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Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne


En septembre 1791, Olympe de Gouges publie à l’attention de l’Assemblée nationale une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne qu’elle adresse également à la reine, Marie-Antoinette.

Les 17 articles du texte sont calqués sur ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen publiée en 1789, à ceci près que la femme et la citoyenne, que la Déclaration de 1789 ignorait, y sont introduits et explicitement désignés.

Comme on peut le voir dans le tableau comparatif ci-dessous, le nouveau texte se contente parfois de compléter la déclaration originelle ; parfois il le parodie ; à certains endroits, enfin, il s’en éloigne plus fortement pour dénoncer le sort réservé aux femmes, celles-ci ayant les devoirs mais ne disposant d’aucun des droits civiques reconnus aux citoyens mâles :

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne
Article premier. Article premier.
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. La Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
II. II.
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l’Homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l’oppression.
III. III.
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion de la Femme et de l’Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
IV. IV.
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les loix de la nature et de la raison.
V. V.
La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. Les loix de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui n’est pas défendu par ces loix, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elles n’ordonnent pas.
VI. VI.
La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens. La Loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentans, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, & sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.
VII. VII.
Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. Nulle femme n’est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, & détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette Loi rigoureuse.
VIII. VIII.
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. La Loi ne doit établir que des peines strictement & évidemment nécessaires, & nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.
IX. IX.
Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne seroit pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi. Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est exercée par la Loi.
X. X.
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.
XI. XI.
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d’un enfant qui vous appartient, sans qu’un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
XII. XII.
La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. La garantie des droits de la femme et de la Citoyenne nécessite une utilité  majeure ; cette garantie doit être instituée pour l’avantage de tous, & non pour l’utilité particulière de celles à qui elle est confiée.
XIII. XIII.
Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés. Pour l’entretien de la force publique, & pour les dépenses d’administration, les contributions de la femme et de l’homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l’industrie.
XIV. XIV.
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentans, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiète, le recouvrement et la durée. Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentans, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l’admission d’un partage égal, non-seulement dans la fortune, mais encore dans l’administration publique, et de déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée de l’impôt.
XV. XV.
La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.
XVI. XVI.
Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. Toute société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ; la constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation, n’a pas coopéré à sa rédaction.
XVII. XVII.
Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ; elles ont pour chacun un droit inviolable et sacré ; nul ne peut en être privé comme vrai patrimoine de la nature, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

La rédaction et la publication de ce document (qui aura, lors de sa parution, très peu d’écho) marque-t-il simplement un mouvement de mauvaise humeur de la part de son autrice qui aurait lu mal, ou d’un œil injustement soupçonneux, une déclaration de portée universelle ? Ou Olympe de Gouges a-t-elle des raisons sérieuses de dénoncer l’absence des femmes dans la Déclaration de 1789 ? A cette question, ma réponse ne saurait être catégorique mais je penche plutôt vers le second terme :

  • On pourrait, en effet, dans de nombreux articles de la Déclaration de 1789, lire “homme” en son acception générique visant à la fois les hommes et les femmes, et considérer que ce texte a donc une portée universelle.
  • Mais le doute disparaît quand c’est le terme “citoyen” qui est utilisé, puisqu’on sait que les Révolutionnaires n’accordèrent la citoyenneté qu’aux hommes – et encore à certains d’entre eux seulement.

Les droits que l’article 6, par exemple, accorde aux citoyens sont donc strictement réservés aux hommes :

La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens.

Or même si le texte semble parfois distinguer le citoyen de l’homme, les deux notions paraissent souvent confondues, comme dans l’article 11 :

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.

Il ne va donc pas du tout de soi que les droits proclamés par la Déclaration de 1789 s’appliquent également aux hommes et aux femmes, et ce n’est certainement pas le cas pour les droits civiques, réservés au sexe masculin.

La réaction d’Olympe de Gouges prend place par ailleurs dans un contexte historique ambivalent :

D’un côté, et on a tout à fait raison de le souligner et de le saluer, la Révolution entreprend à de très nombreux égards de libérer la femme du joug masculin et patriarcal. Octroi des droits civils, de la personnalité juridique, égalité des époux, égalité des successions, divorce, sont autant de décisions révolutionnaires qui sortent la femme du statut de mineure perpétuelle qui était jusqu’alors le sien.

Mais on sait que, d’un autre côté, cette même Révolution n’accorde aucun droit civique aux femmes. C’est ce point que dénonce Olympe de Gouges en septembre 1791 comme il avait été dénoncé, un ans avant, en juillet 1790, par Nicolas de Condorcet dans son opuscule Sur l’admission des femmes au droit de cité.

Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

Ce qui choque tout particulièrement dans cet “oubli”, comme le relève à juste titre Condorcet, c’est, d’une part, que la question de l’attribution de la citoyenneté aux femmes paraît ne s’être même pas posée, comme si elle était hors champ ou dans l’angle aveugle des législateurs ; et, d’autre part, que, dans le contexte de 1789, cette exclusion des femmes du champ politique peut effectivement être considérée comme une régression.

En cette fin de XVIIIème siècle en effet, l’éventuelle question de la capacité des femmes à assumer des responsabilité politiques et de gouvernement ne se pose en fait pas vraiment : il y a longtemps que, dans tous les pays d’Europe, des femmes occupent le trône et dirigent les affaires : la France a connu Catherine puis Marie de Médicis ; l’Angleterre ses reines Marie, Elizabeth, Anne ; l’Autriche Marie-Thérèse ; la Russie Catherine II. Nul jamais n’a considéré ces règnes comme des périodes de vacance de pouvoir.

Et pourtant, ni la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776, ni la Déclaration de 1789 n’ouvrent la citoyenneté aux femmes. 

Mais cette exclusion revêt, pendant la Révolution française, un caractère presque obscène. C’est l’objet de l’article 10 de la Déclaration des droits de la femme :

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.

Ce qui choque, en effet, en cette période plus qu’en tout autre, c’est l’espace qui bée entre le droit dénié aux femmes d’être des citoyennes et le droit qui leur est donné de monter sur l’échafaud pour des raisons politiques.

Il y a là une incohérence radicale qui, à elle seule, justifie la Déclaration d’Olympe de Gouges.


La Musique d’illustration est Romeo and Juliet, de Jocelyn Pook, tiré de son album Flood.

L’image est une planche d’Épinal, que j’avais vue je ne sais plus où, représentant des habillements féminins

PS : Au réexamen, l’argument opposant l’incapacité civique des femmes au droit qui leur est donné par la Révolution de monter sur l’échafaud mériterait d’être nuancé. Quand Olympe de Gouges écrit son texte, il y a eu très peu d’exécutions en France et aucune de femme. C’est en 1793 que les exécutions se multiplient, Charlotte Corday étant probablement, en juillet, la première femme à être exécutée. Marie-Antoinette (16 octobre) et Olympe de Gouges (4 novembre) la suivront quelques mois après.

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La servitude volontaire (ou l’optimisme de La Boétie)


A la fin de son Discours sur la servitude volontaire, Etienne de La Boétie a l’intuition de ce que la servitude est non pas seulement acceptée, ni même désirée, du fait d’une ruse ou d’une subtilité machiavélique des puissants qui instilleraient ce faux désir en nous, mais qu’elle est consciemment voulue et construite par nous, pour servir nos propres intérêts. Nous n’aimons pas la servitude parce qu’on nous aurait fait croire que nous l’aimions, parce que des méchants nous auraient jeté un sort, mais plus simplement, beaucoup plus trivialement, parce que nous espérons bien tirer notre épingle du jeu et en avoir profit.

Et encore pêche-t-il sans doute par optimisme, ne voyant pas que le tyran si facilement montré du doigt n’est le plus souvent au fond qu’une projection de nos propres désirs, une créature que, comme celles du Solaris, de Stanislas Lem, nous avons nous-mêmes fait surgir du néant, bâtie de nos propres fantasmes.

Il existe des tyrans, il existe des chaînes, il existe de la cruauté. Mais le plus souvent, ce que nous désignons ainsi n’est que l’émanation de nous-même, une chose que nous nourrissons en nous et que nous désignons comme autre par abus de langage : cette société de consommation et de pillage, de dévastation et de salissure, elle ne descend pas du ciel ; nous la fomentons, nous la pérennisons par chacun de nos achats, par chacune de nos actions, par notre comportement quotidien. Ce  pouvoir de l’argent, que serait-il si nous n’aspirions nous-mêmes à en avoir plus et à l’utiliser ? Qui est Satan, sinon l’incarnation de notre propre avidité, de notre propre jalousie, de notre propre méchanceté ?  

Dans Matrix, des machines dominent le monde et jettent sur les hommes un voile d’illusion grâce auquel elles les manipulent. Mais la réalité est tout le contraire : les dieux, les maîtres, les démons, ne sont pas les marionnettistes ; ils sont nos créatures, sorties tout entières de notre esprit et placées par nos soins sur le trône.

C’est en cela que les choses sont difficiles. Il ne suffit pas, comme dans la vision matrixielle et complotiste du monde, de se débarrasser des méchants pour que le bien advienne. Les méchants ne sont qu’une projection ; c’est en nous que le mal vit et prospère.

