20180722_180537~2

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne


En septembre 1791, Olympe de Gouges publie à l’attention de l’Assemblée nationale une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne qu’elle adresse également à la reine, Marie-Antoinette.

Les 17 articles du texte sont calqués sur ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen publiée en 1789, à ceci près que la femme et la citoyenne, que la Déclaration de 1789 ignorait, y sont introduits et explicitement désignés.

Comme on peut le voir dans le tableau comparatif ci-dessous, le nouveau texte se contente parfois de compléter la déclaration originelle ; parfois il le parodie ; à certains endroits, enfin, il s’en éloigne plus fortement pour dénoncer le sort réservé aux femmes, celles-ci ayant les devoirs mais ne disposant d’aucun des droits civiques reconnus aux citoyens mâles :

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne
Article premier. Article premier.
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. La Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
II. II.
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l’Homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l’oppression.
III. III.
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion de la Femme et de l’Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
IV. IV.
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les loix de la nature et de la raison.
V. V.
La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. Les loix de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui n’est pas défendu par ces loix, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elles n’ordonnent pas.
VI. VI.
La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens. La Loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentans, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, & sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.
VII. VII.
Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. Nulle femme n’est exceptée ; elle est accusée, arrêtée, & détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette Loi rigoureuse.
VIII. VIII.
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. La Loi ne doit établir que des peines strictement & évidemment nécessaires, & nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.
IX. IX.
Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne seroit pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi. Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est exercée par la Loi.
X. X.
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.
XI. XI.
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d’un enfant qui vous appartient, sans qu’un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
XII. XII.
La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. La garantie des droits de la femme et de la Citoyenne nécessite une utilité  majeure ; cette garantie doit être instituée pour l’avantage de tous, & non pour l’utilité particulière de celles à qui elle est confiée.
XIII. XIII.
Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés. Pour l’entretien de la force publique, & pour les dépenses d’administration, les contributions de la femme et de l’homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l’industrie.
XIV. XIV.
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentans, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiète, le recouvrement et la durée. Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentans, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l’admission d’un partage égal, non-seulement dans la fortune, mais encore dans l’administration publique, et de déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée de l’impôt.
XV. XV.
La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.
XVI. XVI.
Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. Toute société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ; la constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation, n’a pas coopéré à sa rédaction.
XVII. XVII.
Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ; elles ont pour chacun un droit inviolable et sacré ; nul ne peut en être privé comme vrai patrimoine de la nature, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

La rédaction et la publication de ce document (qui aura, lors de sa parution, très peu d’écho) marque-t-il simplement un mouvement de mauvaise humeur de la part de son autrice qui aurait lu mal, ou d’un œil injustement soupçonneux, une déclaration de portée universelle ? Ou Olympe de Gouges a-t-elle des raisons sérieuses de dénoncer l’absence des femmes dans la Déclaration de 1789 ? A cette question, ma réponse ne saurait être catégorique mais je penche plutôt vers le second terme :

  • On pourrait, en effet, dans de nombreux articles de la Déclaration de 1789, lire “homme” en son acception générique visant à la fois les hommes et les femmes, et considérer que ce texte a donc une portée universelle.
  • Mais le doute disparaît quand c’est le terme “citoyen” qui est utilisé, puisqu’on sait que les Révolutionnaires n’accordèrent la citoyenneté qu’aux hommes – et encore à certains d’entre eux seulement.

Les droits que l’article 6, par exemple, accorde aux citoyens sont donc strictement réservés aux hommes :

La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens.

Or même si le texte semble parfois distinguer le citoyen de l’homme, les deux notions paraissent souvent confondues, comme dans l’article 11 :

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.

Il ne va donc pas du tout de soi que les droits proclamés par la Déclaration de 1789 s’appliquent également aux hommes et aux femmes, et ce n’est certainement pas le cas pour les droits civiques, réservés au sexe masculin.

La réaction d’Olympe de Gouges prend place par ailleurs dans un contexte historique ambivalent :

D’un côté, et on a tout à fait raison de le souligner et de le saluer, la Révolution entreprend à de très nombreux égards de libérer la femme du joug masculin et patriarcal. Octroi des droits civils, de la personnalité juridique, égalité des époux, égalité des successions, divorce, sont autant de décisions révolutionnaires qui sortent la femme du statut de mineure perpétuelle qui était jusqu’alors le sien.

Mais on sait que, d’un autre côté, cette même Révolution n’accorde aucun droit civique aux femmes. C’est ce point que dénonce Olympe de Gouges en septembre 1791 comme il avait été dénoncé, un ans avant, en juillet 1790, par Nicolas de Condorcet dans son opuscule Sur l’admission des femmes au droit de cité.

Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

Ce qui choque tout particulièrement dans cet “oubli”, comme le relève à juste titre Condorcet, c’est, d’une part, que la question de l’attribution de la citoyenneté aux femmes paraît ne s’être même pas posée, comme si elle était hors champ ou dans l’angle aveugle des législateurs ; et, d’autre part, que, dans le contexte de 1789, cette exclusion des femmes du champ politique peut effectivement être considérée comme une régression.

En cette fin de XVIIIème siècle en effet, l’éventuelle question de la capacité des femmes à assumer des responsabilité politiques et de gouvernement ne se pose en fait pas vraiment : il y a longtemps que, dans tous les pays d’Europe, des femmes occupent le trône et dirigent les affaires : la France a connu Catherine puis Marie de Médicis ; l’Angleterre ses reines Marie, Elizabeth, Anne ; l’Autriche Marie-Thérèse ; la Russie Catherine II. Nul jamais n’a considéré ces règnes comme des périodes de vacance de pouvoir.

Et pourtant, ni la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776, ni la Déclaration de 1789 n’ouvrent la citoyenneté aux femmes. 

Mais cette exclusion revêt, pendant la Révolution française, un caractère presque obscène. C’est l’objet de l’article 10 de la Déclaration des droits de la femme :

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la Loi.

Ce qui choque, en effet, en cette période plus qu’en tout autre, c’est l’espace qui bée entre le droit dénié aux femmes d’être des citoyennes et le droit qui leur est donné de monter sur l’échafaud pour des raisons politiques.

Il y a là une incohérence radicale qui, à elle seule, justifie la Déclaration d’Olympe de Gouges.


La Musique d’illustration est Romeo and Juliet, de Jocelyn Pook, tiré de son album Flood.

L’image est une planche d’Épinal, que j’avais vue je ne sais plus où, représentant des habillements féminins

PS : Au réexamen, l’argument opposant l’incapacité civique des femmes au droit qui leur est donné par la Révolution de monter sur l’échafaud mériterait d’être nuancé. Quand Olympe de Gouges écrit son texte, il y a eu très peu d’exécutions en France et aucune de femme. C’est en 1793 que les exécutions se multiplient, Charlotte Corday étant probablement, en juillet, la première femme à être exécutée. Marie-Antoinette (16 octobre) et Olympe de Gouges (4 novembre) la suivront quelques mois après.

20191026_200209.jpg

Le jeu des perles de verre : introduction à notre entrée dans le Moyen-âge


La plongée dans le Moyen-âge fut sans doute non pas seulement le fruit du repli des esprits et de la rétractation des groupes humains sur eux-mêmes mais la réaction de défense de la société à l’effondrement des échanges et à l’écroulement des universaux. On se rendit compte progressivement – comme on peut parfois avoir l’impression de le vivre aujourd’hui – que l’Empire riche et dominant allait à sa perte, et que le seul moyen de survivre et de ne pas mourir avec lui était de s’en détacher, et de bâtir, à l’écart des grands courants d’échange, des grandes routes et des grandes villes impériales, des micro-sociétés pauvres mais autarciques, des villages éloignés du progrès mais qui, pour cette raison, gagneraient en résilience. Et ce mouvement de repli et de rétractation, de défiance en la capacité de l’Empire à maintenir le monde ouvert et prospère, fut justement ce qui, accroissant encore les forces centrifuges, accéléra l’effondrement.

