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Laureline, Mara et autres héroïnes

On a beaucoup parlé, à l’occasion de la mort de Jean-Claude Mézières, du personnage de Laureline, la compagne de Valérian, qu’il avait créé et qu’on décrit comme une des premières héroïnes authentiquement féministes de la bande dessinée, ce qui est certainement vrai. J’aime bien Laureline. Elle est pétillante, dynamique, réfléchie, intelligente, sage, jolie, curieuse, tendre, moqueuse, fragile et terriblement forte, incarnant à elle seule la diversité, la variété, l’inatteignable polysémie que les hommes, parfois, certains d’entre eux du moins, attendent des femmes qu’ils aiment, si ce n’est de toutes celles qu’ils croisent. C’est dire à la fois leur folie et leur détresse.

Laureline

Mais mon héroïne préférée, quand j’étais adolescent (et peut-être même encore maintenant, du moins les soirs de nostalgie), mon héroïne la plus fantasmatique, la plus sagement fantasmée au long de mes rêveries diurnes, c’était le triplet que constituent ensemble Mara, Quinine et Valérie, les trois amoureuses de Christopher dans Les naufragés du temps, de Jean-Claude Forest et Paul Gillon, ma préférence première allant à Mara, la belle et sensible Mara, si belle, si sensible et si brune.

De Jean-Claude Forest, je connaissais déjà le personnage de Barbarella, rendu célèbre par l’interprétation qu’en avait donnée Jane Fonda dans le film éponyme de Roger Vadim. Mais même avant de connaître le film (que je n’ai d’ailleurs vu que très récemment) j’étais gêné par la sexualité débridée et exubérante de Barbarella, par la joie et la légèreté avec lesquelles elle agissait dans ce domaine, façon de faire qui choquait ma pruderie et me semblait très masculine, non pas dans le sens où Barbarella aurait agi comme un homme, mais dans le sens où elle agissait comme les hommes auraient voulu qu’elle agisse, ce qui me semblait faux et déplacé (Les choses, aujourd’hui, sont moins claires dans mon esprit. Peut-être est-ce moi qui, en raisonnant ainsi, pensait phallocratiquement en n’imaginant pas qu’elle puisse délibérément se comporter ainsi ; ou peut-être avais-je raison. On est ici dans le monde des idées-gants qui, à peine énoncées, peuvent se retourner indéfiniment, ou clignoter, comme un chat de Schrödinger.).

Barbarella

Quoi qu’il en soit, je n’éprouvais pas cette gêne barbarellesque et pudibonde avec la triade des Naufragés du temps. Mes trois héroïnes étaient elles aussi sublimes, leur corps était largement révélé, elles faisaient très souvent l’amour ; mais justement : c’était l’amour, imprégné de sentiment, même chez Quinine, la prostituée du trio, sauf à sa première rencontre avec Christopher – et encore y en avait-il déjà, comme elle le lui laissait entendre au matin de cette première nuit.

Ce qui me plaisait dans ces trois jeunes femmes, outre leur évidente beauté, était ce qu’elles partageaient et que cette beauté révélait : leur courage, leur abnégation, leur dévouement pour Christopher dont elles étaient toutes trois éprises.

Mais j’aimais aussi leurs différences et le fait que, chacune à sa manière, elles incarnent une qualité, une vertu, un tempérament qui, sans pouvoir être qualifié de féminin, participait de cette conception fantasmagorique, magique, que j’avais (déjà) des femmes.

Quinine, la prostituée au grand coeur, incarnait jusque dans sa main griffue cette sauvagerie féminine si étrangement teintée d’érotisme qui joue dans l’attirance interlope et vaniteuse que les hommes peuvent éprouver à l’égard de ce qui paraît dangereux et difficile à dompter.