Réalisant cela, Etty Hillesum écrit le 23 septembre 1942 que rien ne pourra  être fait si l’on ne commence par soi-même, si l’on ne se corrige d’abord soi-même

Je ne vois pas d’autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il n’est déjà.

Mais le peut-on vraiment ? Peut-on vraiment extirper de nous toutes ces émotions, toutes ces colères, tous ces sentiments ancrés au fond de notre humanité ? Peut-on vraiment ne plus être ces êtres déchirés, ces enfants nés de la Chute ?

Je crois plutôt qu’il faut apprendre à faire avec. Et c’est un chemin difficile, car c’est un chemin sans chemin, seulement une attention qui ne demande rien aux autres et tout à soi : des devoirs, non des droits, comme disait Simone Weil.


Et maintenant, le texte lu, dans la traduction de Charles Teste publiée par l’Université de Chacoutimi :

J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains il en est bien moins de ceux qui échappèrent au danger par le secours de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection. Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. Comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une pareille chaîne, d’amener à lui tous les Dieux. De là venait l’accroissement du pouvoir du sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. C’est ainsi qu’au dire des médecins, bien qu’en notre corps rien ne paraisse gâté, dès qu’en un seul endroit quelque tumeur se manifeste, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse : pareillement, dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins perdus de réputation, qui ne peuvent faire mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ardente ambition et d’une notable avarice se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. Ainsi sont les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres pourchassent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent ; et bien qu’il y ait entre eux des rangs et des prééminences et que les uns ne soient que les valets et les autres les chefs de la bande, à la fin il n’y en a pas un qui ne profite, si non du principal butin, du moins du résultat de la fouille. Ne dit-on pas que non seulement les pirates Ciliciens se rassemblèrent en si grand nombre qu’il fallut envoyer contre eux le grand Pompée ; mais qu’en outre ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités dans les havres desquelles revenant de leurs courses, il se mettaient en sûreté, donnant en échange à ces villes une portion des pillages qu’elles avaient recélés.

C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis : mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des coins de bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers.


La photo est celle d’une chaîne brisée qu’on peut voir sur la place du Panthéon, à Paris.

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Le mépris, le déni et le monde qui se délite


Le mépris, d’Alberto Moravia, raconte la progressive découverte, par un homme, de ce qu’il sait déjà, de ce qu’il sait depuis le début. C’est le récit d’un déni qui s’achève, pareil à celui que nous ressentons face au monde qui s’abîme, le voyant se déliter sans cependant y croire vraiment, écartelés que nous sommes entre l’aveuglement, le refus de la culpabilité, une précoce nostalgie et une trop tardive espérance.

Au premier chapitre, que je lis, tout se noue, et le reste du roman ne sera qu’une exploration des ondes et du chaos nés de cette singularité première, non reconnue comme telle mais pourtant immédiatement perçue, sentie – plus d’ailleurs, dans le film de Godard que dans le roman de Moravia. Nous savons, nous savons depuis toujours, ayant vu devant nous le monde s’effilocher et se salir ; nous savons, et pourtant nous ne croyons pas.

De même que c’est dans son exil que Riccardo reconnaît le bonheur émanant d’Emilia, c’est dans la disparition du monde qui fut que nous reconnaissons sa beauté :

Plus on est heureux et moins on prête attention à son bonheur. Cela pourra sembler étrange, mais au cours de ces deux années j’eus même parfois l’impression que je m’ennuyais. Non, je ne me rendais pas compte de mon bonheur. En aimant ma femme et en étant aimé d’elle je croyais faire comme tout le monde ; cet amour me semblait un fait commun, normal, sans rien de précieux, comme l’air que l’on respire et qui n’est immense et inestimable que lorsqu’il vient à vous manquer.

C’est quand le monde nous échappe, qu’on voit le flux continu de la vie se tarir, les oiseaux moins chanter, les glaciers disparaître, les mers devenir des poubelles, que sa magnificence, si longtemps dédaignée, l’humble magnificence chantée par François, nous submerge, comme elle submerge les personnages de Soleil vert qui se donnent à la mort et qui découvrent un monde qu’ils n’ont jamais connu.

C’est quand le monde nous échappe, comme Camille échappe à Paul, pour emprunter cette fois-ci ses prénoms à Godard, que l’amour nous avons pour lui, qui était discret et inavoué, secret et presque honteux, s’exprime et éclate, se découvre :

Au temps où Emilia montrait un déplaisir de mon absence, je la quittais le cœur léger, content au fond de ce déplaisir comme d’une preuve supplémentaire du grand amour qu’elle me portait. Mais dès que je m’aperçus que non seulement elle ne manifestait aucun dépit mais qu’elle semblait préférer sa solitude, je commençais à éprouver une sourde angoisse, comme lorsqu’on sent manquer le sol sous ses pieds.

Et c’est maintenant que tout ce qui paraissait naturel et donné, allant de soi et éternel, révèle sa fragilité, maintenant que le monde s’en va, que nous voulons le retenir, l’embrasser, nous montrer tendres et aimants avec nos pauvres gestes, nos gestes maladroits et un peu niais qui succèdent à des décennies de violence et de pillage.

Nous découvrons que nous aimons le monde, que nous ne pouvons vivre sans lui, que nous formons avec lui un seul être, et pourtant nous n’allons pas jusqu’au bout de notre amour. Comme Riccardo-Paul, qui refuse de reconnaître sa pusillanimité et qui va toujours demandant à Emilia-Camille pourquoi elle le méprise, lui qui pourtant au fond de lui le sait, nous ressassons le passé, feignons de ne pas connaître les causes du désastre qui s’annonce et continuons sur notre lancée, dans un endormissement tranquille et mortifère dont ne peuvent nous sortir que les cris de nos modernes Antigone.

Et de même que Paul croit qu’il suffit d’être brutal pour être l’homme que Camille lui reproche de ne pas être, nous manquons de sincérité, d’entièreté et de virilité dans notre amour et nos résolutions. Nous manquons de courage pour changer résolument de cap, babouinons, singeons, tenons de grandes conférences mais ne décidons rien, préférant négocier, calculer, mégoter.

Dans la course à l’abîme, nous cherchons à gagner du temps.

travail

L’aplatissement du monde


Dans la leçon de clôture du cours qu’il donna au Collège de France, dont je lis un passage, Alain Supiot souligne que le travail n’est pas une marchandise et que le considérer comme tel participe du grand délabrement des choses généré par la réduction du monde à un marché.

Et c’est ainsi qu’au fur et à mesure que se dressent, dans le ciel des centres d’affaires, de grandes tours orgueilleuses, le monde vrai s’aplatit, réduit à un jeu d’échanges monétaires où toute épaisseur, toute profondeur, tout sens ont disparu.

Les mots et expressions que nous utilisons témoignent de cette chosification des êtres et du monde, chosification qui, des mots, s’étend naturellement aux pratiques : parler de capital humain et de capital naturel, comme nous le faisons avec une telle insouciance, n’est pas indifférent : nous réduisons ainsi les femmes et les hommes, et avec eux l’ensemble de la nature, à un capital qu’il s’agirait de faire fructifier et dont la seule fonction, la seule utilité, la seule raison d’être serait de fructifier. Or celui qui n’a pour seul outil qu’un marteau ne peut qu’inlassablement taper ; et les sociétés qui n’ont comme moyen d’évaluation des êtres et des choses que l’argent ne peuvent que les exploiter, les piller si elles le peuvent.

La monnaie, l’argent, constitue un moyen extrêmement fluide, souple, qui autorise l’échange de biens de natures extrêmement diverses. La monnaie permet qu’un échange multilatéral : le marché, se substitue à une succession de trocs bilatéraux ; elle est à la base des sociétés modernes, fondées sur la division du travail.

L’élan naturel de la monnaie, qui découle de sa nature, la pousse à devenir mesure de toutes choses : c’est pour pouvoir tout comparer et valoriser à son aune qu’elle a été créée ! En cela, le travail est valorisable par l’argent, et il est en cela une marchandise, comme le sont la tomate, le bloc de charbon, la montre ou le cours du professeur. Ce qui n’est, en revanche, pas une marchandise, c’est le travailleur, la terre, la vache, le professeur et sa connaissance. Et la bascule s’effectue du jour où, des choses, on prétend attribuer une valeur monétaire aux êtres et au patrimoine qui les dispensent, les créent ou les abritent.

Le salariat, qui fait dépendre entièrement l’homme de son travail, est cette bascule. “Gagner sa vie” dit bien ce que cela veut dire : celui qui gagne sa vie (et c’est aujourd’hui le cas de la quasi-totalité de la population) est rémunéré non seulement pour son travail, mais aussi pour le reste de sa vie : ses loisirs, son logement, sa nourriture, la reproduction de sa force de travail, comme disait Marx. Le salarié est pieds et poings liés à son travail sans lequel il ne peut vivre : “le travail ou la vie ! “, tel est le véritable slogan des siècles où nous vivons.

C’est l’homme qui devient ainsi marchandise, comme c’est la terre qui le devient au travers de la propriété privée, dès lors que celle-ci est autre chose qu’un simple usufruit temporaire. Et ni les hommes, ni les bêtes, ni les forêts, ni les sous-sol, ni les océans, ni les terres, ne sont plus gérés en bon père de famille, comme le feraient des usufruitiers, mais sont exploités et ratissés sans souci du lendemain.