C’est aussi cette histoire que raconte Hermann Hesse dans Le jeu des perles de verre.

À l’issue d’un siècle, dit des Variétés, marqué par la trahison des clercs et la déliquescence de l’esprit, des communautés se forment qui trouvent, dans la pureté et la rigueur de la musique, puis des autres sciences et disciplines, un chemin vers le renouveau. Un nouvel art naît, le jeu des perles de verre, art total et difficile qui combine musique, méditation, philosophie, émotions visuelles et sentimentales, art qui, à force d’efforts et de temps, de sélection et de précaution, devient un art majeur laissé aux mains d’une élite qui, si elle recrute partout, s’isole néanmoins dans Castalie, tour d’ivoire du monde.
Le héros du livre, devenu lui même maître du jeu des perles de verre, réalise un jour la profondeur de  cette coupure, la chute qu’elle annonce, et décide de quitter le centre : Castalie, pour la périphérie : le siècle, dont il pressent qu’il sera bientôt centre et qu’il faut l’irriguer :

Dans l’optique des Castaliens, la vie du siècle était un élément arriéré et de valeur secondaire, une existence de désordre et d’instincts primitifs, faite de passions et de dispersion, sans beauté, sans rien qui méritât le désir. Mais le siècle et sa vie étaient en vérité infiniment plus grands et plus riches qu’un Castalien ne pouvait se les représenter, le monde était plein de devenir, d’histoire, d’essais et d’éternels recommencements ; il était peut-être chaotique mais il était la patrie et le sol nourricier de tous les destins, de tous les ennoblissements, de tous les arts, de toute humanité, il avait engendré les langages, les peuples, les Etats, les cultures ; il nous avait engendrés nous aussi et notre Castalie, il allait voir mourir tout cela et leur survivre.

 

Le Jeu des perles de verre, qu’Hermann Hesse écrivit tandis que le pays le plus cultivé d’Europe, dont il etait originaire,  sombrait dans la barbarie, est une réflexion sur la révolution du monde, la grande roue de l’histoire :

Le monde, tel que ces mythologies le représentent, commence dans ses origines par être divin, bienheureux, rayonnant, beau comme le printemps : c’est un âge d’or. Ensuite il succombe à la maladie et dégénère de plus en plus, il devient fruste et misérable, et, à la fin des quatre âges cosmiques, durant lesquels il sombre de plus en plus profondément, il est mûr pour être foulé aux pieds et détruit par Siva, le rieur qui danse. Mais l’univers ne finit pas là, il recommence avec le sourire de Vichnou qui, en rêve, crée de ses mains espiègles un monde neuf, jeune, beau, rayonnant.

 

Quand le monde impérial semble sur le point de mourir, que la prospérité et la paix paraissent reculer, on peut songer à prendre les devants. Comment ne pas y penser quand on voit émerger, au rebours de l’économie-monde fondée sur l’exploitation, les grands réseaux interconnectés et les échanges planétaires, ces micro-économies, ces économies locales, circuits courts, autoproductions d’aliments et d’énergie, tous ces mouvements de repli, d’autogestion, de contraction, qui semblent naître de la certitude que le soufflé impérial, qui se nourrit du pillage du monde, ne pourra pas indéfiniment monter et qu’au jour de l’effondrement, mieux vaudra avoir pris ses précautions.

Le Moyen-âge fut cela aussi : non pas seulement l’hébétude d’un monde qui avait perdu, dans la chute de l’Empire, ses forces de liaison et de progrès, ses cadres, ses voies, ses légions et ses lois ; mais la préparation et la maturation, dans le temps long de la déliquescence, des structures et des lieux : fermes, enceintes, palissades, monastères, qui permettraient d’affronter la chute anticipée et de faire refleurir quelque chose ; Isaac Asimov raconte cela dans Fondation.

Il y a, dans l’épuisement des ressources et la salissure du monde d’aujourd’hui, quelque chose d’effrayant : comme une folie dont on n’arriverait pas à arrêter la course parce que tout est devenu trop complexe, trop lourd, trop interdépendant, trop ingérable. Et faute de pouvoir arrêter cette course folle, de pouvoir maîtriser le mouvement et accompagner le monde vers un nouvel équilibre, la tentation pourrait venir à certains – je ne sais comment les qualifier – de suivre d’autres chemins pour préparer le Moyen-âge.

 


Le passage lu, qui reprend des propos du maître de Musique, est tiré du chapitre intitulé La vocation  :

Tu sais que tout le monde n’approuve pas le Jeu des Perles. On dit que c’est un succédané des arts et que les joueurs sont des rhéteurs, qu’on ne peut plus les considérer comme de véritables intellectuels, et que ce ne sont justement que des artistes fantasques et dilettantes. Tu verras jusqu’à quel point c’est vrai. Tu te fais peut-être toi-même, sur le Jeu des Perles de Verre, des idées qui lui prêtent plus qu’il ne tiendra, en ce qui te concerne ; peut-être aussi est-ce l’inverse. Il est certain que ce Jeu a ses dangers. C’est justement pour cela que nous l’aimons. Sur les chemins sans risques on n’envoie que les faibles. Mais tu ne devras jamais oublié ce que je t’ai dit si souvent : nous sommes faits pour reconnaître avec précision les antinomies, tout d’abord en leur qualité d’antinomies, mais ensuite en tant que pôles d’une unité. Il en est également ainsi du Jeu des Perles de Verre. Les natures d’artistes en sont éprises, parce qu’on peut y faire montre d’imagination ; les esprits rigoureusement scientifiques et spécialisés le méprisent – et avec eux beaucoup de musiciens – sous prétexte qu’il lui manque ce degré de rigueur dans la discipline où peuvent atteindre les sciences particulières. Soit, tu apprendras à connaître ces antinomies et tu découvriras avec le temps que ce ne sont pas là des antinomies d’objets, mais celles des sujets, que par exemple un artiste qui fait oeuvre d’imagination évite les mathématiques pures et la logique non parce qu’il a décelé quelque chose en elles, ni parce qu’il y trouve à redire, mais parce que d’instinct il est porté ailleurs. Tu pourras, à ce genre d’inclinations et de répugnances instinctives et violentes, reconnaître avec sûreté les âmes mesquines. Dans la réalité, c’est-à-dire chez les âmes grandes et les esprits supérieurs, ces passions n’existent pas. Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape. Mais cette étape doit le conduire vers le lieu où se trouve la perfection, il doit tendre vers le centre et non vers la périphérie. Note cela : on peut être un logicien ou un grammairien rigoureux, et être en même temps plein de fantaisie et de musique. On peut être instrumentiste ou Joueur de Perles de Verre et en même temps entièrement dévoué à la loi et à l’ordre. L’être humain auquel nous songeons et que nous voulons, que nous nous proposons de devenir, échangerait chaque jour sa science ou son art contre d’importe quels autres, il ferait resplendir dans le Jeu des Perles de Verre la logique la plus cristalline et dans la grammaire l’imagination la plus féconde. C’est ainsi que nous devrions être, on devrait pouvoir à tout instant nous affecter à un autre poste, sans que nous nous insurgions là contre et nous laissions troubler pour autant.


PS : L’image ne représente pas des perles de verre mais des galets étincelant sous l’eau bouillonnante de la mer, cet été, à Porquerolles.

Westerbork

Le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore


En décembre 1942, Etty Hillesum, malade, a été autorisée à quitter Westerbork. Elle y reviendra, définitivement, en juin 1943, et sera déportée à Auschwitz le 7 septembre de la même année. Elle y mourra le 30 novembre.

A l’automne 1942, elle a promis à un autre détenu, Herbert Kruskal, de dépeindre la vie à Westerbork dans une lettre à deux soeurs, amies de Kruskal. C’est cette longue lettre que je lis.

