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Le jeu des perles de verre : introduction à notre entrée dans le Moyen-âge


La plongée dans le Moyen-âge fut sans doute non pas seulement le fruit du repli des esprits et de la rétractation des groupes humains sur eux-mêmes mais la réaction de défense de la société à l’effondrement des échanges et à l’écroulement des universaux. On se rendit compte progressivement – comme on peut parfois avoir l’impression de le vivre aujourd’hui – que l’Empire riche et dominant allait à sa perte, et que le seul moyen de survivre et de ne pas mourir avec lui était de s’en détacher, et de bâtir, à l’écart des grands courants d’échange, des grandes routes et des grandes villes impériales, des micro-sociétés pauvres mais autarciques, des villages éloignés du progrès mais qui, pour cette raison, gagneraient en résilience. Et ce mouvement de repli et de rétractation, de défiance en la capacité de l’Empire à maintenir le monde ouvert et prospère, fut justement ce qui, accroissant encore les forces centrifuges, accéléra l’effondrement.

C’est aussi cette histoire que raconte Hermann Hesse dans Le jeu des perles de verre.

À l’issue d’un siècle, dit des Variétés, marqué par la trahison des clercs et la déliquescence de l’esprit, des communautés se forment qui trouvent, dans la pureté et la rigueur de la musique, puis des autres sciences et disciplines, un chemin vers le renouveau. Un nouvel art naît, le jeu des perles de verre, art total et difficile qui combine musique, méditation, philosophie, émotions visuelles et sentimentales, art qui, à force d’efforts et de temps, de sélection et de précaution, devient un art majeur laissé aux mains d’une élite qui, si elle recrute partout, s’isole néanmoins dans Castalie, tour d’ivoire du monde.
Le héros du livre, devenu lui même maître du jeu des perles de verre, réalise un jour la profondeur de  cette coupure, la chute qu’elle annonce, et décide de quitter le centre : Castalie, pour la périphérie : le siècle, dont il pressent qu’il sera bientôt centre et qu’il faut l’irriguer :

Dans l’optique des Castaliens, la vie du siècle était un élément arriéré et de valeur secondaire, une existence de désordre et d’instincts primitifs, faite de passions et de dispersion, sans beauté, sans rien qui méritât le désir. Mais le siècle et sa vie étaient en vérité infiniment plus grands et plus riches qu’un Castalien ne pouvait se les représenter, le monde était plein de devenir, d’histoire, d’essais et d’éternels recommencements ; il était peut-être chaotique mais il était la patrie et le sol nourricier de tous les destins, de tous les ennoblissements, de tous les arts, de toute humanité, il avait engendré les langages, les peuples, les Etats, les cultures ; il nous avait engendrés nous aussi et notre Castalie, il allait voir mourir tout cela et leur survivre.

 

Le Jeu des perles de verre, qu’Hermann Hesse écrivit tandis que le pays le plus cultivé d’Europe, dont il etait originaire,  sombrait dans la barbarie, est une réflexion sur la révolution du monde, la grande roue de l’histoire :

Le monde, tel que ces mythologies le représentent, commence dans ses origines par être divin, bienheureux, rayonnant, beau comme le printemps : c’est un âge d’or. Ensuite il succombe à la maladie et dégénère de plus en plus, il devient fruste et misérable, et, à la fin des quatre âges cosmiques, durant lesquels il sombre de plus en plus profondément, il est mûr pour être foulé aux pieds et détruit par Siva, le rieur qui danse. Mais l’univers ne finit pas là, il recommence avec le sourire de Vichnou qui, en rêve, crée de ses mains espiègles un monde neuf, jeune, beau, rayonnant.

 

Quand le monde impérial semble sur le point de mourir, que la prospérité et la paix paraissent reculer, on peut songer à prendre les devants. Comment ne pas y penser quand on voit émerger, au rebours de l’économie-monde fondée sur l’exploitation, les grands réseaux interconnectés et les échanges planétaires, ces micro-économies, ces économies locales, circuits courts, autoproductions d’aliments et d’énergie, tous ces mouvements de repli, d’autogestion, de contraction, qui semblent naître de la certitude que le soufflé impérial, qui se nourrit du pillage du monde, ne pourra pas indéfiniment monter et qu’au jour de l’effondrement, mieux vaudra avoir pris ses précautions.