L’aplatissement du monde né de sa marchandisation s’étend à la façon que nous avons de ne pas nous soucier de son avenir : l’utilisation complaisante que nous faisons des taux d’actualisation chers à Jean-Michel pour comparer les utilités à différents moments conduit à ne tenir aucun compte, dans nos décisions, de ce qui se passera au-delà du prochain demi-siècle : qu’après nous vienne le déluge, cela est au-delà de l’horizon des économistes pour qui mille milliards dans mille ans valent moins qu’un centime aujourd’hui.

Et c’est ainsi que le monde et les êtres deviennent des créatures sans épaisseur, réduits à un temps unique : aujourd’hui, et à une fonction unique : produire. Or, pourquoi vivons-nous ? Pourquoi travaillons-nous ? Alain Supiot cite à ce propos la déclaration de Philadephie, adoptée à l’occasion de la naissance de l’Organisation internationale du travail, l’OIT. Elle demande que les travailleurs soient employés :

à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun .

OIT, Déclaration de Philadelphie, 1944

Il y a là quelque chose que nous avons en grande partie perdu de vue : le but final du travail n’est pas de produire des biens ou de la richesse ; il est de contribuer au bien commun et de donner à qui le fait la satisfaction d’y contribuer : le travail est oeuvre sociale.

Le travail, à cet égard, n’a pas pour finalité, pour seule finalité au moins, l’employeur, le patron, l’actionnaire ou le client. De même qu’on ne va pas seulement au marché pour acheter des oeufs mais aussi pour le sourire de la fermière, de même qu’on ne fait pas des réunions seulement pour prendre des décisions mais aussi pour se frotter les uns aux autres, on ne travaille pas seulement pour produite un bien mais aussi pour l’humanité, pour la vérité, le bonheur et la beauté, de même qu’on ne travaille pas seulement pour aujourd’hui mais aussi pour demain. Et ce sont ces multiples épaisseurs, qui donnent sens et grandeur au travail, que paraît réfuter l’univocité myope du salaire :

L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le mobile de gagner. Il l’emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu’il demande un effort d’attention tellement moins grand. Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre.

Simone Weil, L’enracinement

Il ne s’agit pas ici de plaider pour que le niveau du salaire reflète l’utilité de l’emploi ; la fortune du monde n’y suffirait sans doute pas. Il s’agit au contraire de reconnaître, une fois pour toutes, que le salaire ne reflète en rien l’utilité et que jamais rien ne pourra payer la douceur d’une infirmière, la grâce d’un danseur, le tour de main d’un artisan ou l’attention d’une institutrice.

Il faut rendre aux choses leur épaisseur : le travail ne se mesure pas au salaire ; il n’appartient pas intégralement à l’employeur ; la personne ne se réduit pas à son travail ; la terre n’appartient pas seulement à son propriétaire : les créatures de ce monde et ce monde lui-même sommes imbriqués les uns dans les autres, et avec le passé et avec l’avenir, sans aucune possibilité de nous en sortir seuls. Nous sommes le monde.


PS : on aura reconnu, en photo, La Défense, et ces tours qui s’élèvent dans le monde aplati.


Et maintenant, le passage lu :

On trouve dans la Déclaration de Philadelphie une définition de cette juste division du travail, propre à nous servir de boussole en ces temps désorientés. Elle donne pour objectif aux « différentes nations du monde » que les travailleurs soient employés « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Forte et belle formule, qui conjugue la question du sens du travail, du « pourquoi travailler ? » (pour contribuer le mieux au bien-être commun) et celle de son contenu, du « comment travailler ? » (en ayant la satisfaction de donner la mesure de son habileté et de ses connaissances). Elle dessine ce qu’après Georges Canguilhem et Yves Schwartz, mais dans un sens élargi, nous avons proposé d’appeler une conception ergologique du travail, c’est-à-dire une conception qui, partant de l’expérience même du travail, restaure la hiérarchie des moyens et des fins en indexant le statut du travailleur sur l’œuvre à réaliser et non pas sur son produit financier.

À vrai dire, cette conception est encore présente non seulement en fait chez tous ceux qui continuent de travailler de leur mieux sans en attendre un profit matériel, mais aussi en droit, dans le statut juridique accordé à certaines fonctions. C’est le cas du statut des professions libérales, dont les services ne sont pas (ou du moins pas encore complètement) abandonnés sans reste aux lois du marché, car leur qualité requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles. C’est bien alors la nature du travail qui commande son régime juridique, tandis que sa rétribution demeure en principe inappréciable, justifiant le versement d’honoraires et non de salaires. Ce statut est là pour nous rappeler que la fiction du travail-marchandise, comme celle de la terre-marchandise, est récente et ne s’est cristallisée juridiquement qu’au xixe siècle. Antérieurement, la notion de travail était réservée aux tâches ne supposant pas la mise en œuvre de qualités incorporées dans la personne, nous dirions aujourd’hui la mise en œuvre d’une qualification professionnelle. Ces tâches étaient le lot des « gens de peine » ou « gens de bras », qui, contrairement aux « gens de métier », pouvaient être identifiés à une quantité de travail mesurée en temps. De ceux en revanche dont la tâche supposait la mise en œuvre de l’intelligence, on ne disait pas qu’ils travaillaient, mais qu’ils œuvraient, et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert rangeait ainsi dans une même catégorie d’« ouvriers » les artisans et les artistes, les arts mécaniques et les arts libéraux.

L’autre statut professionnel qui continue d’échapper à la fiction du travail-marchandise est celui de la fonction publique, elle aussi ordonnée sur des valeurs non marchandes d’intérêt général. Il importe de l’évoquer car certains de ses traits semblent répondre aux problèmes soulevés par la révolution informatique et la crise écologique. La crise écologique nous oblige à juger de l’impact du travail sur ce bien public par excellence qu’est notre écoumène. Quant à la révolution informatique, son bon usage suppose l’adhésion de tous les travailleurs à une œuvre commune. Or l’esprit de service public repose précisément sur cette idée d’œuvre. Le lien de subordination n’y est pas un lien binaire de domination, car le supérieur hiérarchique s’y trouve lui-même au service du public. Tout le travail s’y trouve ordonné autour de la réalisation de ce service, auquel tous les agents s’identifient et qui confère une dignité à la fonction de chacun, aussi modeste soit-elle. Cet esprit de service public est celui qui anime encore tous les agents d’une institution comme le Collège de France, et je voudrais ici rendre hommage à leur attachement et à leur dévouement à notre mission commune d’élaboration et de transmission des connaissances. Ainsi que le marque sa qualification juridique, la rétribution de ceux qui œuvrent ainsi à une mission d’intérêt général n’est qu’un moyen au service de ce but : il s’agit d’un traitement, dont le montant doit leur permettre de vivre dignement, et non d’un salaire indexé sur les cours du marché du travail.

Il est assez évident que la fonction publique ainsi conçue est aujourd’hui menacée par l’extension du paradigme du travail-marchandise à toutes les activités qui lui échappaient encore. Tel est le sens du projet de réforme de la fonction publique en cours de discussion, qui prévoit la mise en concurrence du privé et du public pour l’exécution de certaines tâches de direction ou le recours au contrat plutôt qu’au statut « lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient ». Les syndicats ont eux-mêmes prêté depuis longtemps la main à cette extension en revendiquant l’alignement du sort des agents publics sur celui des salariés, à chaque fois que ce dernier leur était plus favorable. Mais c’est surtout une frange réduite, mais influente, de la haute fonction publique − celle des oligarques à la française −, qui a engagé celle-ci dans un processus de dégénérescence corporative, en cumulant les avantages du privé et du public, et en cultivant l’idée d’une équivalence fonctionnelle du service de l’intérêt général et de celui du monde des affaires. Cette fusion se lit en France dans l’organigramme de Sciences Po, où la notion d’« affaires publiques » a récemment supplanté celle d’« administration publique ». Cette tendance n’épargne pas les fonctions régaliennes les plus centrales. Nous avons rencontré au fil de notre enquête le cas pittoresque de la sous-traitance à une entreprise privée du travail de rédaction de l’exposé des motifs de la loi « mobilité ». De façon beaucoup plus fréquente, c’est le travail du juge qui se trouve aujourd’hui concurrencé ou évincé en droit américain, ou dans les traités internationaux d’investissement, par le recours à un marché de l’arbitrage, qui prive de facto les justiciables de tout recours à un tiers impartial et désintéressé. Ce cas est emblématique du caractère autodestructeur du Marché total, car il n’y pas de marché concret qui puisse fonctionner convenablement dans une cité où la justice est elle-même gérée comme un marché.

Cette dynamique du paradigme du travail- marchandise pourrait nous conduire à voir dans les formes de travail qui lui échappent encore des fossiles appelés à rejoindre bientôt les manuels d’histoire du droit. Mais les défis de la révolution numérique et de la crise écologique nous poussent au contraire à y voir les germes possibles d’un nouveau statut du travail, qui fasse place à son objet – c’est-à-dire l’œuvre accomplie – et pas seulement à sa valeur d’échange. Ou pour le dire autrement, ils nous poussent à restaurer l’ordre des fins et des moyens en substituant à la conception marchande du travail la conception ergologique entrevue dans la Déclaration de Philadelphie.