On y trouve décrite, par touches de toutes tailles, la vie à Westerbork, et c’est un extraordinaire document dont la lecture fait pleurer et sourire, pleurer plus souvent que sourire mais sourire cependant. Qu’on le lise ou l’écoute.

Mais on y trouve aussi Etty Hillesum et le regard plein de franchise et de simplicité que cette jeune femme, qui sait voir les fleurs poussant entre les barbelés, jette sur la noirceur des choses :

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gais, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, on s’aperçoit que partout où il y a des hommes, il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances – “avec un rire et une larme” pour reprendre l’expression populaire.

On trouve dans ces lettres la femme qui a appris, ou peut-être toujours su, ce que sont les hommes et leur misère, et qui la décrit avant d’aller à leur secours, ce qu’elle fera avec abnégation :

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de marge sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d’eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s’appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l’atmosphère palpable qui s’attache à la vie mouvementée d’une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés et leurs silhouettes se découpent en grandeur réelle, vulnérables, sur l’immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi.

La solide armure que leur avait forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures – il n’y a plus rien d’autre.

On trouve aussi, sous la plume de cette jeune femme qui connaît l’amour et que l’amour illumine, la volonté, au cœur de la nuit, de porter une clarté :

Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouent, que notre peau et rien d’autre, cela ne suffira pas. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais la façon de rester en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles clartés. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes inexorablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances dont nous puissions extraire un sens, – cela voudra dire que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ça n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au prix du sacrifice de tout le reste, et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, cela ne suffira pas. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être faire un prudent pas en avant.

Et puis il y a surtout la femme qui, au fond de la catastrophe haineuse dont elle est la victime et dont elle mourra bientôt, refuse de renvoyer cette haine et de la faire grandir :

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous ai effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j’évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j’ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s’agit d’un récit très subjectif. Je conçois qu’on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.

Mais la révolte, qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement, n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue ? Au camp, j’ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de la ville de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

J’aime aussi que cette lettre commence par cette histoire de teinture. Cette teinture pour cheveux qu’Etty a pensé à ramener à une jeune femme du camp qui le lui avait demandé. Cette jeune coquette ne sera bientôt plus que cendres et Etty le sait – à tout le moins s’en doute. Et elle a pourtant ce geste d’humanité : lui ramener de la teinture pour qu’elle se sente belle.


En introduction et conclusion musicales, Le Roi de Thulé, un poème de Goethe mis en musique par Schubert et chanté ici par Barbara Hendricks accompagnée de Radu Lupu.

Parce que, que l’abomination ait été commise par le peuple le plus cultivé et le plus philosophe d’Europe, cela a toujours ajouté de la tristesse et de la désillusion, nourri un doute en moi sur les vertus de la raison et poussé à ne pas entièrement m’y fier.

yad vashem

Propager le mensonge et la haine


C’est une photo où l’on voit le pape François embrasser respectueusement la main d’un vieil homme couvert de médailles. La scène se passe le 26 mai 2014 à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah, en Israël.

Derrière le vieil homme, un autre vieil homme puis derrière encore mais faisant un peu plus face à l’objectif  du photographe, un troisième homme, plus grand, apparemment sans kippa et aux cheveux blancs.

La photo d’origine

Les actualités de l’époque ont abondamment couvert la scène et on trouve facilement sur Internet le journal télévisé du jour.

On sait donc sans grande difficulté (mais je dois à Kham Piankhy de m’avoir montré le chemin par son post youtube  Debunking : le pape et David Rockefellerque l’homme aux médailles s’appelle Eliezer (Lolek) Grynfeld,  et que c’est un survivant du ghetto de Lodz puis du camp de Sachsenhausen. Que le second est Moshe Ha-Elion, Grec de Thessalonique déporté à Auschwitz-Birkenau puis Mauthausen, Malchow et Ebensee. Quant au troisième derrière, il est probablement Joseph Gottdenker, un Juif polonais qui dut sa survie à l’aide et à la protection que lui accorda, ainsi qu’à sa mère, une famille catholique polonaise, les Ziolos, désignée Juste parmi les nations.


Un an passe puis la mécanique s’enclenche.

Fin septembre 2015, on commence à retrouver une photo de l’événement sur des sites conspirationnistes, antisémites ou catholiques intégristes (ce sont souvent les mêmes ou, s’ils sont différents, ils se repiquent les mêmes infox ad nauseam).

La photo est la même ; elle n’est pas trafiquée mais simplement recadrée et;  surtout, elle est légendée différemment. Yad Vashem a disparu et les trois hommes ont trouvé une nouvelle identité. Il s’agit désormais de David Rockfeller, John Rothschild et Henry Kissinger.

La photo faussement légendée

Le Site Viens, Seigneur Jésus ! (“Forum Catholique [qui] a pour objectif d’annoncer la Fin des Temps, de diffuser les Messages du Ciel et de dénoncer le Nouvel Ordre Mondial afin de préparer le Retour du Seigneur Jésus et d’accueillir Son Règne de Paix de Mille Ans !“) – On sent l’amour et l’humilité ! – publie le 30 septembre 2015 la photo, sans sa légende mais avec le titre suivant, définitif : “Le Pape François se prosterne devant Mammon et baise la main des Maîtres du Monde !”. Et l’article proprement dit est ainsi rédigé :

Vous savez à qui le Pape embrasse la main ?

Le Pape François baise simplement la main de David Rockefeller, Henry Kissinger et le Baron de Rothschild.

Le dieu MAMMON compterait-il plus que notre Seigneur !!!!!!!

Franchement, je me demande ce qu’en penserait le CHRIST à vouloir embrasser le monde ?

A cette intéressante question, l’administrateur répond d’un stoïque : “L’heure est grave, très grave même“, et une lectrice ajoute, qui depuis longtemps sans doute, savait dans son cœur que le Pape était passé du côté des forces occultes : “C’est la confirmation que personne ne souhaitait voir ! L’image est terrible.”

Quelques heures plus tard, le même site publie le photomontage ci-dessous : en haut à gauche le Christ portant sa croix et qui paraît vouloir en enfoncer le bout dans le cou du Pape ; en haut à droite, Marie, qui pleure probablement la trahison du successeur de Pierre ; au centre Eliezer Grynfeld, pseudo-Rockfeller, revêtu des cornes de Mammon et portant sur sa poitrine, en lieu et place de l’étoile jaune, un diable rouge tenant sa fourche ; enfin, en bas, on distingue les flammes de l’enfer qui ne vont certainement pas tarder à rôtir nos pécheurs : on se croirait dans un tableau de Jérôme Bosch.

La photo injuriée

Le lendemain, il apparaît au gestionnaire de site que la nouvelle est un Fake. L’administrateur prend note, indique ce dont il s’agit et remercie la lanceuse d’alerte (celle qui pourtant croyait avoir deviné…) d’un mignon :

Merci !

pour votre prévoyance !

C’est tout. Aucune excuse, notamment à ceux dont l’image a été injuriée, aucun regret exprimé ; aucune indication ou mise en garde au lecteur ; toutes les images et tous les textes sont laissés tels quels…


Le même  30 septembre, le site Pirate-972, sur Skyrock, (qui a pour slogan “Le nouvel ordre mondial satanique tremble. Le réveil de la force est en marche“) publie la même photo, avec le titre [sic] : “Le pape satanique Francois embrasse la main de c est supérieurs David Rockefeller, John Rothschild et Henry Kissinger”. Et ce titre – qui en impose – est accompagné de l’article suivant :

La Religion a été toujours une béquille pour le capitalisme. Preuve à l’appui pour ceux qui ne sont pas encore convaincus : Le pape Francis embrasse la main de David Rockefeller, John Rothschild et Henry Kissinger sur la droite…Des grands magnats du système d’esclavage moderne devant lesquels le pape se prosterne.

