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Pieds nus sur la terre sacrée : analogie, analyse, nature et domination

Un tableau de Jaider Esbell

Dans un petit recueil intitulé Pieds nus sur la terre sacrée, Teresa Carolyn McLuhan a réuni des textes écrits ou prononcés par des Indiens d’Amérique entre le XVIIème et le XXème siècle.

On y découvre des discours, des propos, des extraits de lettres, des morceaux d’entretiens, qui disent les relations entretenues par les Indiens avec la terre, les arbres, les plantes, les animaux, le ciel ; leur proximité avec la nature et le respect qu’ils avaient pour elle ; leur rencontre et leur rapport avec les Européens puis les néo-Américains, leur incompréhension mutuelle, l’immense malentendu qui les sépare.

Il existe certainement de multiples raisons à ce malentendu. L’une d’elles me semble être l’approche contraire que les uns et les autres ont des choses, la tournure inversée d’esprit : les Indiens appréhendent le monde sur le mode de l’analogie ; les Européens sur celui de l’analyse. L’analogie discerne les correspondances, les identités partagées, les résonances chantées par Ralph Waldo Emerson, le sentiment océanique de Romain Rolland, l’esprit et la magie des lieux ; elle est naturellement animiste et respectueuse de l’unité de la Maison commune. L’analyse, quant à elle, repère les différences, distingue, décompose, voit la partie avant le tout et dans le tout voit la partie ; elle dénombre et démembre, et voit le territoire, le territoire charnel fait d’histoire et de liens, comme un espace.

La terre a été créée avec l’aide du soleil et elle devrait être laissée telle quelle était… Le pays a été fait sans ligne de démarcation et ce n’est pas le rôle de l’homme de le diviser… Je vois les Blancs s’enrichir à travers tout le pays et je connais leur désir de nous donner des terres sans valeur… La terre et moi sommes du même esprit. La mesure de la terre et la mesure de nos corps sont les mêmes…Mais ne vous méprenez pas et comprenez bien la raison de mon amour pour la terre. Je n’ai jamais dit que la terre était mienne pour en user à ma guise.


Chef Joseph, chef des Nez percés

Entre Européens et Indiens, chacun voit et privilégie une partie de la réalité ; et chacun est le barbare, l’aveugle de l’autre. Mais la relation est cependant dissymétrique car l’esprit analytique, qui trie, classe, cherche les rapports et les causalités, est considérablement plus agile, plus productif, que ne l’est l’esprit analogique, qui ressent, vibre aux harmonies mais en reste quelque peu désemparé. Je me souviens, ainsi, d’être resté muet, un jour, sur la grande plage de Vierville, tandis que Katia me demandait d’expliquer pourquoi j’aimais tel ou tel tableau, ce dont j’étais totalement incapable…

De cette capacité algorithmique à décomposer et à décrire le monde, les esprits analytiques tirent un profond sentiment de supériorité, que vient confirmer leur maîtrise incontestable des sciences et des technologies. Pas un seul instant, les Européens et les néo-Américains n’imaginent qu’ils aient, de leur côté, quelque chose à apprendre des Indiens ; cette hypothèse ne leur traverse pas l’esprit, elle leur est strictement inconcevable. C’est pourquoi ils agissent avec l’extraordinaire condescendance qu’on sait, persuadés d’être ceux qui apportent la lumière au monde.

Nous savons quelle haute estime vous portez au genre d’enseignement donné dans ces collèges, et que l’entretien de nos jeunes hommes, pendant leur séjour chez vous, vous coûterait très cher. Nous sommes convaincus que vous nous voulez du bien avec votre proposition et vous en remercions de tout coeur. Mais, vous qui êtes sages, vous devez savoir que chaque nation a une conception différente des choses et, par conséquent, vous ne le prendrez pas mal s’il se trouve que nos idées sur cette sorte d’éducation ne sont pas les mêmes que les vôtres. Nous en avons fait l’expérience. Plusieurs de nos jeunes gens ont été jadis élevés dans les collèges des provinces du Nord ; ils furent instruits de toutes vos sciences mais, quand ils nous revinrent, ils ne savaient pas courir et ignoraient tout de la vie dans les bois… Incapables de faire des guerriers, des chasseurs ou des conseillers, ils n’étaient absolument bons à rien.