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L’épaisseur du monde : la pensée écologique, de Timothy Morton


Dans son livre La pensée écologique, Timothy Morton décrit l’interconnexion des êtres, la densité et la constance de leurs interactions, l’imbrication fractale existant entre les créatures. C’est la prise de conscience de cette épaisseur irréductible du monde qu’il appelle la pensée écologique.

Cette imbrication est de chaque instant : chaque être, à tout moment, a besoin d’autres êtres pour exister et abrite, en son sein, des millions d’autres êtres – bactéries, parasites, microbes – qui lui sont nécessaires et qui grâce à lui existent ; elle est également inter-temporelle : les plantes et les animaux dont nous vivons se sont nourris d’une terre née elle-même de la lente décomposition de roches et d’animaux morts, nos ancêtres, dont les plus lointains représentants ont, de leurs restes, eux-mêmes forgé la roche sur laquelle nous marchons. Tout, dans ce monde, de l’amibe à l’or jailli des explosions d’étoiles, est indéfiniment recyclé dans la grande roue des choses.

On ne peut, dans ce brassage, distinguer de hiérarchie qui permettrait de désigner un acteur central : je peux bien prétendre être celui qui éternue mais on pourra également considérer que les virus que je projette ce faisant m’ont manipulé pour permettre leur propagation ; eux, comme moi, tiennent en effet à la pérennisation de leur être et à la perpétuation de leur espèce ; et eux comme moi sommes fondamentalement animés par un instinct de survie inscrit au cœur de nos gènes.

Symbioses et phénotypes, alimentation, déjections et décomposition tissent une toile entre les espèces, les corps, les générations, les règnes : tout est lié, tout participe, tout appartient au même vaisseau traçant sa course dans l’univers : nous sommes tous dans la meme galère ! Mais que tout soit lié ne signifie pas que tout soit rose ou amical : le lion et l’antilope interagissent par milles liens ; ils sont à bien des égards solidaires et embarqués dans la même arche interstellaire, mais le lion mange l’antilope. Ça n’est ni mal ni bien ni méchant ni gentil ; c’est simplement ainsi, parce que les dents du lion sont faites pour déchirer la chair, comme celles de l’homme sont faites pour autre chose que ruminer simplement de l’herbe. Là aussi est l’épaisseur du monde, dans la reconnaissance d’un tragique de la création qui fait que nous nous nourissons du corps vivant de l’autre : “Le Seigneur m’a dit de manger”, comme le chante tristement Marie Noël.

Le Seigneur m’a dit de manger, c’est la face sombre de la prise de conscience écologique. La face claire, c’est celle qui ressemble au jardin d’Eden tel qu’il était si mignonnement dessiné par Jean Effel : un paradis au sein duquel tous les créatures, aimantes et solidaires les unes des autres, jouissent ensemble du bonheur d’être, sous les yeux attendris du père éternel

La face sombre, c’est le monde d’après la Chute, d’après ce temps où, comme le remarquait Simone Weil, Eve a cédé à sa faim, ne s’est pas contentée de regarder mais a croqué la pomme : les créatures sont toujours aussi mignonnes et adorables mais elles se poursuivent, se chassent et se dévorent les unes les autres, parce qu’il faut bien vivre et que la course du monde repose sur les interactions – les déplaisantes comme les plaisantes – entre les espèces. Le vrai monde, celui qu’il faut sauver, est un monde complet et épais ; il n’est pas le monde de pacotille, mièvre et lisse, que raconte l’écologie des dessins animés.

Monde épais, monde visqueux, monde magnifique et terrible peuplé non seulement de gentils koalas et de jolies baleines mais aussi de cafards, de poux et de coucous, oiseaux tueurs des oeufs des autres. Et dans ce monde, qui est à prendre entièrement ou à laisser, nous sommes aussi, nous les humains, créatures autochtones et non pas importées, capables du sublime et du plus détestable, maillon aussi essentiel que les autres dans la longue chaîne des êtres. Nous sommes, nous aussi, le monde, et il faut faire avec.

L’épaisseur du monde, c’est la conscience d’une interaction difficile : tout est imbriqué dans ce jeu de billard à mille bandes où volent des effets-papillons et où les choix ne sont simples que pour ceux qui ne voient que la surface des choses. Tout est imbriqué, tout rétroagit, et ce n’est ni la joliesse, ni la mignonneté qui doivent guider les choix : le paradis perdu est perdu pour toujours ; nous ne le reconstruirons pas de sitôt ; c’est le monde d’après la Chute que nous devons sauver.

C’est ici que l’amour entre en scène. L’amour n’aime ni ne recherche la perfection ; l’amour aime des êtres pour ce qui vaut en eux d’être aimé mais les aime entièrement sans en rien retrancher ; l’amour aime les êtres dans leur épaisseur parce que c’est dans cette épaisseur qu’ils sont vrais, qu’ils existent, qu’ils sont corps et irréductiblement autres. Et l’amour est justement cette acceptation, non pas indifférente et réservée mais tendre et aimante, de cette altérité radicale. Aimer non pas un autre nous-mêmes comme le sont nos enfants mais un autre tout court, un vrai autre, en tant qu’il est autre.

L’amour est une écologie et l’écologie c’est cela : aimer le monde dans son épaisseur, en l’embrassant dans son entièreté.


PS : l’image en tête d’article représente une partie de l‘ensemble de Mandelbrot. Elle est tirée de l’article de Wikipedia consacré à cet ensemble.

PS 2 : Il y a un lien, qu’il faut approfondir, entre cette conscience de l’épaisseur et ce que fait surgir la bokeh.

PS 3 : On pourra litre et écouter des choses intéressantes sur ce livre dans :

PS 4 : Le texte que je lis figure en pages 64-65 du livre. C’est le début de la partie intitulée : Moins, c’est plus : penser le maillage, qui figure dans le chapitre Penser grand.

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Le jeu des perles de verre : introduction à notre entrée dans le Moyen-âge


La plongée dans le Moyen-âge fut sans doute non pas seulement le fruit du repli des esprits et de la rétractation des groupes humains sur eux-mêmes mais la réaction de défense de la société à l’effondrement des échanges et à l’écroulement des universaux. On se rendit compte progressivement – comme on peut parfois avoir l’impression de le vivre aujourd’hui – que l’Empire riche et dominant allait à sa perte, et que le seul moyen de survivre et de ne pas mourir avec lui était de s’en détacher, et de bâtir, à l’écart des grands courants d’échange, des grandes routes et des grandes villes impériales, des micro-sociétés pauvres mais autarciques, des villages éloignés du progrès mais qui, pour cette raison, gagneraient en résilience. Et ce mouvement de repli et de rétractation, de défiance en la capacité de l’Empire à maintenir le monde ouvert et prospère, fut justement ce qui, accroissant encore les forces centrifuges, accéléra l’effondrement.

C’est aussi cette histoire que raconte Hermann Hesse dans Le jeu des perles de verre.

À l’issue d’un siècle, dit des Variétés, marqué par la trahison des clercs et la déliquescence de l’esprit, des communautés se forment qui trouvent, dans la pureté et la rigueur de la musique, puis des autres sciences et disciplines, un chemin vers le renouveau. Un nouvel art naît, le jeu des perles de verre, art total et difficile qui combine musique, méditation, philosophie, émotions visuelles et sentimentales, art qui, à force d’efforts et de temps, de sélection et de précaution, devient un art majeur laissé aux mains d’une élite qui, si elle recrute partout, s’isole néanmoins dans Castalie, tour d’ivoire du monde.
Le héros du livre, devenu lui même maître du jeu des perles de verre, réalise un jour la profondeur de  cette coupure, la chute qu’elle annonce, et décide de quitter le centre : Castalie, pour la périphérie : le siècle, dont il pressent qu’il sera bientôt centre et qu’il faut l’irriguer :

Dans l’optique des Castaliens, la vie du siècle était un élément arriéré et de valeur secondaire, une existence de désordre et d’instincts primitifs, faite de passions et de dispersion, sans beauté, sans rien qui méritât le désir. Mais le siècle et sa vie étaient en vérité infiniment plus grands et plus riches qu’un Castalien ne pouvait se les représenter, le monde était plein de devenir, d’histoire, d’essais et d’éternels recommencements ; il était peut-être chaotique mais il était la patrie et le sol nourricier de tous les destins, de tous les ennoblissements, de tous les arts, de toute humanité, il avait engendré les langages, les peuples, les Etats, les cultures ; il nous avait engendrés nous aussi et notre Castalie, il allait voir mourir tout cela et leur survivre.