Il n’y a rien à espérer d’un pape jésuite.

L’article de Pirate est intégralement repris, le lendemain 1er octobre par L’Eveil mondial , site de tout et de n’importe quoi (soucoupes volantes, éruptions solaires, microparticules, fins du monde, pyramides, sans oublier une image de Hitler parce que, quand même, ça pose les choses) dont la devise est (attention ! surprise) : “L’éveil mondial a déjà commencé !”


Le 20 décembre 2015, la contagion touche l’Espagne. Le site
EL EJÉRCITO MARIANO (L’armée de la Vierge Marie je crois bien) fait un long article à partir du site Pirate 972, qu’il allonge considérablement en expliquant quelles sont les familles d’Illuminati et en disant tout haut ce que les autres sites paraissaient silencieusement considérer comme allant de soi, à savoir que les Rockfeller sont d’origine juive : l’antisémitisme est tout de même, de façon patente, le fond de commerce de tous ces délires !

Quelques semaines passent et le 14 février 2016, le film de la cérémonie de Yad Vashem se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique, sur le site mexicain Distrito Cero (dont le slogan est une phrase d’Emiliano Zapata : ” LA IGNORANCIA Y EL OSCURANTISMO EN TODOS LOS TIEMPOS, NO HAN PRODUCIDO MAS QUE REBAÑOS DE ESCLAVOS PARA LA TIRANÍA“). Ledit film est titré : “(Vídeo explicativo) Papa Francois besa la mano de David Rockefeller, Henry Kissinger y John Rothschild”.


Le samedi 11 mars 2017, le site Facebook “Le meilleur des mondes” (“Si vous continuez à écouter les médias, vous allez finir par vous battre entre pauvres” – Malcolm X.) publie la vidéo de Yad Vashem sous le titre “Le Pape Francois embrassant les mains “de David Rockefeller, Henry Kissinger et John Rothschild”. Pas de texte mais le film est accompagné des tags suivants, qui ne détonnent pas trop par rapport à ce qu’on a vu jusqu’à présent :
#OpenYourMind
#LeSionismeTue
#SoumiSion

Le 10 mars 2017, la même vidéo est mise en ligne sur RuClip fr, qui est apparemment une sorte de YouTube russe, sous le titre : “Pope Francis kissing the hands of Rothschild & Rockefeller| Illuminati exposed | Illuminati in tamil”. Elle a été vue plus 828 000 fois.


Le 14 mars 2017 le site YouTube GRIN2KAF PROD  (qui a tout de même plus de 47 000 abonnés) publie une longue conversation en direct (vue 37 520 fois !) sur la base de la photo de départ, titrée “LE PAPE MONTRE SON APPARTENANCE AU LOBBY SATANİQUE İL EMBRASEE LA MAİNS DE ROCKFELLER ?!?!”.

Le gestionnaire du site est spécialiste des Illuminati. Il explique que les Rockfeller sont les milliardaires à la tête des Illuminati, avec les Morgan, et que le Vatican est aux mains des forces du mal, ce que démontrent d’ailleurs les différents procès pour viols et trafics d’enfants que traîne le Pape. Paradoxalement – mais il faut le souligner, pas d’antisémitisme dans ce discours là ; c’est aux Illuminati qu’on en veut, pas aux Juifs. Le Monsieur explique d’ailleurs qu’il a déjà fait des vidéos sur la question des Illuminati dont une intitulée “Qui sont les élites du diable qui nous contrôlent ?”. Et donc, ici, la preuve est faite, sous nos yeux : “le pape embrasse ses boss”… Les 13 familles. Il en est absolument certain et conseille à ceux qui auraient des doutes d’aller voir un ophtalmo. “Vous ne comprenez pas, mes frères ?”

Il y a, à un moment donné, une Sonia qui intervient. On ne l’entend pas mais notre présentateur répond qu’il ne faut pas, bien sûr, faire ce qu’elle suggère et qu’il ne cautionne pas la violence (il a l’air honnête, d’ailleurs) mais que “si des vrais terroristes existaient dans l’Islam, ils iraient d’abord sauter ces gens là” parce que ce sont eux les vrais ennemis de la planète (et pas seulement de l’Islam).

Le lundi 22 janvier 2018, la même video est reprise par Dailymotion sous le compte de One-Kemet (“Le Monde c’est Vous !“) avec le commentaire :

Pape François a d’autres DIEUX que ce qu’il vend lui-même !
Le Pape Francois embrassant les mains de …

=>David Rockefeller,
=>Henry Kissinger
=>John Rothschild


Le 17 septembre 2018, L’Echo des montagnes, “journal indépendant [qui] veut vous aider à comprendre institutions, les hommes politiques, les banquiers pourries par les francs-maçons“, publie un lien vers la vidéo du Meilleur des mondes, sous le titre “Le pape François et les Satans”. Il y a quelques lignes de présentation :

Le pape, censée être le digne représentant de Dieu et des chrétiens ,qui se prosterne et embrasse la main de Rockefeller et de Rothschild, les personnes les plus riches de ce monde qui laissent crever des millions de gens de faim et de soif,eeeeeeeeuuuuuuhhh???

Le Pape Francois embrassant les mains “de David Rockefeller, Henry Kissinger et John Rothschild”

Cela ne vous choque t-il pas ???,

Y- aurais pas comme un problème là ???

En somme le pape embrasse les mains de Satan mais est-ce normal ???

Rééééveeeeeillééééé vooous!!!


Depuis quelques mois, les choses s’accélèrent. La crise des Gilets jaunes, qui ne se résume évidemment pas à cela – et qui ne saurait évidemment être considérée pour rien à cause de cela – a donné et donne lieu à un terrible débordement d’antisémitisme, de fanatisme et de conspirationnisme. L’infox du pape baisant la main de Rockfeller, qui était toujours présente sur les sites mais qui n’était plus sur le haut de la pile, est ainsi réapparue en force ces derniers jours, parce que reprise et réinjectée dans le circuit par des sites favorables aux Gilets jaunes. C’est ainsi notamment qu’elle est apparue – et n’a pas disparu malgré de nombreuses relances – sur le site Facebook d’un défenseur des gilets jaunes jusqu’ici plutôt connu pour transporter un cœur de pierre.

Plus généralement, voici quelques jours que sont relayés et propagés, sur ce site et probablement sur d’autres du même genre, des informations fausses et de plus en plus violentes qui ne visent qu’à jeter la suspicion et à susciter la haine. Ainsi, cette vidéo de Gabriel Rabhi (c’est le fils et non le père) intitulée L’impossible révolte des peuples d’Occident, qui indique notamment (en 3:49) que l’information est partout contrôlée par les forces occultes et de l’argent, que le seul espace de liberté restant est Internet mais que celui- ci est diabolisé, par un pouvoir lui-même aux ordres, sous le prétexte fallacieux de la lutte contre “un terrorisme fictif ou fabriqué” (il faut quand même oser le dire, en 2018 !) Et tous ces articles complotistes, écrits il y a longtemps mais qui reviennent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et qui ne tendent à rien moins qu’à montrer que le gouvernement a couvert, quand il ne les a pas organisés, les attentats du 13 novembre 2015.

S’ajoutent à cela les reportages délétères à la gloire de Vladimir Poutine et de Bachar-El-Assad, ces hommes forts qui, eux, en ont ; des morceaux épars de revendications issues du PCF ou du RN, des blagues un peu niaises ou franchement grasses, des interviews de François Ruffin et puis au milieu, atterrissant d’on-ne-sait où comme une Mary Poppins, des citations “inspirantes” [!] de Victor Hugo, Einstein ou Guizot : un bric-à-brac incroyable au sein duquel les appels à la haine et à la sédition, les injures et insultes constamment jetées à la tête des “tous pourris qu’il faut tous pendre” parviennent à disparaître comme des poissons derrière des algues !

