dans cette dérive, nous faisons nos petites affaires et nos petits profits, sentant la catastrophe au profond de nous-mêmes mais l’oubliant presque aussitôt sentie.

Tout est à faire et tout est à reprendre ; tout est entre nos mains. Mais rien ne se fera si la société elle-même ne se réforme pas, ne réécrit pas son contrat social, si l’humanité ne se réconcilie pas avec elle-même, devenant enfin elle-même au bout de sa course. 

Dans le fil twitter d’Edgar Morin, je trouve cette pensée, que je reprends volontiers pour conclure : “Mais même à la dérive, il y a l’étoile polaire de l’amour qui me guide“.

spirale

Le désir et la nécessité


Dans le chapitre II de La République, dont je lis ici un extrait, Socrate, cherchant à savoir d’où vient l’injustice, raconte la naissance de la cité, l’histoire de ces hommes qui s’assemblent et se répartissent le travail pour mieux répondre à leurs besoins. Puis Glaucon étant intervenu pour remarquer que cette cité, fondée sur la nécessité, n’était guère plaisante, Socrate reprend son modèle et y ajoute les arts, le luxe, les loisirs, tout en notant que, dans cette recherche des biens allant au-delà des besoins, la ville perd sa simplicité, sa santé, et trouve probablement la cause de sa chute dans la guerre et l’injustice.

Il a raison, Socrate : la recherche du superflu, la poursuite du désir, est la cause de bien des maux, et peut-être de tous. Et pourtant, vouloir que l’homme se limite à ses besoins, c’est nier son humanité.

C’est toujours cette histoire de la fuite hors du Jardin d’Eden, qu’on trouve aussi  dans les mythes d’Epiméthée et de Prométhée, dans la Genèse judéo-chrétienne et, en Orient, dans l’Oeuvre complète, de Tchouang-Tseu : l’idée qu’à l’instant même où, prenant conscience de lui-même, l’homme se sépare du reste de la Création, il s’ouvre à la fois à l’élévation et à la chute, à la lumière et aux ténèbres. Or cette conscience et cette séparation naissent du désir, de la tentation – ils sont ce désir-même et cette tentation : c’est parce que l’homme désire qu’il chute et, ayant chuté, il se retrouve désirant, toujours en quête d’autre chose, toujours insatisfait.

Le désir, c’est fondamentalement le fait de ne pas se contenter de ce qui est nécessaire, de vouloir autre chose que ce dont on a strictement besoin.  Vouloir plus, vouloir mieux – et cela dans tous les domaines, dans toutes les dimensions. Socrate parle à ce propos du luxe et des courtisanes, de la cuisine et des bijoux, mais il évoque aussi l’art et la musique, auxquels on pourrait ajouter la philosophie et la religion. Car la recherche de la vérité et du beau, l’appel du transcendant et du spirituel expriment tout autant, et sans doute plus, une aspiration à autre chose qu’un simple contentement de l’être.

Nés du désir, nous sommes des êtres désirants. C’est ce désir ancré en nous qui nous pousse à l’envie et à l’avidité, qui fait de nous des prédateurs et des êtres sauvages, qui nous rend agressifs et jaloux, et possessifs et égoïstes. Mais c’est ce désir aussi qui tourne nos yeux vers le ciel et les étoiles, qui fait de nous des hommes, des êtres aspirant à un au-delà de nous mêmes.

Il y a, dans le stoïcisme, dans certaines sagesses orientales, dans certaines façons, augustiniennes ou platoniciennes peut-être, de lire les Evangiles, un rejet absolu du désir considéré comme l’essence du mal. Et qui suit ces conceptions doit nier ses désirs, les refouler, les sublimer, s’interdire d’en avoir – quitte (mais ça n’est pas du jeu), à les rebaptiser quand ils sont là : “je dois, vois-tu, aller parmi les rennes sous le soleil de minuit ; cela m’est nécessaire.”.

On retrouve cette conception dans une frange de l’écologie qui, considérant à très juste titre que l’homme moderne est aliéné par ces mille objets de désir qu’il a transformés en besoins, et qu’il traîne comme des boulets pesants et polluants, plaide pour une sobriété qui se réduirait au nécessaire, quelque chose comme un monde un peu gris ou l’homme ne déparerait pas, une sorte de monastère qui, de François d’Assise, n’aurait retenu que la bure couleur de terre.