 

Le Jeu des perles de verre, qu’Hermann Hesse écrivit tandis que le pays le plus cultivé d’Europe, dont il etait originaire,  sombrait dans la barbarie, est une réflexion sur la révolution du monde, la grande roue de l’histoire :

Le monde, tel que ces mythologies le représentent, commence dans ses origines par être divin, bienheureux, rayonnant, beau comme le printemps : c’est un âge d’or. Ensuite il succombe à la maladie et dégénère de plus en plus, il devient fruste et misérable, et, à la fin des quatre âges cosmiques, durant lesquels il sombre de plus en plus profondément, il est mûr pour être foulé aux pieds et détruit par Siva, le rieur qui danse. Mais l’univers ne finit pas là, il recommence avec le sourire de Vichnou qui, en rêve, crée de ses mains espiègles un monde neuf, jeune, beau, rayonnant.

 

Quand le monde impérial semble sur le point de mourir, que la prospérité et la paix paraissent reculer, on peut songer à prendre les devants. Comment ne pas y penser quand on voit émerger, au rebours de l’économie-monde fondée sur l’exploitation, les grands réseaux interconnectés et les échanges planétaires, ces micro-économies, ces économies locales, circuits courts, autoproductions d’aliments et d’énergie, tous ces mouvements de repli, d’autogestion, de contraction, qui semblent naître de la certitude que le soufflé impérial, qui se nourrit du pillage du monde, ne pourra pas indéfiniment monter et qu’au jour de l’effondrement, mieux vaudra avoir pris ses précautions.

Le Moyen-âge fut cela aussi : non pas seulement l’hébétude d’un monde qui avait perdu, dans la chute de l’Empire, ses forces de liaison et de progrès, ses cadres, ses voies, ses légions et ses lois ; mais la préparation et la maturation, dans le temps long de la déliquescence, des structures et des lieux : fermes, enceintes, palissades, monastères, qui permettraient d’affronter la chute anticipée et de faire refleurir quelque chose ; Isaac Asimov raconte cela dans Fondation.

Il y a, dans l’épuisement des ressources et la salissure du monde d’aujourd’hui, quelque chose d’effrayant : comme une folie dont on n’arriverait pas à arrêter la course parce que tout est devenu trop complexe, trop lourd, trop interdépendant, trop ingérable. Et faute de pouvoir arrêter cette course folle, de pouvoir maîtriser le mouvement et accompagner le monde vers un nouvel équilibre, la tentation pourrait venir à certains – je ne sais comment les qualifier – de suivre d’autres chemins pour préparer le Moyen-âge.

 


Le passage lu, qui reprend des propos du maître de Musique, est tiré du chapitre intitulé La vocation  :

Tu sais que tout le monde n’approuve pas le Jeu des Perles. On dit que c’est un succédané des arts et que les joueurs sont des rhéteurs, qu’on ne peut plus les considérer comme de véritables intellectuels, et que ce ne sont justement que des artistes fantasques et dilettantes. Tu verras jusqu’à quel point c’est vrai. Tu te fais peut-être toi-même, sur le Jeu des Perles de Verre, des idées qui lui prêtent plus qu’il ne tiendra, en ce qui te concerne ; peut-être aussi est-ce l’inverse. Il est certain que ce Jeu a ses dangers. C’est justement pour cela que nous l’aimons. Sur les chemins sans risques on n’envoie que les faibles. Mais tu ne devras jamais oublié ce que je t’ai dit si souvent : nous sommes faits pour reconnaître avec précision les antinomies, tout d’abord en leur qualité d’antinomies, mais ensuite en tant que pôles d’une unité. Il en est également ainsi du Jeu des Perles de Verre. Les natures d’artistes en sont éprises, parce qu’on peut y faire montre d’imagination ; les esprits rigoureusement scientifiques et spécialisés le méprisent – et avec eux beaucoup de musiciens – sous prétexte qu’il lui manque ce degré de rigueur dans la discipline où peuvent atteindre les sciences particulières. Soit, tu apprendras à connaître ces antinomies et tu découvriras avec le temps que ce ne sont pas là des antinomies d’objets, mais celles des sujets, que par exemple un artiste qui fait oeuvre d’imagination évite les mathématiques pures et la logique non parce qu’il a décelé quelque chose en elles, ni parce qu’il y trouve à redire, mais parce que d’instinct il est porté ailleurs. Tu pourras, à ce genre d’inclinations et de répugnances instinctives et violentes, reconnaître avec sûreté les âmes mesquines. Dans la réalité, c’est-à-dire chez les âmes grandes et les esprits supérieurs, ces passions n’existent pas. Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape. Mais cette étape doit le conduire vers le lieu où se trouve la perfection, il doit tendre vers le centre et non vers la périphérie. Note cela : on peut être un logicien ou un grammairien rigoureux, et être en même temps plein de fantaisie et de musique. On peut être instrumentiste ou Joueur de Perles de Verre et en même temps entièrement dévoué à la loi et à l’ordre. L’être humain auquel nous songeons et que nous voulons, que nous nous proposons de devenir, échangerait chaque jour sa science ou son art contre d’importe quels autres, il ferait resplendir dans le Jeu des Perles de Verre la logique la plus cristalline et dans la grammaire l’imagination la plus féconde. C’est ainsi que nous devrions être, on devrait pouvoir à tout instant nous affecter à un autre poste, sans que nous nous insurgions là contre et nous laissions troubler pour autant.


PS : L’image ne représente pas des perles de verre mais des galets étincelant sous l’eau bouillonnante de la mer, cet été, à Porquerolles.

novlangue

Novlangue


“Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ?” , demande Syme à Winston, au début du 1984, de George Orwell. “À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait.”

Réduire le langage jusqu’à ce qu’il devienne incapable de porter non pas la contradiction – car la contradiction est bien présente, exacerbée même, dans ce monde sans nuances – mais l’altérité véritable, la seule vraie, qui consiste justement à ne pas entrer dans les catégories prédéfinies, à être à côté et non pas en face.

Le novlangue transforme l’arc en ciel des sens en dégradés d’un même mot-couleur. Au bon s’oppose l’inbon, que viennent compléter le plusbon, le double plusbon et probablement le plusinbon. Des gradations continuent d’exister mais elles s’alignent dans la même longueur d’onde, la même gamme sémantique, sans jamais s’en éloigner. Les petits pas à côté du sens qui permettent que, peu à peu, par l’analogie, on passe d’un concept à l’autre, d’une idée à l’autre, qu’une vision s’enrichisse et s’élargisse, ces petits pas se raréfient jusqu’à disparaître. Plus de conciliation possible dans ce monde là, plus de rapprochement, plus de compréhension : on ne cherche plus à saisir l’autre dans sa singularité, son altérité radicales ; on cherche seulement à le ranger dans les catégories et les cases que l’on connaît déjà – et qui ne sont pas celles où il se trouve. Finie l’ouverture ; ne demeure que l’affrontement des sens contraires.

Le novlangue, parce que réfutant la nuance, est un langage de la violence qui, dans la diversité infinie du monde, ne voit plus que blanc ou noir, traître ou camarade, ami ou ennemi. Il met les idées en ordre de bataille  comme l’Etat qui le promeut a mis les êtres en uniforme, les sentiments en uniforme, la vie en uniforme. Tout ce qui sort du noir et blanc, du binaire, du tout ou rien, est exclu et considéré – à très juste titre d’ailleurs – comme susceptible de saper les bases de la société : l’art, l’amour, la littérature, les souvenirs, la sexualité, l’histoire, la promenade, la rêverie, l’ennui – tout ce qui est fondamentalement regard sur le côté, et refus de l’unidimensionnalité, tout cela est réfuté, rejeté, honni.

Mettre les idées en uniforme. C’est Emmanuel Berl (qui n’avait certes pas que des qualités !) qui avait eu cette formule, dans Marianne, au moment de la décomposition du Front populaire, pour évoquer cette chute de l’esprit dans le précipice d’une conception binaire d’un monde où n’existaient plus que le communisme et le fascisme.

C’est de cette violence bien réelle que finissent toujours par accoucher la simplification des mots, le simplisme des slogans, la violence des insultes et des mots orduriers.

Le novlangue est le naufrage de l’esprit.


En accompagnement musical, le premier mouvement d’A la mémoire d’un ange, d’Alban Berg.


Et maintenant, le texte lu :

– Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit.

– Lentement, répondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant.

Le visage de Syme s’était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire. Il poussa de côté le récipient qui avait contenu le ragoût, prit d’une main délicate son quignon de pain, de l’autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier.

– La onzième édition est l’édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement. Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050.

Il mordit dans son pain avec appétit, avala deux bouchées, puis continua à parler avec une sorte de pédantisme passionné. Son mince visage brun s’était animé, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et étaient devenus rêveurs.

– C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». Naturellement, nous employons déjà ces formes, mais dans la version définitive du novlangue, il n’y aura plus rien d’autre. En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l’originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l’idée vient de Big Brother.

Au nom de Big Brother, une sorte d’ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, néanmoins, perçut immédiatement un certain manque d’enthousiasme.

– Vous n’appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J’ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?

Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il n’osait se risquer à parler.

Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :

– Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?

– Sauf…, commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.

Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.

– Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté c’est l’esclavage » alors que le concept même de la liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensée, l’orthodoxie, c’est l’inconscience.

« Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une conviction certaine, Syme sera vaporisé. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-là. Un jour, il disparaîtra. C’est écrit sur son visage. »

Une fissure

L’Imprécateur (René-Victor Pilhes)


L’Imprécateur est un roman de René-Victor Pilhes paru en 1974 et qui a, cette année-là, reçu le Prix Femina.