Encore une fois, les Gilets jaunes ne se résument pas à cela. Mais le fait est qu’il attrapent avec de profonds chaluts tout ce qui traîne au fond, et qu’ils révèlent par la même occasion ce qui peut y avoir en eux de poisseux et de nauséabond. Comme si tout était bon pour alimenter la décomposition sociale.

Quel ravage !

PS : pas de son cette fois-ci ; pas de paroles non plus.

cahiers

Une mystique de la nostalgie : l’Argent, de Charles Péguy


En février 1913, Charles Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine un essai intitulé “L’Argent“. C’est un texte étrange, écrit comme s’il surgissait d’une sorte de colère, un pamphlet dont certains passages se lisent comme un brûlot presque ordurier traînant très injustement Jean Jaurès dans la boue, tandis que d’autres chantent avec émoi et gratitude la grandeur et l’humilité des instituteurs, ces  instituteurs “beaux comme des hussards noirs” dont Péguy invente alors le plus beau des surnoms.

Mais tout au long de ses pages, “L’Argent” est surtout un poème dédié à la France et au monde d’antan, à une France et à un monde qui sans doute n’existèrent jamais, mais que Péguy reconstruit dans une sorte de rêve mystique d’où coule une ode d’une terrible tristesse, gorgée de nostalgie.

On y trouve le passage suivant, que je lis :

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales.

Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.

Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était l’être même du travail qui devait être bien fait. Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’hui l’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l’idée de faire rendre le mieux, mais l’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’idée ne leur en venait même pas.

Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier était le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.

Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l’atelier un oratoire.”

Cette France là, dont il écrit un peu plus loin qu’on y vivait de rien et qu’on y était heureux, que les pauvres y étaient comme assurés de ne jamais tomber dans la misère, cette France là où s’idéalise un pré-capitalisme venu du fond des âges et qui les aurait, inchangé, traversés, cette France là jamais n’a existé. Et Péguy, qui a fait des études, qui sait ce que furent les disettes, les famines, le servage et les malheurs des temps, Péguy certainement le sait. Mais de l’épaisseur et des larmes des temps, il extrait une perle – qui fut, à n’en pas douter – et ne retient que sa lumière de la noirceur qui l’entourait.

Le travail bien fait. Le travail qui, parce qu’il est bien fait et sans autre ambition, sans autre prétention que d’être fait au mieux, devient une sorte de prière, d’accomplissement, d’action de grâce.

Il sait bien, Péguy, que ce ne fut pas ainsi. Que l’argent n’est pas apparu au tournant du siècle, et que le mal ne fut pas introduit dans le monde par le radicalisme. Mais ce qu’il dit est qu’un autre monde est possible, qu’une autre façon de voir est concevable. Il  projette dans le passé – c’est le propre de l’illusion nostalgique – un monde qui jamais n’exista, sinon peut-être avant la Chute, et qui est tout entier à construire, tout entier à faire advenir. Il nous parle de ce paradis terrestre dont la conscience nous hante comme un souvenir et comme une origine mais dont la réalité est de l’autre côté, du côté des choses à bâtir.

Telle est la nostalgie de Péguy : une idéalisation du passé qui est en fait la projection dans hier d’un idéal intemporel qui est ce qui doit nous guider. Parce que les choses difficiles paraissent plus accessibles quand on croit qu’elles ont déjà été.


En accompagnement musical, Madame Nostalgie,  composée par Georges Moustaki et chantée par Serge Reggiani.

IMG_20180501_0001

Marie Dandine


Cette femme portant un drôle de chapeau, c’est Marie Dandine, une de mes arrières grand-mères. Et cette photo est la seule dont on soit sûr qu’elle la représente. Elle figure sur un carte d’identité de pensionnaire réalisée le 13 février 1922 à Toulouse.

Marie Dandine, qui est née vers 1865,  est alors dans la cinquantaine. Elle est vêtue de noir, paraît porter un voile ou crêpe sur son chapeau bizarre et elle affiche, dans sa tête penchée, un regard triste.

Je me rends compte, en observant la photo agrandie, que ce ne sont pas des perles qu’elle porte comme ruban à son feutre mais plutôt des pierre ou des morceaux de bois diamantés, en forme de pyramide.

C’est à ses yeux noirs, à ses sourcils droits et à son regard triste que je crois la reconnaître dans deux autres photos, qui ne portent ni son nom, ni de date.

La première, dont on sait seulement qu’elle a été réalisée à Foix par un photographe du nom de Martin, probablement Charles Martin, montre une jeune fille, une jeune femme peut-être plutôt, qui a probablement une vingtaine d’années. Ce sont les sourcils et les yeux que je crois reconnaître. Elle se tient bien droite, une sorte de barrette dans les cheveux, vêtue de noir et portant sur ses épaules une étole noire qu’agrémentent quelques perles et paillettes et qu’éclaircit un grand nœud de satin porté devant.

Cette jeune femme est sérieuse et je trouve à nouveau son regard, qui ne paraît pas avoir d’objet, plein de tristesse.

On retrouve cette même jeune femme (cette fois-ci, j’en suis sûr car les yeux sont vraiment les mêmes), quelques années plus tard.

Dix ans, peut-être quinze ont passé. On reconnaît les yeux mais la jeune femme a mûri, s’est un peu empâtée, n’est plus tout à fait une jeune fille. Elle doit être dans la trentaine.

Elle est assise et autour d’elle on voit trois enfants : les deux plus âgés sont clairement des garçons ; le plus jeune, de blanc vêtu, est habillé comme une fille et ressemble à une fille mais peut-être est-ce un garçon. Il était courant, à l’époque, d’habiller les très jeunes garçons comme des filles.

Quant à la mère, qui porte un chignon, elle est à nouveau vêtue de  noir : robe noir, écharpe ou ruban noir autour du cou, regard toujours lointain et toujours un peu triste.

Marie Dandine est née vers 1865. En février 1887, elle a épousé, à Foix, Célestin. De ce mariage, sont nés quatre enfants : Marius, Georges, Edouard et une petite fille dont je ne connais même pas le nom. Je sais seulement d’elle qu’elle est morte en bas âge, à trois ou quatre ans.

Le garçon aîné, Marius, né en 1887, mourut en 1909, à 22 ans, alors qu’il faisait son service militaire à Foix. Je pense que la petite fille naquit à la toute fin des années 1880 et que c’est d’elle que cette femme porta déjà jeune le deuil. Mais d’autres deuils succédèrent au premier.  Le deuxième garçon, Georges, dont on sait qu’il avait reçu, en 1905, en septième, le prix d’excellence au lycée de Périgueux (On lui avait alors offert Robinson Crusoé), mourut quelques années plus tard, en 1916, devant Verdun.

Verdun, le troisième garçon, Edouard, le connut aussi. Combien de fois ai-je accompagné mon grand-père à ce pèlerinage annuel du côté de Douaumont ! Il y fut et il survécut. Et de cette fratrie, ce fut le seul à vivre longtemps, les trois autres étant partis tôt.

Dans sa carte d’identité réalisée en 1922 à Toulouse, Marie Dandine est appelée Marie Dandine Veuve Laguerre. C’était ainsi qu’on faisait alors. Mais sa signature reprend ce nom. Elle signe : Veuve Laguerre.


En accompagnement musical, on aura reconnu Tu n’en reviendras pas, ce texte d’Aragon, poignant, chanté ici par Marc Ogeret.

sacrifice

Le silence d’Abraham


 

Pourquoi Abraham ne dit-il rien ? Pourquoi ne proteste-t–il pas quand Dieu lui demande de sacrifier son fils ? Pourquoi reste-t-il silencieux ?

Dieu lui demande de sacrifier son fils. Et que son geste soit en définitive arrêté ne change rien à l’affaire. En intention, il le sacrifiera bien, ce que reconnaissent les paroles de l’ange : “Parce que tu as fait cela et n’as pas épargné ton fils unique“. En intention et en vérité, le sacrifice est consommé.