Quinine

Valérie, la femme du XXeme siècle échouée comme Christopher sur les rives du XXXeme, était la douceur, la dignité, l’apparente passivité de qui est sûre d’elle-même. Elle était celle qui n’avait pas à combattre pour conquérir ou garder Christopher car elle était, du fait de leur histoire commune et de leur exil partagé, la femme qu’il recherchait toujours, la seule naturelle, la seule légitime dans le rôle de compagne ou d’épouse attitrée. Détonnant par sa blondeur au milieu de ses deux rivales, elle semblait un peu fade mais derrière cette apparente fadeur couvaient la jalousie et l’orgueil.

Valérie

Entre les deux, Mara, la si belle Mara, était comme un point d’équilibre : l’intelligence, la bonté, la passion canalisée par la raison, le sacrifice. Et que Christopher, plus faire-valoir de ces trois grâces que véritable héros de la série, puisse, tout en aimant Mara et en l’admirant, la dédaigner et ne pas passer sa vie à ses genoux, cela me stupéfiait et m’était une énigme redoutable.

Mara

Car Christopher était, entre ces trois femmes, entre ses trois femmes, unies et déchirées par l’amour du même homme, comme le seigneur du harem, allant de l’une à l’autre au gré de ses humeurs et de leurs pleurs, les réconfortant de ses bras et de la chaleur de son corps.

Et pourtant, s’il était beau comme un Charlton Heston, Christopher ne me semblait pas mériter cette chance. Prétentieux, autoritaire, il se comportait partout comme en terrain conquis et parlait de tout avec assurance mais il se savait rien, et agissait sans discernement. Sûr de lui, il était la caricature du mâle, de l’adulte animé par un esprit infantile. Et j’étais jaloux de ce bellâtre, qui non seulement tenait le monde dans son beau sourire et sa mâchoire carrée mais était incapable de choisir sa belle parmi les trois.

Christopher

Les années passant, je comprends mieux son abstention, son hésitation continuelle, sa réticence à s’engager vraiment, sa mélancolie, aussi. Car aussi émouvantes soient-elles, ni Valérie, ni Quinine, ni Mara n’épuise, à elle seule, le champ immense de la féminité, cet espace prodigieux que la jeune Laureline arrive assez bien à occuper.

Et puis, aussi gratifiante qu’elle m’ait alors paru, je pense aujourd’hui que la relation asymétrique que Christopher entretient avec ses trois femmes, pendues à son cou et à ses basques comme s’il était tout pour elles, doit être lassante. Non seulement parce qu’elle est très stéréotypée et très machiste (terme qui, au passage, me paraît plus exact que celui de “patriarcale”) mais parce qu’elle est réductrice et, j’ose le dire, castratrice dans la mesure où elle enferme chacun, l’homme y compris, dans un rôle préétabli qui fige les choses et tarit le souffle de la vie et de l’amour. Il y a trop de déséquilibre, d’adoration d’un côté et de certitude de l’autre, pour qu’on ne s’ennuie pas ferme dans cet étrange quadrige.

Et donc, avec l’âge, à Valérie, Quinine et Mara, Mara surtout, de loin ma préférée, je préfère Laureline : Laureline dans son entièreté, sa vitalité, sa liberté. Qu’il m’en a fallu, du temps, pour comprendre cela à propos de personnages de bandes dessinées. Combien m’en faudra-t-il pour le comprendre dans la vraie vie ?


Aux amateurs, je suggère ma librairie de BD favorite : Bulles en vrac, dans le cinquième arrondissement de Paris.

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Âge, corps, femmes, hommes


Un corps à soi, de Camille Froidevaux-Metterie, est un livre plein de richesses : beaucoup d’idées qui me paraissent fausses et que je ne partage pas ; beaucoup qui sont passionnantes, ouvrent des horizons, mettent le doigt ou un nom sur des phénomènes et des situations qui soudain s’éclairent.

J’ai évoqué ailleurs l’assignation des femmes à leur corps, dont l’autrice parle largement ; je m’intéresserai ici à leur vieillissement, auquel le passage que je lis et qu’on peut entendre est consacré : le vieillissement (celui des corps, notamment) et la façon très différente dont ce phénomène universel est perçu, vécu, montré, selon qu’il concerne les femmes ou les hommes.