Raconté par le directeur des relations humaine de la filiale française du groupe, le roman relate la chute de Rosserys & Mitchell, une multinationale géante dont le siège française est en butte à la fois à des fissures et aux révélations ironiques d’un personnage mystérieux : l’Imprécateur, événements qui vont se combiner jusqu’à créer un incroyable désordre qui va aboutir à la chute de la compagnie.

Le monde décrit par le roman est celui que nous connaissons : un monde où les entreprises géantes ont fini par dicter les valeurs et par  substituer leur cynisme à la vérité :

“La construction d’usines et d’immeubles sur toute la surface du globe apportait du travail et de la nourriture aux peuples maigrement pourvus, accélérait leur marche vers le progrès et le bien-être. C’est pourquoi ces gens qui, en fabriquant, en emballant et en vendant, édifiaient le bonheur de l’humanité en vinrent à se demander à quoi pouvaient servir les assemblées politiques et les gouvernements.”

Un monde dans lequel le commerce des choses est devenu le moteur de l’histoire, pour le plus grand profit d’une caste dont l’altruisme prétendu ressemble à celui du Grand Inquisiteur :

“« Nous qui fabriquons, emballons et vendons, nous créons les richesses et nous en remettons une part importante aux institutions politiques, librement ou non élues, qui les redistribuent. Ces richesses, nous ne voulons pas les répartir nous-mêmes, car nous serions juge et partie. Ainsi, le monde, après tant de soubresauts et de déchirements millénaires, a enfin trouvé sa voie : fabriquer, emballer, vendre, distribuer le produit de la vente. En somme, de même qu’en des temps préhistoriques on avait séparé les Églises et l’État, on séparerait aujourd’hui la justice et l’économie. D’un côté, on ferait beaucoup de “social”, de l’autre, beaucoup d’argent. En quelque sorte, le pouvoir temporel appartiendrait aux entreprises et aux banques, et le pouvoir intemporel aux gouvernements. Les temples, les églises, les synagogues le céderaient aux grands ministères. »Fabriquons et emballons en paix ! criaient-ils, vendons en liberté, et nous aurons en échange la paix et la liberté !”


Presque trente ans avant Cosmopolis de Don DeLillo, cet extraordinaire roman raconte lui aussi l’écroulement d’une firme, de la firme, et avec elle celui d’une société, d’un monde tout entier construit sur la production de biens inutiles, animé par la recherche du profit et gangréné par l’égoïsme, la prétention et l‘hubris.

Les gens qui à l’époque se pressaient sur le pavois, tant étaient subtiles leurs réflexions, étendues leurs connaissances, éprouvées leurs techniques, portaient haut leur superbe et leur rengorgement.

C’est prodigieux, jubilatoire et d’une extraordinaire actualité.


Le passage lu est au début du roman. Il en donne l’ambiance.

“Bien que la firme géante, multinationale et américaine, Rosserys & Mitchell ait connu une notoriété phénoménale et qu’elle ait même, à un moment, sérieusement aspiré au gouvernement des nations, il n’est pas inutile aujourd’hui de la définir brièvement, car elle a perdu sa place dans la mémoire des citoyens et elle n’a creusé aucun sillon dans l’Histoire.

Cette firme fabriquait, emballait et vendait des engins destinés à défricher, labourer, semer, récolter, etc. Son état-major siégeait à Des Moines, dans l’Iowa, splendide État d’Amérique du Nord.

La compagnie avait d’abord vendu ses engins à l’intérieur des États-Unis ; ensuite, elle les avait exportés et, pour finir, elle avait bâti des usines dans les pays étrangers.

Lorsque survinrent les événements relatés ici, Rosserys & Mitchell avait entrepris de construire des usines non point dans les pays assez riches pour acheter eux-mêmes les engins fabriqués et emballés sur leur sol, mais au contraire dans les pays pauvres et démunis de denrées pour la raison que les salaires payés aux ouvriers de ces pays étaient moins élevés qu’ailleurs.

Les gens qui à l’époque se pressaient sur le pavois, tant étaient subtiles leurs réflexions, étendues leurs connaissances, éprouvées leurs techniques, portaient haut leur superbe et leur rengorgement. Et aussi la philosophie que voici :

a) fabriquons et emballons chez nous des engins et vendons-les chez nous ;

b) maintenant, vendons nos engins à ceux de l’extérieur qui ont de l’argent pour les acheter ;

c) fabriquons et emballons sur place, toujours chez ceux qui ont de l’argent pour acheter ;

d) pourquoi ne pas fabriquer et emballer nos engins dans les pays pauvres, de façon à les obtenir moins cher ?

e) à la réflexion, pourquoi ne pas fabriquer les vis de nos engins là où les vis coûtent le moins cher, les boulons là où ils coûtent le moins cher, assembler le tout là où ça coûte le moins cher d’assembler, l’emballer là où ça coûte le moins cher d’emballer ?

f) et, finalement, pourquoi se limiter à la fabrication d’engins ? Avec tout l’argent qu’on gagne, pourquoi ne pas acheter tout ce qui est à vendre ? Pourquoi ne pas transformer notre industrie en gigantesque société de placement ?

La sécheresse de ce processus masquait un altruisme remarquable. La construction d’usines et d’immeubles sur toute la surface du globe apportait du travail et de la nourriture aux peuples maigrement pourvus, accélérait leur marche vers le progrès et le bien-être. C’est pourquoi ces gens qui, en fabriquant, en emballant et en vendant, édifiaient le bonheur de l’humanité en vinrent à se demander à quoi pouvaient servir les assemblées politiques et les gouvernements. Voici ce que ces néo-patriciens, qui décidément avaient pénétré les secrets de l’âme humaine, répondirent : « Nous qui fabriquons, emballons et vendons, nous créons les richesses et nous en remettons une part importante aux institutions politiques, librement ou non élues, qui les redistribuent. Ces richesses, nous ne voulons pas les répartir nous-mêmes, car nous serions juge et partie. Ainsi, le monde, après tant de soubresauts et de déchirements millénaires, a enfin trouvé sa voie : fabriquer, emballer, vendre, distribuer le produit de la vente. En somme, de même qu’en des temps préhistoriques on avait séparé les Églises et l’État, on séparerait aujourd’hui la justice et l’économie. D’un côté, on ferait beaucoup de “social”, de l’autre, beaucoup d’argent. En quelque sorte, le pouvoir temporel appartiendrait aux entreprises et aux banques, et le pouvoir intemporel aux gouvernements. Les temples, les églises, les synagogues le céderaient aux grands ministères. »

Fabriquons et emballons en paix ! criaient-ils, vendons en liberté, et nous aurons en échange la paix et la liberté !

Une pareille grandeur d’âme ne laissait pas indifférents les peuples et les États. Entre tous, les États d’Amérique du Nord apparurent comme le peuple élu. Le monde changea de Judée. Jérusalem fut peu à peu remplacée par Washington. Quant à la politique, elle s’adapta à la religion nouvelle et forma ses grands prêtres. Que serait un dirigeant qui n’aurait ni lu ni compris les Tables de la nouvelle Loi ? Alors surgirent dans les Conseils des hommes d’un type nouveau, compétents, capables de gérer aussi bien une administration qu’une entreprise ou une grande compagnie. Le mot GESTION rompit un carcan multiséculaire, jeta bas ses oripeaux et apparut en cape d’or aux citoyennes et aux citoyens ébahis. Jadis, on cherchait à savoir d’un homme s’il était chrétien ou hérétique, à droite ou à gauche, communiste ou anglican. A l’époque dont je parle, on se demandait : celui-là est-il ou non un bon gestionnaire ?

Rosserys & Mitchell était l’un des joyaux de cette civilisation. Grâce à ses engins, des travaux surhumains avaient été effectués dans le monde entier, du blé poussait là où Moïse sous ses pas soulevait de la poussière. Des millions d’écoliers apprenaient que, s’ils travaillaient bien en classe, ils auraient plus tard une chance d’être engagés par une firme semblable à Rosserys & Mitchell-International. Aux jeunes générations, on disait : « Le jour où le monde ne sera plus qu’une seule et immense entreprise, alors, personne n’aura jamais plus faim, personne n’aura jamais plus soif, personne ne sera jamais plus malade. »

Ainsi étaient façonnés les esprits dans le monde industrialisé lorsque survint un incident dans la firme française de cette compagnie géante, américaine et multinationale.

Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise.”


En accompagnement musical, “Processing Unit”, tiré de IBM 1401, A User’s Manual, de Johann Johannson.


On pourra se reporter à la page consacrée à L’Imprécateur sur le blog de René-Victor Pilhes.



 

En accompagnement musical, “Processing Unit”, tiré de IBM 1401, A User’s Manual, de Johann Johannson.

 


 

On pourra se reporter à la page consacrée à L’Imprécateur sur le blog de René-Victor Pilhes.

 


yad vashem

Propager le mensonge et la haine


C’est une photo où l’on voit le pape François embrasser respectueusement la main d’un vieil homme couvert de médailles. La scène se passe le 26 mai 2014 à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah, en Israël.