Le Moyen-âge fut cela aussi : non pas seulement l’hébétude d’un monde qui avait perdu, dans la chute de l’Empire, ses forces de liaison et de progrès, ses cadres, ses voies, ses légions et ses lois ; mais la préparation et la maturation, dans le temps long de la déliquescence, des structures et des lieux : fermes, enceintes, palissades, monastères, qui permettraient d’affronter la chute anticipée et de faire refleurir quelque chose ; Isaac Asimov raconte cela dans Fondation.

Il y a, dans l’épuisement des ressources et la salissure du monde d’aujourd’hui, quelque chose d’effrayant : comme une folie dont on n’arriverait pas à arrêter la course parce que tout est devenu trop complexe, trop lourd, trop interdépendant, trop ingérable. Et faute de pouvoir arrêter cette course folle, de pouvoir maîtriser le mouvement et accompagner le monde vers un nouvel équilibre, la tentation pourrait venir à certains – je ne sais comment les qualifier – de suivre d’autres chemins pour préparer le Moyen-âge.

 


Le passage lu, qui reprend des propos du maître de Musique, est tiré du chapitre intitulé La vocation  :

Tu sais que tout le monde n’approuve pas le Jeu des Perles. On dit que c’est un succédané des arts et que les joueurs sont des rhéteurs, qu’on ne peut plus les considérer comme de véritables intellectuels, et que ce ne sont justement que des artistes fantasques et dilettantes. Tu verras jusqu’à quel point c’est vrai. Tu te fais peut-être toi-même, sur le Jeu des Perles de Verre, des idées qui lui prêtent plus qu’il ne tiendra, en ce qui te concerne ; peut-être aussi est-ce l’inverse. Il est certain que ce Jeu a ses dangers. C’est justement pour cela que nous l’aimons. Sur les chemins sans risques on n’envoie que les faibles. Mais tu ne devras jamais oublié ce que je t’ai dit si souvent : nous sommes faits pour reconnaître avec précision les antinomies, tout d’abord en leur qualité d’antinomies, mais ensuite en tant que pôles d’une unité. Il en est également ainsi du Jeu des Perles de Verre. Les natures d’artistes en sont éprises, parce qu’on peut y faire montre d’imagination ; les esprits rigoureusement scientifiques et spécialisés le méprisent – et avec eux beaucoup de musiciens – sous prétexte qu’il lui manque ce degré de rigueur dans la discipline où peuvent atteindre les sciences particulières. Soit, tu apprendras à connaître ces antinomies et tu découvriras avec le temps que ce ne sont pas là des antinomies d’objets, mais celles des sujets, que par exemple un artiste qui fait oeuvre d’imagination évite les mathématiques pures et la logique non parce qu’il a décelé quelque chose en elles, ni parce qu’il y trouve à redire, mais parce que d’instinct il est porté ailleurs. Tu pourras, à ce genre d’inclinations et de répugnances instinctives et violentes, reconnaître avec sûreté les âmes mesquines. Dans la réalité, c’est-à-dire chez les âmes grandes et les esprits supérieurs, ces passions n’existent pas. Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape. Mais cette étape doit le conduire vers le lieu où se trouve la perfection, il doit tendre vers le centre et non vers la périphérie. Note cela : on peut être un logicien ou un grammairien rigoureux, et être en même temps plein de fantaisie et de musique. On peut être instrumentiste ou Joueur de Perles de Verre et en même temps entièrement dévoué à la loi et à l’ordre. L’être humain auquel nous songeons et que nous voulons, que nous nous proposons de devenir, échangerait chaque jour sa science ou son art contre d’importe quels autres, il ferait resplendir dans le Jeu des Perles de Verre la logique la plus cristalline et dans la grammaire l’imagination la plus féconde. C’est ainsi que nous devrions être, on devrait pouvoir à tout instant nous affecter à un autre poste, sans que nous nous insurgions là contre et nous laissions troubler pour autant.


PS : L’image ne représente pas des perles de verre mais des galets étincelant sous l’eau bouillonnante de la mer, cet été, à Porquerolles.