Peut-être Abraham n’entend-il pas, ne comprend-il pas vraiment ce qui lui est dit. Il ne croit pas ce que Dieu lui dit ; il croit Dieu. Il n’a pas foi dans les paroles, qu’il n’écoute pas, mais dans Dieu entre les mains duquel il a mis sa confiance. Il fait confiance à Dieu. Ou peut-être encore considère-t-il la parole de Dieu, que nous prenons pour une injonction, comme une description. Non pas : “Il faut que tu fasses cela” mais “Tu feras cela car c’est ainsi écrit”. Et son obéissance, alors, ne serait qu’obéissance au destin, acceptation de ce qui est et contre lequel il est vain de lutter.

Il y a autre chose, de plus profond et de plus intime : Abraham sait parler ; il sait intercéder ; il l’a fait. Il ne craint pas de s’adresser à Dieu et de lui dire ce que sa conscience et la voix de la justice lui murmurent ou lui hurlent. Mais ici, c’est de sa propre chair, de son propre sang qu’il s’agit, et à lui qu’est adressée l’épreuve. Et la question éthique du sacrifice d’un enfant disparaît derrière celle, plus fondamentale encore pour Abraham, de la mise à l’épreuve : saura-t-il, lui qui a été investi et édicte des lois, obéir quand il s’agit de lui ? Saura-t-il s’oublier ?

Aurait-il été question de tout autre que d’Isaac, Abraham n’aurait pas obtempéré à la demande divine. Le juste, en lui, aurait pris le dessus et affronté Dieu comme il l’avait fait à propos de Sodome, au nom des valeurs divines, qui s’imposent aussi à Dieu lui-même :

Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ! Vas-tu vraiment supprimer cette cité, sans lui pardonner à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Ce serait abominable que tu agisses ainsi ! Faire mourir le juste avec le coupable ? Il en serait du juste comme du coupable ? Quelle abomination ! Le juge de toute la terre n’appliquerait-il pas le droit ?

 

Quand il s’agit d’autrui, Abraham sait qu’il n’est rien de supérieur à la justice, rien qui vaille qu’un innocent soit mis à mort. Mais ce qui lui est demandé là concerne moins la justice que sa propre personne. Il ne s’agit pas d’être juste ou injuste ; il s’agit seulement de s’anéantir, de s’humilier, de ne plus être que l’instrument du Seigneur. De cette dépossession de lui-même, Abraham est anéanti,  subjugué mais il l’accepte. Non en paroles, car il ne répond pas à Dieu, mais en actes. Et par fidélité, par humilité, il va au bout de l’abnégation et commet le sacrifice suprême, qui est de sacrifier la justice et le bien à la foi.

C’est un acte terrible.

Est-ce à Dieu, à Satan ou à ses propres pulsions qu’Abraham a obéi, se demande Léonard Cohen dans son poème.

Cela demeure un mystère insondable, quelque chose qui purule dans nos consciences.


PS : Certains commentaires expliquent (et tentent de justifier) l’attitude d’Abraham par la certitude qu’il aurait eue, fort des promesses que lui avait faites Dieu, d’une issue favorable des choses. Cette explication ne me paraît pas tenable : si Abraham avait vraiment su que tout cela allait bien se finir, son obéissance n’aurait eu aucune valeur. La valeur que Dieu donne à l’obéissance d’Abraham est entièrement liée à la croyance d’Abraham en le sacrifice de son fils.


Le texte lu est le chapitre 22 de la Genèse : “Abraham sacrifiant”.

L’illustration sonore est Story of Isaac, de Leonard Cohen, dans la magnifique version chantée par Suzanne Vega.

Ci-dessous, le texte de Leonard Cohen, dont on trouvera une traduction française sur le site de Polyphrène :

The door it opened slowly, 
My father he came in, 
I was nine years old. 
And he stood so tall above me, 
His blue eyes they were shining 
And his voice was very cold. 
He said, “I’ve had a vision 
And you know I’m strong and holy, 
I must do what I’ve been told.” 
So he started up the mountain, 
I was running, he was walking, 
And his axe was made of gold.
Well, the trees they got much smaller, 
The lake a lady’s mirror, 
We stopped to drink some wine. 
Then he threw the bottle over. 
Broke a minute later 
And he put his hand on mine. 
Thought I saw an eagle 
But it might have been a vulture, 
I never could decide. 
Then my father built an altar, 
He looked once behind his shoulder, 
He knew I would not hide.
You who build these altars now 
To sacrifice these children, 
You must not do it anymore. 
A scheme is not a vision 
And you never have been tempted 
By a demon or a god. 
You who stand above them now, 
Your hatchets blunt and bloody, 
You were not there before, 
When I lay upon a mountain 
And my father’s hand was trembling 
With the beauty of the word.
And if you call me brother now, 
Forgive me if I inquire, 
“just according to whose plan?” 
When it all comes down to dust 
I will kill you if I must, 
I will help you if I can. 
When it all comes down to dust 
I will help you if I must, 
I will kill you if I can. 
And mercy on our uniform, 
Man of peace or man of war, 
The peacock spreads his fan.
cimetières

Force d’âme : Simone Weil en Espagne


 

En 1938,  Georges Bernanos dénonce, dans Les grands cimetières sous la lune, les horreurs commises, parfois au nom de la défense de la religion, par les troupes nationalistes qui soutiennent le coup d’Etat du général Franco.

Simone Weil, elle-même revenue d’Espagne où elle a combattu quelques mois auprès des troupes anarchistes qui défendent la République, lui répond.

Elle lui répond non pour confirmer la barbarie des forces nationalistes mais pour dénoncer les crimes perpétrés du côté républicain, qui ne le cèdent pas en horreur à ceux commis de l’autre côté, et pour s’épouvanter, comme Bernanos, de cette tragique propension des hommes à embrasser la violence et le mal.

Au delà de la guerre d’Espagne, au delà des crimes terribles commis dans les deux camps, dont l’inhumanité “efface aussitôt le but même de la lutte”, c’est une immense tristesse, devenue chez elle douleur, qui l’étreint et que ce texte exprime. La tristesse de voir, d’avoir de ses yeux vu que  “Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue.” :

“J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue.”

 

On tue. Gratuitement, par incapacité de maîtriser ses pulsions, par incapacité de tenir sa colère, et parfois seulement par méchanceté, parce qu’on laisse le Mal, l’esprit du mal, agir en nous. Ou à défaut de nous même tuer, on laisse faire. Et ce laissez-faire, qui est plus courant que le meurtre mais qui le protège et lui permet d’être, est également pour Simone Weil une cause de désespérance. Il est la marque du pouvoir qu’exerce sur nous ce gros animal dont parlait Platon et qui, quand nous n’avons pas appris à devenir nous-même (et c’est, Ô combien ! un long chemin) s’impose à nous et nous change en zombies :

“Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité.”

 

Simone Weil a vu cela. Elle a vu ces intellectuels venus en Espagne pour défendre le pauvre, l’opprimé et la justice et qui, au spectacle des horreurs, se sont tus. Moins par approbation, moins même par lâcheté que par inertie, par cet esprit de troupeau qui nous fait suivre ce que dit l’opinion ou le groupe, et nous met mal à l’aise quand nous ne le suivons pas :

“L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer, même dans l’intimité, de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé.”

 

Elle a vu cette souillure de la conscience ; elle a entendu ce silence. Pas un mot, pas un cri, pas un regret. La soumission et la discipline. Et la croyance, qui rassure, que cela peut-être est nécessaire, qu’il faut en passer par là, qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs et qu’il faut peut-être, pour accoucher d’un monde neuf et meilleur, accepter de prendre des libertés avec la morale et le bien. Toutes ces raisons que nous savons si complaisamment nous donner quand nous agissons mal ! Toutes ces mauvaises raisons dans lesquelles nous nous lovons et contre lesquelles ne peut s’élever que la force d’âme, cette force d”âme qui est non pas la conscience mais la reconnaissance travaillée de la supériorité de cette conscience et du bien sur tout le reste. Cette force d’âme dont Simone Weil constate qu’elle est si peu partagée.

“Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.”

 

Ne pas céder. Ne jamais céder un seul pouce au Mal qui est notre pente.


Le dessin est inspiré par le spectacle qui inspira à Georges Bernanos le titre de son livre : ce cimetière majorquin qu’illuminait, une nuit, un bûcher où brûlaient, arrosés d’essence, les corps de Républicains exécutés par les nationalistes.


En introduction et en conclusion musicale de la lecture de la lettre, un extrait de la Marche, tirée de la musique que Henry Purcell composa pour les funérailles de la reine Mary.


Et maintenant, la lettre lue :

Monsieur,

Quelque ridicule qu’il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours , par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois qu’un livre de vous me touche ; le Journal d’un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune raison de vous importuner en vous l’écrivant. Pour le dernier, c’est autre chose ; j’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence – en apparence seulement -, dans un tout autre esprit.

Je ne suis pas catholique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d’un non-catholique mais je ne puis m’exprimer autrement – bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt. Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches supérieures de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’aie pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toute ces sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, où, par la suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris, je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter tous le séjours, toute les heures, la victoire des uns, la défaites des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.

Un accident m’a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l’Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l’endroit même où récemment les troupes de Yagüe ont passé l’Ebre ; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois. J’ai quitté l’Espagne malgré moi avec l’intention d’y retourner ; par la suite, c’est volontairement que je n’en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie.

J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang, et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. J’ai failli assister à l’exécution d’un prêtre ; pendant les minutes d’attente, je me demandais si j’allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un hasard heureux n’avait empêché l’exécution.

Combien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule suffira. J’étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus les miliciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien passé. Parmi ces neufs,un boulanger d’une trentaine d’années, dont le crime était, m’a-t’on dit, d’avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous les pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d’avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et la carte de phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l’arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en présence de l’autre, d’un coup de revolver, puis, on dit à l’autre qu’il pouvait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire.

A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions punitives, une cinquantaine d’hommes par nuit. C’était proportionnellement beaucoup moins qu’à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d’un million d’habitants ; d’ailleurs il s’y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer, même dans l’intimité, de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux – au milieu d’un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » – terme très large. J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime.

Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort – un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.

On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins.

Je pourrai prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.

Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé au coeur. J’avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir.

Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma vive admiration.

Mlle Simone Weil,
3, rue Auguste-Comte, Paris (VIème)

 

extase

Extase


 

“Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup”,

 

écrit Thérèse, lorsqu’elle raconte ses expériences de transverbération, ces étranges extases mystiques au cours desquelles elle a le sentiment d’être traversée et transpercée par un dard que tient un ange – plus exactement, explique-t-elle, un chérubin, haut placé dans la hiérarchie des anges.

De nombreux artistes se sont inspirés de cet épisode, qui fut au cœur du procès en canonisation de la future Sainte Thérèse d’Avila. L’oeuvre la plus célèbre est toutefois la statue, intitulée L’extase de Sainte-Thérèse, sculptée par Le Bernin et qui se trouve dans la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria, à Rome. Cette statue, qui est le sujet du dernier livre de Pascal Ory, montre Thérèse, le visage renversé et les lèvres entrouvertes, tombant en pâmoison.

« La Transverbération de Sainte Thérèse », Santa Maria della Vittoria, Rome (auteur de la photo inconnu).

Le texte et la statue ont évidemment fait couler beaucoup d’encre, suscité maintes railleries, depuis Charles de Brosses et son célèbre : “Si c’est ici l’amour divin, je le connais“, jusqu’à Jacques Lacan qui assénait, dans son séminaire : “Elle jouit, ça ne fait pas de doute“, ajoutant néanmoins, qui est plus intéressant : “Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage le plus intéressant de la mystique, c’est justement de dire ça : qu’ils l’éprouvent mais qu’ils n’en savent rien.“.

Ce qui frappe, dans les propos vaguement égrillards, grivois, et d’abord moqueurs, des hommes qui parlent de cette expérience, ce sont deux choses : la première est qu’ils semblent ne pas avoir lu vraiment le texte, et notamment ce passage, que j’ai placé en tête de ce papier, où Thérèse dit clairement et sans aucune ambiguïté, que ce qu’elle a ressenti est physique : “le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup.” Elle n’est pas une oie blanche à qui l’on ferait prendre des vessies pour des lanternes et un orgasme pour une expérience purement spirituelle ou mystique ; ce fut une expérience physique, elle le sait et le dit. La seconde, c’est ce réflexe masculin qui conduit à penser que tout dard est le faux-nez d’un sexe, toute flèche l’euphémisme d’un pénis, et tout enfoncement le succédané, forcément décevant, d’une pénétration sans laquelle aucun plaisir féminin ne serait imaginable. Et de tout cela, la conclusion est tirée que Thérèse ne connut finalement autre chose, dans son imaginaire frustré, que les émois érotiques d’une jeune adolescente.

Mais qu’est-ce qu’a connu Thérèse, en vérité ? Et de quoi parle-t-elle ? Quelle est cette expérience à la fois spirituelle et physique, spirituelle et physique, j’y insiste, qu’elle décrit, et dont elle savait pourtant bien, quand elle la détaillait – à son confesseur d’abord, à ses lecteurs ensuite – qu’elle serait motif d’interrogations et de plaisanteries ? A sa mort, on pratiqua une autopsie (on cherchait alors l’âme sous les scalpels) et le chirurgien trouva une déchirure : “elle est longue, étroite et profonde, et pénètre la substance même de l’organe, ainsi que les ventricules. La forme de cette ouverture laisse deviner qu’elle a été faite avec un art consommé, par un instrument long, dur et très aigu; et c’est seulement à l’intérieur de cette ouverture que l’on peut reconnaître des indices de l’action du feu ou d’un commencement de combustion…” : la brûlure de l’amour divin.

Il n’est pas certain que ce témoignage soit très sûr ; aussi bien vaut-il d’abord pour l’insistance sur le caractère corporel de l’expérience : on n’est pas ici dans le monde des purs esprits, ou dans le refus augustinien de la vie et du plaisir mais dans celui de la chair et de l’embrasement des corps, des étreintes et du souffle perdu. Ce n’est pas un amour abstrait (de ces amours abstraits qui sont “presque toujours de l’égoïsme”, comme le dit Aglaé dans l’Idiot) mais un amour total, où tout l’être s’engage, corps et âme.

Pascal Ory voit dans l’oeuvre du Bernin le symbole d’une Contre-Réforme qui, à la pruderie triste et désincarnée du Protestantisme naissant, oppose le plaisir, la chair et sa représentation. Et rien de moins désincarné, en effet, rien de moins grenouille de bénitier que cette Thérèse pleine de vie et d’énergie, qui passe son temps à remonter ses manches, à défier les autorités, à bâtir et rebâtir, et qui, s’étant éloignée des plaisirs et des désirs, qu’elle a connus en sa belle jeunesse, au lieu de les rejeter comme le “Berbère enflammé” (dixit Pascal Ory), les retrouve pleinement dans la voie mystique, les accepte et les magnifie, sans pudeur déplacée, les chante, comme dans un cantique des cantiques.

 


On pourra lire la belle critique que le livre de Pascal Ory : Jouir comme une sainte et autres voluptés, inspire à Aline Angoustures sur son blog Le sens des mots.

On pourra également lire qu’en dit ‘vy dans son blog Carnets de ‘vy.

Il faudrait certainement lire Faire l’amour avec Dieu, de Catherine Clément.