Derrière le vieil homme, un autre vieil homme puis derrière encore mais faisant un peu plus face à l’objectif  du photographe, un troisième homme, plus grand, apparemment sans kippa et aux cheveux blancs.

La photo d’origine

Les actualités de l’époque ont abondamment couvert la scène et on trouve facilement sur Internet le journal télévisé du jour.

On sait donc sans grande difficulté (mais je dois à Kham Piankhy de m’avoir montré le chemin par son post youtube  Debunking : le pape et David Rockefellerque l’homme aux médailles s’appelle Eliezer (Lolek) Grynfeld,  et que c’est un survivant du ghetto de Lodz puis du camp de Sachsenhausen. Que le second est Moshe Ha-Elion, Grec de Thessalonique déporté à Auschwitz-Birkenau puis Mauthausen, Malchow et Ebensee. Quant au troisième derrière, il est probablement Joseph Gottdenker, un Juif polonais qui dut sa survie à l’aide et à la protection que lui accorda, ainsi qu’à sa mère, une famille catholique polonaise, les Ziolos, désignée Juste parmi les nations.


Un an passe puis la mécanique s’enclenche.

Fin septembre 2015, on commence à retrouver une photo de l’événement sur des sites conspirationnistes, antisémites ou catholiques intégristes (ce sont souvent les mêmes ou, s’ils sont différents, ils se repiquent les mêmes infox ad nauseam).

La photo est la même ; elle n’est pas trafiquée mais simplement recadrée et;  surtout, elle est légendée différemment. Yad Vashem a disparu et les trois hommes ont trouvé une nouvelle identité. Il s’agit désormais de David Rockfeller, John Rothschild et Henry Kissinger.

La photo faussement légendée

Le Site Viens, Seigneur Jésus ! (“Forum Catholique [qui] a pour objectif d’annoncer la Fin des Temps, de diffuser les Messages du Ciel et de dénoncer le Nouvel Ordre Mondial afin de préparer le Retour du Seigneur Jésus et d’accueillir Son Règne de Paix de Mille Ans !“) – On sent l’amour et l’humilité ! – publie le 30 septembre 2015 la photo, sans sa légende mais avec le titre suivant, définitif : “Le Pape François se prosterne devant Mammon et baise la main des Maîtres du Monde !”. Et l’article proprement dit est ainsi rédigé :

Vous savez à qui le Pape embrasse la main ?

Le Pape François baise simplement la main de David Rockefeller, Henry Kissinger et le Baron de Rothschild.

Le dieu MAMMON compterait-il plus que notre Seigneur !!!!!!!

Franchement, je me demande ce qu’en penserait le CHRIST à vouloir embrasser le monde ?

A cette intéressante question, l’administrateur répond d’un stoïque : “L’heure est grave, très grave même“, et une lectrice ajoute, qui depuis longtemps sans doute, savait dans son cœur que le Pape était passé du côté des forces occultes : “C’est la confirmation que personne ne souhaitait voir ! L’image est terrible.”

Quelques heures plus tard, le même site publie le photomontage ci-dessous : en haut à gauche le Christ portant sa croix et qui paraît vouloir en enfoncer le bout dans le cou du Pape ; en haut à droite, Marie, qui pleure probablement la trahison du successeur de Pierre ; au centre Eliezer Grynfeld, pseudo-Rockfeller, revêtu des cornes de Mammon et portant sur sa poitrine, en lieu et place de l’étoile jaune, un diable rouge tenant sa fourche ; enfin, en bas, on distingue les flammes de l’enfer qui ne vont certainement pas tarder à rôtir nos pécheurs : on se croirait dans un tableau de Jérôme Bosch.

La photo injuriée

Le lendemain, il apparaît au gestionnaire de site que la nouvelle est un Fake. L’administrateur prend note, indique ce dont il s’agit et remercie la lanceuse d’alerte (celle qui pourtant croyait avoir deviné…) d’un mignon :

Merci !

pour votre prévoyance !

C’est tout. Aucune excuse, notamment à ceux dont l’image a été injuriée, aucun regret exprimé ; aucune indication ou mise en garde au lecteur ; toutes les images et tous les textes sont laissés tels quels…


Le même  30 septembre, le site Pirate-972, sur Skyrock, (qui a pour slogan “Le nouvel ordre mondial satanique tremble. Le réveil de la force est en marche“) publie la même photo, avec le titre [sic] : “Le pape satanique Francois embrasse la main de c est supérieurs David Rockefeller, John Rothschild et Henry Kissinger”. Et ce titre – qui en impose – est accompagné de l’article suivant :

La Religion a été toujours une béquille pour le capitalisme. Preuve à l’appui pour ceux qui ne sont pas encore convaincus : Le pape Francis embrasse la main de David Rockefeller, John Rothschild et Henry Kissinger sur la droite…Des grands magnats du système d’esclavage moderne devant lesquels le pape se prosterne.

Il n’y a rien à espérer d’un pape jésuite.

L’article de Pirate est intégralement repris, le lendemain 1er octobre par L’Eveil mondial , site de tout et de n’importe quoi (soucoupes volantes, éruptions solaires, microparticules, fins du monde, pyramides, sans oublier une image de Hitler parce que, quand même, ça pose les choses) dont la devise est (attention ! surprise) : “L’éveil mondial a déjà commencé !”


Le 20 décembre 2015, la contagion touche l’Espagne. Le site
EL EJÉRCITO MARIANO (L’armée de la Vierge Marie je crois bien) fait un long article à partir du site Pirate 972, qu’il allonge considérablement en expliquant quelles sont les familles d’Illuminati et en disant tout haut ce que les autres sites paraissaient silencieusement considérer comme allant de soi, à savoir que les Rockfeller sont d’origine juive : l’antisémitisme est tout de même, de façon patente, le fond de commerce de tous ces délires !

Quelques semaines passent et le 14 février 2016, le film de la cérémonie de Yad Vashem se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique, sur le site mexicain Distrito Cero (dont le slogan est une phrase d’Emiliano Zapata : ” LA IGNORANCIA Y EL OSCURANTISMO EN TODOS LOS TIEMPOS, NO HAN PRODUCIDO MAS QUE REBAÑOS DE ESCLAVOS PARA LA TIRANÍA“). Ledit film est titré : “(Vídeo explicativo) Papa Francois besa la mano de David Rockefeller, Henry Kissinger y John Rothschild”.


Le samedi 11 mars 2017, le site Facebook “Le meilleur des mondes” (“Si vous continuez à écouter les médias, vous allez finir par vous battre entre pauvres” – Malcolm X.) publie la vidéo de Yad Vashem sous le titre “Le Pape Francois embrassant les mains “de David Rockefeller, Henry Kissinger et John Rothschild”. Pas de texte mais le film est accompagné des tags suivants, qui ne détonnent pas trop par rapport à ce qu’on a vu jusqu’à présent :
#OpenYourMind
#LeSionismeTue
#SoumiSion

Le 10 mars 2017, la même vidéo est mise en ligne sur RuClip fr, qui est apparemment une sorte de YouTube russe, sous le titre : “Pope Francis kissing the hands of Rothschild & Rockefeller| Illuminati exposed | Illuminati in tamil”. Elle a été vue plus 828 000 fois.


Le 14 mars 2017 le site YouTube GRIN2KAF PROD  (qui a tout de même plus de 47 000 abonnés) publie une longue conversation en direct (vue 37 520 fois !) sur la base de la photo de départ, titrée “LE PAPE MONTRE SON APPARTENANCE AU LOBBY SATANİQUE İL EMBRASEE LA MAİNS DE ROCKFELLER ?!?!”.

Le gestionnaire du site est spécialiste des Illuminati. Il explique que les Rockfeller sont les milliardaires à la tête des Illuminati, avec les Morgan, et que le Vatican est aux mains des forces du mal, ce que démontrent d’ailleurs les différents procès pour viols et trafics d’enfants que traîne le Pape. Paradoxalement – mais il faut le souligner, pas d’antisémitisme dans ce discours là ; c’est aux Illuminati qu’on en veut, pas aux Juifs. Le Monsieur explique d’ailleurs qu’il a déjà fait des vidéos sur la question des Illuminati dont une intitulée “Qui sont les élites du diable qui nous contrôlent ?”. Et donc, ici, la preuve est faite, sous nos yeux : “le pape embrasse ses boss”… Les 13 familles. Il en est absolument certain et conseille à ceux qui auraient des doutes d’aller voir un ophtalmo. “Vous ne comprenez pas, mes frères ?”

Il y a, à un moment donné, une Sonia qui intervient. On ne l’entend pas mais notre présentateur répond qu’il ne faut pas, bien sûr, faire ce qu’elle suggère et qu’il ne cautionne pas la violence (il a l’air honnête, d’ailleurs) mais que “si des vrais terroristes existaient dans l’Islam, ils iraient d’abord sauter ces gens là” parce que ce sont eux les vrais ennemis de la planète (et pas seulement de l’Islam).