Sandro Botticelli, La naissance de Vénus (Florence, Galerie des Offices)

Camille Froidevaux-Metterie expose la façon dont, du fait de l’assignation des femmes à leur corps mais aussi à la maternité et donc à la jeunesse, leur vieillissement est une sorte de contradiction, d’oxymore, de tabou, dont la représentation est largement évitée.

À la première lecture j’ai tiqué, considérant qu’il y avait dans ces propos beaucoup de projections fantasmatiques, de mise sur les dos des hommes de comportements et de visions forgées par les femmes elles-mêmes. Puis, relisant et réfléchissant, j’ai adhéré.

Ouvrons les yeux et regardons les œuvres d’art : gravures, peintures et surtout sculptures. Ce qui saute aux yeux (quand on y prête attention), c’est la dissymétrie totale existant dans les représentations entre les hommes et les femmes selon leur âge. Dans l’art occidental au moins, les hommes sont de tout âge ; les femmes sont le plus souvent jeunes, comme elles le restent, encore aujourd’hui, au cinéma.

Les places publiques, les musées, les églises, les frontons de nos monuments, les cariatides, les fontaines, mêlent aux David et aux Appolon de vieux sages, de vieux prophètes, des hommes et des dieux vénérables aux traits alourdis par les ans ; les femmes y sont toujours jeunes et vigoureuses, portant haut leurs seins ronds et leurs cuisses charnues ; disparaissant quand ces attributs passent.

Léon Fagel, Michel-Eugène Chevreul (Jardin des Plantes, Paris)
Antoine Bourdelle, La victoire (Musée d’Orsay, Paris)

Dans sa représentation publique, la femme est jeune, pleine de vie. Et quand cela n’est plus le cas, elle devient invisible ou se mue en sorcière ou bien encore en une sorte de monstre.

Francisco de Goya, Escena de Brujas (Madrid, Musée Lazaro Galdiano)
Trumeau de la Sainte-Chapelle, Paris

L’homme peut vieillir ; la femme ne le peut guère : elle s’évanouit ou change de nature, perdant jusqu’à son caractère humain.

Ça n’est pas la beauté qui est en cause : la beauté ne dépend pas de l’âge et il y a – évidemment ! – de vieilles femmes très belles. Ce qui joue, dans ce jeu des représentations, est beaucoup plus instinctif, beaucoup plus animal : si la femme représentée est jeune, c’est parce que la jeunesse est synonyme de vie et de fécondité, de capacité à porter la vie, comme dans le cas de la Madone, figure archétypique non seulement de la maternité mais aussi de la féminité, à ceci près qu’en elle, la féminité se distingue de la désirabilité : la Vierge ne peut que rester intouchée.

Notre-Dame de Grasse (Toulouse, Musée des Augustins)

Féminité et maternité ; féminité dont du moins participe la capacité à être mère. Les deux notions se confondent en partie, ce qui contribue à l’éviction hors du monde des représentations de celles qui ont passé l’âge.

Du côté des hommes, deux notions existent également : masculinité et virilité mais la confusion y est moins grande, ce qui permet à la représentation du masculin de survivre au viril et au temps.

Auguste Rodin, Jacques de Wissant (Paris, Musée Rodin)

Passé un certain âge, il y a toujours, je pense, dans le fait de vieillir, une sorte de relégation, de mise à l’écart de la respiration du monde. Mais elle est, dans le cas des femmes, beaucoup plus précoce et violente, beaucoup plus douloureuse, probablement, car on accorde aux hommes le droit de mûrir quand on demande essentiellement aux femmes de rester pareilles à elles-mêmes, “figées dans l’état de jeunesse”, pour reprendre les termes de Susan Sontag.

Les choses changent. Peu à peu, les invisibilisées (car, invisibles vraiment, elles ne l’avaient jamais été) émergent de l’ombre où elles étaient reléguées. Mais faut-il s’en réjouir ?