On écoutera Sainte-Thérèse d’Avila jouit-elle ?, un entretien avec Catherine Clément, qui se tient devant la statue du Bernin, à Rome, diffusé par France Culture.

On pourra écouter (si on a la patience de laisser passer le générique un peu bruyant qui le précède) l’entretien relatif à son livre que Pascal Ory a accordé à France Culture.

On pourra lire aussi, à propos de la blessure faite au coeur de Thérèse (et plus largement de son rapport au corps : Michel Bousseyroux, “Recherches sur la jouissance autre”, dans l’En-je lacanien.


Oui : les dents du dessus légèrement écartées. Du moins on le dirait.


Et maintenant, le texte que je lis, trouvé sur le site du Carmel en France, dans une traduction qui diffère légèrement de celle que j’ai utilisée dans ma lecture. Le passage sur la transverbération proprement dite commence au troisième alinéa avant la fin  (à 3 minutes et 6 secondes dans mon enregistrement).


“Nul langage ne saurait représenter ni exprimer la manière dont Dieu fait de telles blessures, ni cet excès de douleur qui transporte l’âme blessée ; mais cette peine est si délicieuse qu’il n’y a point de plaisir dans la vie qui la dépasse. Je le répète, l’âme voudrait se sentir toujours mourante d’un tel mal.

Cette peine unie à cette gloire me jetait crans un profond étonnement, et je ne pouvais comprendre comment cela pouvait être. Quel spectacle qu’une âme ainsi blessée ! Elle comprend combien est excellente la source de cette blessure, et elle voit clairement qu’un tel amour ne lui vient pas de ses efforts. C’est, lui semble-t-il, de l’amour excessif que le Seigneur lui porte, qu’est tombée l’étincelle qui l’embrase tout entière. Oh ! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David : « Comme le cerf soupire après une source d’eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu » ! (Psaume 42) Elles étaient, ce me semble, l’expression fidèle de ce que je sentais.

Lorsque l’impétuosité de ces transports n’est pas si grande, il semble que la douleur de cette blessure diminue un peu par l’usage de quelques pénitences : du moins l’âme, qui ne sait que faire à son mal, y cherche-t-elle par cette voie un allégement. Mais elle ne les sent pas, et faire couler le sang de ses membres lui est aussi indifférent que si son corps était privé de la vie. En vain elle se fatigue à inventer de nouveaux moyens de souffrir quelque chose pour son Dieu : la première douleur est si grande qu’il n’y a point, selon moi, de tourment corporel qui puisse lui en enlever le sentiment ; car le remède n’est point là, et il serait trop bas pour un mal si relevé. Une seule chose adoucit tant soit peu la souffrance de l’âme, c’est d’en demander à Dieu le remède ; mais elle n’en voit point d’autre que la mort, parce qu’elle seule peut la faire entrer dans la pleine jouissance de son souverain bien. D’autres fois, la douleur se fait sentir à un tel excès, qu’on n’est plus capable ni de cette prière, ni de quoi que ce soit. Le corps en perd tout mouvement ; on ne peut remuer ni les pieds, ni les mains. Si l’on est debout, les genoux fléchissent, on tombe sur soi-même, et l’on peut à peine respirer. On laisse seulement échapper quelques soupirs, très faibles, parce que toute force extérieure manque, mais très vifs par l’intensité de la douleur.

Tandis que j’étais dans cet état, voici une vision dont le Seigneur daigna me favoriser à diverses reprises. J’apercevais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est extrêmement rare que je les voie ainsi. Quoique j’aie très souvent le bonheur de jouir de la présence des anges, je ne les vois que par une vision intellectuelle, semblable à celle dont j’ai parlé précédemment (cf. chap.27). Dans celle-ci, le Seigneur voulut que l’ange se montrât sous cette forme : il n’était point grand, mais petit et très beau ; à son visage enflammé, on reconnaissait un de ces esprits d’une très haute hiérarchie, qui semblent n’être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu’on nomme chérubins ; car ils ne me disent pas leurs noms. Mais je vois bien que dans le ciel il y a une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à d’autres, que je ne saurais le dire. Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or, et dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon cœur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout, embrasée d’amour de Dieu.

La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l’heure : mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d’y participer un peu, et même à un haut degré. Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j’étais comme hors de moi ; j’aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m’absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées [8].

Telle était la faveur que le divin Maître m’accordait de temps en temps, lorsqu’il lui plut de m’envoyer ces grands ravissements, contre lesquels, même en présence d’autres personnes, toutes mes résistances étaient vaines.”

paxos

Le grand Pan est mort

C’est une île au sud de Corfou : Paxos. Une île toute petite où j’ai passé de longs et délicieux étés au milieu des oliviers, des chèvres et des moutons. Lawrence Durrell, qui connaît bien les lieux, en parle dans son livre sur les îles grecques, et il rappelle à ce propos l’étrange histoire, qui fut d’abord relatée par Plutarque, de l’annonce de la mort du dieu Pan.

Car c’est là, sur cette île presque oubliée des hommes, que cet événement capital, comme le dit Durrell, eut bizarrement lieu :

“Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j’ai entendu dire à un homme qui n’était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur Emilien, dont certains d’entre vous ont suivi les leçons, avait pour père Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres. Il me raconta qu’un jour, se rendant en Italie par mer, il s’était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »

« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés d’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodes, il n’y avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise. »

« Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s’en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s’informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d’Hermès et de Pénélope. »

Quel étrange récit que celui de Plutarque ! Pourquoi Pan meurt-il ? Pourquoi sa mort doit-elle être annoncée ? Pourquoi l’annonce en est-elle faite à Thamous, un marin égyptien ? Et pourquoi cette annonce, faite à proximité de Paxos, doit-elle être rapportée à Palodes, quelques dizaines de kilomètres plus au nord, sur la côte aujourd’hui albanaise ? Tant de détails, dont chacun paraît absurde et donc la conjonction donne pourtant de la crédibilité au récit. Et voici Tibère qui entre en scène et qui, tout empereur qu’il soit, ajoute foi à cette histoire et interroge Thamous à son propos.

L’aventure a fait couler beaucoup d’encre. Parce qu’elle est survenue sous le règne de Tibère, certains considèrent que l’intérêt de l’empereur aurait été éveillé par les concordances existant entre l’annonce faite à Thamous et les récits de mort et de résurrection d’un dieu vivant qui, au même instant, se propageaient en Palestine. De nombreux historiographes ont quant à eux prétendu que l’annonce de la mort du grand Pan aurait été celle de la mort prochaine du paganisme, vaincu par la religion nouvelle qui, à l’est de la Méditerranée, prenait alors naissance.

Je ne sais rien de tout cela. Mais ce qui paraît mourir avec Pan, et qui est annoncé aux hommes dans la nuit épiriote, c’est la relation simple, confiante, embrassée, de l’homme à la nature. Comme une deuxième chute hors du jardin d’Eden. Quelque chose se casse, qui avait jusqu’ici tenu et qui se brise tandis que le centre du monde (le monde occcidental comme me le fait justement remarquer Frog) bascule de la Grèce à Rome, des chemins sylvestres aux grandes voies tirées au cordeau. C’est quelque chose comme la victoire de l’esprit de géométrie sur l’esprit de finesse et simultanément comme la victoire de l’homme déifié sur une nature chosifiée. C’est la mort du paganisme et la victoire de Rome, une combinaison inédite et terrible fondée sur le pouvoir et l’abstraction.


De Lawrence Durrell, on peut actuellement écouter, sur France Culture, Le Quatuor d’Alexandrie, en vingt épisodes, joué notamment par Anne Alvaro (Leila) et Valérie Lang (Justine).

Sur la mort du grand Pan, on pourra lire un article de Philippe Borgeaud dans la Revue de l’histoire des religions : “La mort du grand Pan. Problèmes d’interprétation”