Le lundi 22 janvier 2018, la même video est reprise par Dailymotion sous le compte de One-Kemet (“Le Monde c’est Vous !“) avec le commentaire :

Pape François a d’autres DIEUX que ce qu’il vend lui-même !
Le Pape Francois embrassant les mains de …

=>David Rockefeller,
=>Henry Kissinger
=>John Rothschild


Le 17 septembre 2018, L’Echo des montagnes, “journal indépendant [qui] veut vous aider à comprendre institutions, les hommes politiques, les banquiers pourries par les francs-maçons“, publie un lien vers la vidéo du Meilleur des mondes, sous le titre “Le pape François et les Satans”. Il y a quelques lignes de présentation :

Le pape, censée être le digne représentant de Dieu et des chrétiens ,qui se prosterne et embrasse la main de Rockefeller et de Rothschild, les personnes les plus riches de ce monde qui laissent crever des millions de gens de faim et de soif,eeeeeeeeuuuuuuhhh???

Le Pape Francois embrassant les mains “de David Rockefeller, Henry Kissinger et John Rothschild”

Cela ne vous choque t-il pas ???,

Y- aurais pas comme un problème là ???

En somme le pape embrasse les mains de Satan mais est-ce normal ???

Rééééveeeeeillééééé vooous!!!


Depuis quelques mois, les choses s’accélèrent. La crise des Gilets jaunes, qui ne se résume évidemment pas à cela – et qui ne saurait évidemment être considérée pour rien à cause de cela – a donné et donne lieu à un terrible débordement d’antisémitisme, de fanatisme et de conspirationnisme. L’infox du pape baisant la main de Rockfeller, qui était toujours présente sur les sites mais qui n’était plus sur le haut de la pile, est ainsi réapparue en force ces derniers jours, parce que reprise et réinjectée dans le circuit par des sites favorables aux Gilets jaunes. C’est ainsi notamment qu’elle est apparue – et n’a pas disparu malgré de nombreuses relances – sur le site Facebook d’un défenseur des gilets jaunes jusqu’ici plutôt connu pour transporter un cœur de pierre.

Plus généralement, voici quelques jours que sont relayés et propagés, sur ce site et probablement sur d’autres du même genre, des informations fausses et de plus en plus violentes qui ne visent qu’à jeter la suspicion et à susciter la haine. Ainsi, cette vidéo de Gabriel Rabhi (c’est le fils et non le père) intitulée L’impossible révolte des peuples d’Occident, qui indique notamment (en 3:49) que l’information est partout contrôlée par les forces occultes et de l’argent, que le seul espace de liberté restant est Internet mais que celui- ci est diabolisé, par un pouvoir lui-même aux ordres, sous le prétexte fallacieux de la lutte contre “un terrorisme fictif ou fabriqué” (il faut quand même oser le dire, en 2018 !) Et tous ces articles complotistes, écrits il y a longtemps mais qui reviennent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et qui ne tendent à rien moins qu’à montrer que le gouvernement a couvert, quand il ne les a pas organisés, les attentats du 13 novembre 2015.

S’ajoutent à cela les reportages délétères à la gloire de Vladimir Poutine et de Bachar-El-Assad, ces hommes forts qui, eux, en ont ; des morceaux épars de revendications issues du PCF ou du RN, des blagues un peu niaises ou franchement grasses, des interviews de François Ruffin et puis au milieu, atterrissant d’on-ne-sait où comme une Mary Poppins, des citations “inspirantes” [!] de Victor Hugo, Einstein ou Guizot : un bric-à-brac incroyable au sein duquel les appels à la haine et à la sédition, les injures et insultes constamment jetées à la tête des “tous pourris qu’il faut tous pendre” parviennent à disparaître comme des poissons derrière des algues !

Encore une fois, les Gilets jaunes ne se résument pas à cela. Mais le fait est qu’il attrapent avec de profonds chaluts tout ce qui traîne au fond, et qu’ils révèlent par la même occasion ce qui peut y avoir en eux de poisseux et de nauséabond. Comme si tout était bon pour alimenter la décomposition sociale.

Quel ravage !

PS : pas de son cette fois-ci ; pas de paroles non plus.

Course vers l'humanité

Course vers l’humanité


La nébuleuse d’Andromède, d’Ivan Efremov, décrit un monde futur dans lequel l’humanité, dont toutes les nations et tous les peuples se sont réconciliés et unifiés dans l’idéal communiste, explore l’univers et a lié contact, via le “Grand anneau”, avec d’autres intelligences et d’autres créatures. C’est cette histoire que, dans le passage que je lis, relate Véda Kong, ambassadrice de la terre auprès des autres peuples, dans un message qui traversera les espaces et le temps.

Bien que le monde dépeint ne soit pas exempt de défauts rédhibitoires (la terre a été en grande partie terraformée pour mieux se plier aux besoins de l’homme, qui la considère comme sienne), ce roman m’a toujours fasciné. Par son optimisme fondamental sur l’avenir des choses ; parce que l’humanité y apparaît comme partie à la découverte (découverte ; pas conquête) de l’univers dans de grands vaisseaux aux noms bouddhistes ; parce qu’elle est une, ayant aboli les conflits et les inégalités ; parce que le livre est traversé de portraits de femmes magnifiques dont le sublime est comme l’allégorie de cette humanité réconciliée avec elle-même ; et parce que la société qui y est dépeinte m’est toujours apparue comme un idéal, l’utopie à atteindre.

Le point qui m’a toujours le plus ému dans la description de cette société (qui n’a évidemment rien à voir avec la réalité de l’URSS stalinienne dans laquelle le roman fut écrit) est celui relatif au travail : 

Le développement de la cybernétique, science de l’autorégulation, une instruction poussée, une haute intellectualité, une bonne éducation physique de chaque individu permirent aux gens de changer de spécialité, d’apprendre rapidement d’autres professions et de varier à l’infini leur activité laborieuse en y trouvant de plus en plus de satisfaction.

Plus que la possibilité donnée à chacun de changer régulièrement de travail, ce sont les conditions nécessaires à cette possibilité qui m’enchantent : dans le monde dépeint, un directeur peut devenir mineur et être remplacé dans ses fonctions par un agriculteur ou un archéologue. Et cela non seulement parce qu’on reconnait à chacun la capacité de postuler à tout mais parce que le niveau de vie ne dépend pas de la profession et que tous les métiers sont également respectés et rémunérés.

C’est très précisément cela qui, depuis toujours, me fascine : l’idée d’une société qui, ayant reconnu que tous les métiers sont utiles et nécessaires, que tous participent à l’aventure et au bien communs, les honore également. A tous points de vue.

Je pensais à cela dans les soubresauts de ces dernières semaines : notre société et notre monde sont malades de l’inégalité et de l’irrespect qui règnent en leur sein et qui s’y pérennisent. Qu’est-ce que le contrat social quand les uns gagnent en un mois ce que les autres ne gagneront pas en dix ans et qu’au lieu de décroître l’échelle des revenus et des richesses s’accroît chaque jour un peu plus ? Même s’il n’y a rien de neuf dans ce phénomène, même s’il est tellement inscrit dans l’histoire, depuis des millénaires, qu’il en constitue l’alphabet et la B-A-BA, il ne peut que saper le lien social. Et notre lien social plus que tout autre. Après tout, que l’inégalité soit au fondement de la théocratie de l’ancienne Egypte, de la Russie des Tsars ou de l’Empire du Milieu, cela dégrade le système mais n’en constitue pas la négation. Mais quand un pays a pour devise “Liberté, égalité, fraternité“, cela est autre chose.

Mais il ne s’agit pas seulement de la France et de maintenant. Il s’agit de bien plus grave et de bien plus ancré : depuis le début des temps, c’est l’inégalité qui fait marcher nos sociétés comme le vide du moyeu permet à la roue de tourner. Cette inégalité qui est terrible pour ceux qui en sont les victimes, mais qui est terrible aussi, d’une autre manière, pour l’ensemble, car elle empoisonne les relations sociales comme un non-dit, un secret de famille, une malhonnêteté fondamentale dont l’ombre fausse tout.

L’inégalité entre les individus et les peuples empoisonne. Elle ronge. Comme ce remords qui pourrit le royaume du Danemark et qui empêche d’avancer. Elle empoisonne et emprisonne, inhibe et immobilise. Comment un effort peut-il être demandé quand il n’est pas équitablement partagé, justement supporté ou qu’il est demandé à un ensemble dont les uns ont tout et dont les autres n’ont rien ? Il ne le peut pas, justement ; il ne le peut pas vraiment. Chacun le sait et la parole reste en l’air, frappée d’une illégitimité radicale.

Course vers l’humanité

Le monde, notre maison commune,  va à la dérive. Nous le pillons, le salissons, le dégradons à petit et grand feux. Et dans cette dérive, nous faisons nos petites affaires et nos petits profits, sentant la catastrophe au profond de nous-mêmes mais l’oubliant presque aussitôt sentie.

Tout est à faire et tout est à reprendre ; tout est entre nos mains. Mais rien ne se fera si la société elle-même ne se réforme pas, ne réécrit pas son contrat social, si l’humanité ne se réconcilie pas avec elle-même, devenant enfin elle-même au bout de sa course. 

Dans le fil twitter d’Edgar Morin, je trouve cette pensée, que je reprends volontiers pour conclure : “Mais même à la dérive, il y a l’étoile polaire de l’amour qui me guide“.