La presse a raconté, à propos du film Don’t look up, la réflexion – évidemment bienveillante – de Leonardo di Caprio regrettant que, dans la dernière scène, Meryl Streep apparaisse nue. On saisit mieux, à cet exemple, ce qui se noue dans notre esprit : l’interdit pesant sur la représentation du corps féminin vieux a trait à la pudeur. Il est la contrepartie implicite de l’exhibition réclamée au corps féminin jeune. Dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours cette importance extrême portée au corps des femmes, que ce soit pour le montrer ou pour le cacher.

Quel étrange rôle confié aux femmes que d’incarner l’incarnation ! L’incarner en en exaltant la gloire et en celant le déclin.


La photo de titre représente Les vieilles, de Goya, qui figure dans les collections du Palais des Beaux-Arts de Lille.


PS : Catherine m’apprend que Sophie Fontanel vient de consacrer un papier dans le Nouvel Observateur à cette réaction de Leonardo di Caprio, disant que, quant a elle, elle est heureuse de cette monstration d’une femme plus toute jeune… Je comprends, mais…

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Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne


En septembre 1791, Olympe de Gouges publie à l’attention de l’Assemblée nationale une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne qu’elle adresse également à la reine, Marie-Antoinette.

Les 17 articles du texte sont calqués sur ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen publiée en 1789, à ceci près que la femme et la citoyenne, que la Déclaration de 1789 ignorait, y sont introduits et explicitement désignés.

Comme on peut le voir dans le tableau comparatif ci-dessous, le nouveau texte se contente parfois de compléter la déclaration originelle ; parfois il le parodie ; à certains endroits, enfin, il s’en éloigne plus fortement pour dénoncer le sort réservé aux femmes, celles-ci ayant les devoirs mais ne disposant d’aucun des droits civiques reconnus aux citoyens mâles :

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne
Article premier. Article premier.
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. La Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
II. II.
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l’Homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l’oppression.
III. III.
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion de la Femme et de l’Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
IV. IV.
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les loix de la nature et de la raison.
V. V.
La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. Les loix de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui n’est pas défendu par ces loix, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elles n’ordonnent pas.
VI. VI.
La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens. La Loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentans, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, & sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.
VII. VII.
Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. Nulle femme n’est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, & détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette Loi rigoureuse.
VIII. VIII.
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. La Loi ne doit établir que des peines strictement & évidemment nécessaires, & nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.
IX. IX.
Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne seroit pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi. Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est exercée par la Loi.
X. X.
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.
XI. XI.
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d’un enfant qui vous appartient, sans qu’un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
XII. XII.
La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. La garantie des droits de la femme et de la Citoyenne nécessite une utilité  majeure ; cette garantie doit être instituée pour l’avantage de tous, & non pour l’utilité particulière de celles à qui elle est confiée.
XIII. XIII.
Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés. Pour l’entretien de la force publique, & pour les dépenses d’administration, les contributions de la femme et de l’homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l’industrie.
XIV. XIV.
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentans, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiète, le recouvrement et la durée. Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentans, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l’admission d’un partage égal, non-seulement dans la fortune, mais encore dans l’administration publique, et de déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée de l’impôt.
XV. XV.
La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.
XVI. XVI.
Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. Toute société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ; la constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation, n’a pas coopéré à sa rédaction.
XVII. XVII.
Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ; elles ont pour chacun un droit inviolable et sacré ; nul ne peut en être privé comme vrai patrimoine de la nature, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

La rédaction et la publication de ce document (qui aura, lors de sa parution, très peu d’écho) marque-t-il simplement un mouvement de mauvaise humeur de la part de son autrice qui aurait lu mal, ou d’un œil injustement soupçonneux, une déclaration de portée universelle ? Ou Olympe de Gouges a-t-elle des raisons sérieuses de dénoncer l’absence des femmes dans la Déclaration de 1789 ? A cette question, ma réponse ne saurait être catégorique mais je penche plutôt vers le second terme :

  • On pourrait, en effet, dans de nombreux articles de la Déclaration de 1789, lire “homme” en son acception générique visant à la fois les hommes et les femmes, et considérer que ce texte a donc une portée universelle.
  • Mais le doute disparaît quand c’est le terme “citoyen” qui est utilisé, puisqu’on sait que les Révolutionnaires n’accordèrent la citoyenneté qu’aux hommes – et encore à certains d’entre eux seulement.