Mais l’homme ne peut pas ne pas déparer. Et la sobriété, ce n’est pas cela. La sobriété ne consiste pas à ne pas désirer, à ne pas vouloir plus que le strict nécessaire. La sobriété, cela consiste à gérer son désir, à le canaliser, en bonne ménagère.

Gérer le monde. Non pas s’en servir ou s’y servir comme on le ferait d’une proie mais le cultiver avec soin et respect, le jardiner avec amour, y planter nos œuvres et nos désirs et les faire fructifier. Embellir et enrichir ce monde qui est le nôtre, en le traitant non comme on le ferait d’un étranger mais comme on le fait de nous-même, comme on devrait le faire de nous-même, parce qu’il est nous-même.

Ce monde est fondé sur la nécessité ; nous sommes quant à nous des êtres de désir. La sobriété consiste à concilier les deux, non à nier l’un au profit de l’autre. Là est notre chemin.

 


En illustration, une spirale de galets blancs façonnée cet été sur une plage de Porquerolles et qui, dans la beauté de ce sable sur lequel le soleil se couchait, répondait au désir de créer, d’élever une petite oeuvre qui, dans la nuit, serait détruite par la mer mais qui, un moment, aurait embelli l’univers.

En introduction et conclusion musicale, More of the good, de Lisa Ekdahl, qui dit bien l’être désirant que nous sommes.


Le passage lu, extrait du chapitre II de La République :(traduction de Robert Baccou)

Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à l’origine d’une cité?

Aucune, répondit-il.

Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?

Parfaitement.

Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage.

Sans doute.

Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces fondements seront, apparemment, nos besoins.

Sans contredit.

Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.

Assurément.

Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s’y rapporte.

C’est cela.

Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?

Certainement.

Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes. 

Il le semble.

Mais quoi? faut-il que chacun remplisse sa propre fonction pour toute la communauté, que l’agriculteur, par exemple, assure à lui seul la nourriture de quatre, dépense à faire provision de blé quatre fois plus de temps et de peine, et partage avec les autres, ou bien, ne s’occupant que de lui seul, faut-il qu’il produise le quart de cette nourriture dans le quart de temps, des trois autres quarts emploie l’un à se pourvoir d’habitation, l’autre de vêtements, l’autre de chaussures, et, sans se donner du tracas pour la communauté, fasse lui-même ses propres affaires ?

Adimante répondit : Peut-être, Socrate, la première manière serait-elle plus commode.

Par Zeus, repris-je, ce n’est point étonnant. Tes paroles, en effet, me suggèrent cette réflexion que, tout d’abord, la nature n’a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d’aptitudes, et propre à telle ou telle fonction. Ne le penses-tu pas ?

Si.

Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?

Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.

Il est encore évident, ce me semble, que, si on laisse passer l’occasion de faire une chose, cette chose est manquée.

C’est évident, en effet.

Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses momentsperdus.

Nécessairement.

Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres.

Très certainement.

Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous avons parlé. En effet, il est vraisemblable que le laboureur ne fera pas lui-même sa charrue, s’il veut qu’elle soit bonne, ni sa bêche, ni les autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; or, il lui en faut beaucoup à lui aussi. Il en sera de même pour le tisserand et le cordonnier, n’est-ce pas ?

C’est vrai.

Voilà donc des charpentiers, des forgerons et beaucoup d’ouvriers semblables qui, devenus membres de notre petite cité, augmenteront sa population.

Certainement.

Mais elle ne serait pas encore très grande si nous y ajoutions bouviers, bergers et autres sortes de pasteurs, afin que l’agriculteur ait des boeufs pour le labourage, le maçon, aussi bien que l’agriculteur, des bêtes de somme pour les charrois, le tisserand et le cordonnier des peaux et des laines.

Ce ne serait pas, non plus, dit-il, une petite cité si elle réunissait toutes ces personnes.

Mais, repris-je, fonder cette ville dans un endroit où l’on n’aurait besoin de rien importer est chose presque impossible.

C’est impossible en effet.

Elle aura donc besoin d’autres personnes encore, qui, d’une autre cité, lui apporteront ce qui lui manque.

Elle en aura besoin.

Mais si ces personnes s’en vont les mains vides, ne portant rien de ce dont les fournisseurs ont besoin, elles repartiront aussi les mains vides, n’est-ce pas ?

Il me le semble.

Il faut donc que notre cité produise non seulement ce qui lui suffit à elle-même, mais encore ce qui, en telle quantité, lui est demandé par ses fournisseurs. Il le faut, en effet.

Par suite, elle aura besoin d’un plus grand nombre de laboureurs et d’autres artisans.

Certes.

Et aussi d’agents qui se chargent de l’importation et de l’exportation des diverses marchandises. Or, ceux-ci sont des commerçants, n’est-ce pas ?

Oui.

Nous aurons donc besoin aussi de commerçants.

Assurément.

Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore une multitude de gens versés dans la navigation.

Oui, une multitude.

Mais quoi ? dans la cité même, comment les hommes échangeront-ils les produits de leur travail ? C’est en effet pour cela que nous les avons associés en fondant une cité.

Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat.

D’où nécessité d’avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés.

Certainement.

Mais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant sur l’agora l’un de ses produits, n’y vient pas dans le même temps que ceux qui veulent faire des échanges avec lui, il ne laissera pas son travail interrompu pour rester assis sur l’agora.

Point du tout, répondit-il ; il y a des gens qui, voyant cela, se chargent de ce service ; dans les cités bien organisées ce sont ordinairement les personnes les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester sur l’agora, d’acheter contre de l’argent à ceux qui désirent vendre, et de vendre, contre de l’argent aussi, à ceux qui désirent acheter.

Donc, repris-je, ce besoin donnera naissance à la classe des marchands dans notre cité ; nous appelons, n’est-ce pas ? de ce nom ceux qui se consacrent à l’achat et à la vente, établis à demeure sur l’agora, et négociants ceux qui voyagent de ville en ville.

Parfaitement.

Il y a encore, je pense, d’autres gens qui rendent service : ceux qui, peu dignes par leur esprit de faire partie de la communauté, sont, par leur vigueur corporelle, aptes aux gros travaux ; ils vendent l’emploi de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne le nom de salariés, n’est-ce pas ?

Parfaitement.

Ces salariés constituent, ce semble, le complément de la cité.

C’est mon avis.

Eh bien ! Adimante, notre cité n’a-t-elle pas reçu assez d’accroissements pour être parfaite ?

Peut-être.

Alors, où y trouverons-nous la justice et l’injustice ? Avec lequel des éléments que nous avons examinés ont-elles pris naissance ? 

Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit dans les relations mutuelles des citoyens.

Peut-être, dis-je, as-tu raison ; mais il faut l’examiner sans nous rebuter.

Considérons d’abord de quelle manière vont vivre des gens ainsi organisés. Ne produiront-ils pas du blé, du vin, des vêtements, des chaussures? ne se bâtiront-ils pas des maisons? Pendant l’été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, pendant l’hiver vêtus et chaussés convenablement. Pour se nourrir, ils prépareront des farines d’orge et de froment, cuisant celles-ci, se contentant de pétrir celles-là ; ils disposeront leurs nobles galettes et leurs pains sur des rameaux ou des feuilles fraîches, et, couchés sur des lits de feuillage, faits de couleuvrée et de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils passeront ainsi agréablement leur vie ensemble, et régleront le nombre de leurs enfants sur leurs ressources, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre.

Alors Glaucon intervint : C’est avec du pain sec, ce semble, que tu fais banqueter ces hommes-là.

Tu dis vrai, repris-je. J’avais oublié les mets ; ils auront du sel évidemment, des olives, du fromage, des oignons, et ces légumes cuits que l’on prépare à la campagne. Pour dessert nous leur servirons même des figues, des pois et des fèves ; ils feront griller sous la cendre des baies de myrte et des glands, qu’ils mangeront en buvant modérément. Ainsi, vivant dans la paix et la santé, ils mourront vieux, comme il est naturel, et légueront à leurs enfants une vie semblable à la leur.

Et lui : Si tu fondais une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, les engraisserais-tu autrement ?

Mais alors, Glaucon, comment doivent-ils vivre ? demandai-je.

Comme on l’entend d’ordinaire, répondit-il ; il faut qu’ils se couchent sur des lits, je pense, s’ils veulent être à leur aise, qu’ils mangent sur des tables, et qu’on leur serve les mets et les desserts aujourd’hui connus. 