Les droits que l’article 6, par exemple, accorde aux citoyens sont donc strictement réservés aux hommes :

La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens.

Or même si le texte semble parfois distinguer le citoyen de l’homme, les deux notions paraissent souvent confondues, comme dans l’article 11 :

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.

Il ne va donc pas du tout de soi que les droits proclamés par la Déclaration de 1789 s’appliquent également aux hommes et aux femmes, et ce n’est certainement pas le cas pour les droits civiques, réservés au sexe masculin.

La réaction d’Olympe de Gouges prend place par ailleurs dans un contexte historique ambivalent :

D’un côté, et on a tout à fait raison de le souligner et de le saluer, la Révolution entreprend à de très nombreux égards de libérer la femme du joug masculin et patriarcal. Octroi des droits civils, de la personnalité juridique, égalité des époux, égalité des successions, divorce, sont autant de décisions révolutionnaires qui sortent la femme du statut de mineure perpétuelle qui était jusqu’alors le sien.

Mais on sait que, d’un autre côté, cette même Révolution n’accorde aucun droit civique aux femmes. C’est ce point que dénonce Olympe de Gouges en septembre 1791 comme il avait été dénoncé, un ans avant, en juillet 1790, par Nicolas de Condorcet dans son opuscule Sur l’admission des femmes au droit de cité.

Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

Ce qui choque tout particulièrement dans cet “oubli”, comme le relève à juste titre Condorcet, c’est, d’une part, que la question de l’attribution de la citoyenneté aux femmes paraît ne s’être même pas posée, comme si elle était hors champ ou dans l’angle aveugle des législateurs ; et, d’autre part, que, dans le contexte de 1789, cette exclusion des femmes du champ politique peut effectivement être considérée comme une régression.

En cette fin de XVIIIème siècle en effet, l’éventuelle question de la capacité des femmes à assumer des responsabilité politiques et de gouvernement ne se pose en fait pas vraiment : il y a longtemps que, dans tous les pays d’Europe, des femmes occupent le trône et dirigent les affaires : la France a connu Catherine puis Marie de Médicis ; l’Angleterre ses reines Marie, Elizabeth, Anne ; l’Autriche Marie-Thérèse ; la Russie Catherine II. Nul jamais n’a considéré ces règnes comme des périodes de vacance de pouvoir.

Et pourtant, ni la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776, ni la Déclaration de 1789 n’ouvrent la citoyenneté aux femmes. 

Mais cette exclusion revêt, pendant la Révolution française, un caractère presque obscène. C’est l’objet de l’article 10 de la Déclaration des droits de la femme :

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.

Ce qui choque, en effet, en cette période plus qu’en tout autre, c’est l’espace qui bée entre le droit dénié aux femmes d’être des citoyennes et le droit qui leur est donné de monter sur l’échafaud pour des raisons politiques.

Il y a là une incohérence radicale qui, à elle seule, justifie la Déclaration d’Olympe de Gouges.


La Musique d’illustration est Romeo and Juliet, de Jocelyn Pook, tiré de son album Flood.

L’image est une planche d’Épinal, que j’avais vue je ne sais plus où, représentant des habillements féminins

PS : Au réexamen, l’argument opposant l’incapacité civique des femmes au droit qui leur est donné par la Révolution de monter sur l’échafaud mériterait d’être nuancé. Quand Olympe de Gouges écrit son texte, il y a eu très peu d’exécutions en France et aucune de femme. C’est en 1793 que les exécutions se multiplient, Charlotte Corday étant probablement, en juillet, la première femme à être exécutée. Marie-Antoinette (16 octobre) et Olympe de Gouges (4 novembre) la suivront quelques mois après.