Soit, dis-je ; je comprends. Ce n’est plus seulement une cité en formation que nous examinons, mais aussi une cité pleine de luxe. Peut-être le procédé n’est-il pas mauvais ; il se pourrait, en effet, qu’une telle étude nous fît voir comment la justice et l’injustice naissent dans les cités. Quoi qu’il en soit, la véritable cité me paraît être celle que j’ai décrite comme saine ; maintenant, si vous le voulez, nous porterons nos regards sur une cité atteinte d’inflammation ; rien ne nous en empêche. Nos arrangements, en effet, ne suffiront pas à certains, non plus que notre régime : ils auront des lits, des tables, des meubles de toute sorte, des mets recherchés, des huiles aromatiques, des parfums à brûler, des courtisanes, des friandises, et tout cela en grande variété. Donc il ne faudra plus poser comme simplement nécessaires les choses dont nous avons d’abord parlé, maisons, vêtements et chaussures ; il faudra mettre en oeuvre la peinture et la broderie, se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses, n’est-ce pas ?

Oui, répondit-il.

Par conséquent nous devons agrandir la cité – car celle que nous avons dite saine n’est plus suffisante -et l’emplir d’une multitude de gens qui ne sont point dans les villes par nécessité, comme les chasseurs de toute espèce et les imitateurs, la foule de ceux qui imitent les formes et les couleurs, et la foule de ceux qui cultivent la musique : les poètes et leur cortège de rhapsodes, d’acteurs, de danseurs, d’entrepreneurs de théâtre ; les fabricants d’articles de toute sorte et spécialement de parures féminines. Il nous faudra aussi accroître le nombre des serviteurs ; ou bien crois-tu que nous n’aurons pas besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de coiffeurs, et aussi de cuisiniers et de maîtres queux ? Et il nous faudra encore des porchers ! Tout cela ne se trouvait pas dans notre première cité – aussi bien n’en avait-on pas besoin – mais dans celle-ci ce sera indispensable. Et nous devrons y ajouter des bestiaux de toute espèce pour ceux qui voudront en manger, n’est-ce pas ?

Pourquoi non ?

Mais, en menant ce train de vie, les médecins nous seront bien plus nécessaires qu’auparavant.

Beaucoup plus.

Et le pays, qui jusqu’alors suffisait à nourrir ses habitants, deviendra trop petit et insuffisant. Qu’en dis-tu ?

Que c’est vrai, répondit-il.

Dès lors ne serons-nous pas forcés d’empiéter sur le territoire de nos voisins, si nous voulons avoir assez de pâturages et de labours? et eux, n’en useront-ils pas de même à notre égard si, franchissant les limites du nécessaire, ils se livrent comme nous à l’insatiable désir de posséder ?

Il y a grande nécessité, Socrate, dit-il.

Nous ferons donc la guerre après cela, Glaucon ? Ou qu’arrivera-t-il ?

Nous ferons la guerre.

Ce n’est pas encore le moment de dire, repris-je, si la guerre a de bons ou de mauvais effets ; notons seulement que nous avons trouvé l’origine de la guerre dans cette passion qui est, au plus haut point, génératrice de maux privés et publics dans les cités, quand elle y apparaît.

Parfaitement.

terre

Maison commune

 


La lettre encyclique Loué sois-tu (Laudato si) tire son nom de l’action de grâce tant de fois répétée dans le Cantique de frère Soleil, de François d’Assise. C’est un long texte consacré à la crise écologique et sociale dans laquelle nous nous enfonçons et à la nécessité de travailler à ce que le sous-titre appelle la “sauvegarde de la maison commune”.

Le passage que je lis – mais l’idée se retrouve en de nombreux endroits et elle est au fondement de l’encyclique – est qu’on ne peut pas plus séparer la crise écologique de la crise sociale qu’on ne peut séparer le sort de la nature de celui de l’homme parce que tous formons une fratrie.

Il y a une crise sociale, une crise du développement, une crise de l’inégalité entre les hommes, à l’échelle locale comme à l’échelle planétaire. Et l’urgence écologique ne saurait nous absoudre de notre complaisance vis-à-vis des problèmes sociaux :

“Il est vrai que nous devons nous préoccuper que d’autres êtres vivants ne soient pas traités de manière irresponsable. Mais les énormes inégalités qui existent entre nous devraient nous exaspérer particulièrement, parce que nous continuons à tolérer que les uns se considèrent plus dignes que les autres. Nous ne nous rendons plus compte que certains croupissent dans une misère dégradante, sans réelle possibilité d’en sortir, alors que d’autres ne savent même pas quoi faire de ce qu’ils possèdent, font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité, et laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète. Nous continuons à admettre en pratique que les uns se sentent plus humains que les autres, comme s’ils étaient nés avec de plus grands droits.”

Il ne peut être fait fi du sort des hommes, du sort de chacun des hommes au prétexte que c’est la collectivité des hommes qui est responsable de la salissure du monde :

“Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.”

Inversement, imaginer que l’homme pourrait s’en tirer seul, croire que c’est entre le reste de la création et lui que se dresse la seule véritable barrière à défendre, c’est se leurrer. Car la dignité de l’homme est atteinte dans toute cruauté, quelle qu’en soit la victime :

“L’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature « est contraire à la dignité humaine.”.

Tout est lié. Et pas seulement de manière extérieure, par un effort de la raison ou même un sentiment d’altruisme mais par une conscience plus intime, plus intuitive des choses. Ce qui nous lie, ce qui nous fait tutoyer le monde, c’est la conscience d’une appartenance commune, la conscience d’une fraternité, ce que Romain Rolland appelait le sentiment océanique et que le pape explique par la croyance ancrée en nous d’être les enfants de la même création, du même créateur :

“Créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. Je veux rappeler que « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation »”.


 

En introduction musicale, Greensleeves, dans l’interprétation de Luca Pianca.


Et maintenant, le texte lu : V du deuxième chapitre de la Lettre encyclique Laudato Si (Sur la sauvegarde de la maison commune)

V. UNE COMMUNION UNIVERSELLE

89. Les créatures de ce monde ne peuvent pas être considérées comme un bien sans propriétaire : « Tout est à toi, Maître, ami de la vie » (Sg 11, 26). D’où la conviction que, créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. Je veux rappeler que « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation ».[67]

90. Cela ne signifie pas que tous les êtres vivants sont égaux ni ne retire à l’être humain sa valeur particulière, qui entraîne en même temps une terrible responsabilité. Cela ne suppose pas non plus une divinisation de la terre qui nous priverait de l’appel à collaborer avec elle et à protéger sa fragilité. Ces conceptions finiraient par créer de nouveaux déséquilibres pour échapper à la réalité qui nous interpelle.[68] Parfois on observe une obsession pour nier toute prééminence à la personne humaine, et il se mène une lutte en faveur d’autres espèces que nous n’engageons pas pour défendre l’égale dignité entre les êtres humains. Il est vrai que nous devons nous préoccuper que d’autres êtres vivants ne soient pas traités de manière irresponsable. Mais les énormes inégalités qui existent entre nous devraient nous exaspérer particulièrement, parce que nous continuons à tolérer que les uns se considèrent plus dignes que les autres. Nous ne nous rendons plus compte que certains croupissent dans une misère dégradante, sans réelle possibilité d’en sortir, alors que d’autres ne savent même pas quoi faire de ce qu’ils possèdent, font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité, et laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète. Nous continuons à admettre en pratique que les uns se sentent plus humains que les autres, comme s’ils étaient nés avec de plus grands droits.

91. Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.

92. D’autre part, quand le cœur est authentiquement ouvert à une communion universelle, rien ni personne n’est exclu de cette fraternité. Par conséquent, il est vrai aussi que l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature « est contraire à la dignité humaine».[69] Nous ne pouvons pas considérer que nous aimons beaucoup si nous excluons de nos intérêts une partie de la réalité : « Paix, justice et sauvegarde de la création sont trois thèmes absolument liés, qui ne pourront pas être mis à part pour être traités séparément sous peine de tomber de nouveau dans le réductionnisme ».[70] Tout est lié, et, comme êtres humains, nous sommes tous unis comme des frères et des sœurs dans un merveilleux pèlerinage, entrelacés par l’amour que Dieu porte à chacune de ses créatures et qui nous unit aussi, avec une tendre affection, à frère soleil, à sœur lune, à sœur rivière et à mère terre.