Néanmoins nous vous restons obligés pour votre offre bienveillante, bien que nous ne puissions l’accepter ; et pour vous montrer combien nous vous en sommes reconnaissants, nous vous proposons d’accueillir une douzaine de vos fils, si ces messieurs de Virginie le veulent bien, de prendre soin de leur éducation, de les instruire en tout et de faire d’eux des hommes.


Déclaration faite, en 1744, par les représentants des Six Nations iroquoises aux commissaires du Maryland et de la Virginie qui avaient proposé que les jeunes Indiens aillent faire leurs études au Collège William and Mary, à Williamsburg.

Il y a pourtant, au fond de chacun de nos deux protagonistes, la conscience d’un manque et d’une incomplétude. Mais il faut souvent, pour que cette conscience émerge et ne soit pas refoulée, que l’esprit s’ouvre et saisisse cette autre manière de voir. Et c’est souvent dans l’amour et la poésie que cette communion se produit.

Et quand, par manque d’attention, par orgueil et aveuglement, cette communion ne se fait pas, comme ce fut le cas dans cette triste histoire de la conquête de l’Amérique, on reste peiné de l’occasion gâchée, de cette chance qui ne fut pas saisie, de cette blessure maintenue ouverte au coeur de l’homme.


En illustration sonore, la magnifique Danse du Grand Calumet de la Paix, extraite des Indes galantes, de Jean-Philippe Rameau, cet opéra qui relate les amours entre personnes de peuples différents.

Et en illustration visuelle, un tableau, vu à Lille, du peintre amazonien Jaider Esbell, malheureusement décédé en novembre 2021, et qui savait si bien montrer l’interaction des êtres au coeur du monde.


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L’épaisseur du monde : la pensée écologique, de Timothy Morton


Dans son livre La pensée écologique, Timothy Morton décrit l’interconnexion des êtres, la densité et la constance de leurs interactions, l’imbrication fractale existant entre les créatures. C’est la prise de conscience de cette épaisseur irréductible du monde qu’il appelle la pensée écologique.

Cette imbrication est de chaque instant : chaque être, à tout moment, a besoin d’autres êtres pour exister et abrite, en son sein, des millions d’autres êtres – bactéries, parasites, microbes – qui lui sont nécessaires et qui grâce à lui existent ; elle est également inter-temporelle : les plantes et les animaux dont nous vivons se sont nourris d’une terre née elle-même de la lente décomposition de roches et d’animaux morts, nos ancêtres, dont les plus lointains représentants ont, de leurs restes, eux-mêmes forgé la roche sur laquelle nous marchons. Tout, dans ce monde, de l’amibe à l’or jailli des explosions d’étoiles, est indéfiniment recyclé dans la grande roue des choses.

On ne peut, dans ce brassage, distinguer de hiérarchie qui permettrait de désigner un acteur central : je peux bien prétendre être celui qui éternue mais on pourra également considérer que les virus que je projette ce faisant m’ont manipulé pour permettre leur propagation ; eux, comme moi, tiennent en effet à la pérennisation de leur être et à la perpétuation de leur espèce ; et eux comme moi sommes fondamentalement animés par un instinct de survie inscrit au cœur de nos gènes.

Symbioses et phénotypes, alimentation, déjections et décomposition tissent une toile entre les espèces, les corps, les générations, les règnes : tout est lié, tout participe, tout appartient au même vaisseau traçant sa course dans l’univers : nous sommes tous dans la meme galère ! Mais que tout soit lié ne signifie pas que tout soit rose ou amical : le lion et l’antilope interagissent par milles liens ; ils sont à bien des égards solidaires et embarqués dans la même arche interstellaire, mais le lion mange l’antilope. Ça n’est ni mal ni bien ni méchant ni gentil ; c’est simplement ainsi, parce que les dents du lion sont faites pour déchirer la chair, comme celles de l’homme sont faites pour autre chose que ruminer simplement de l’herbe. Là aussi est l’épaisseur du monde, dans la reconnaissance d’un tragique de la création qui fait que nous nous nourissons du corps vivant de l’autre : “Le Seigneur m’a dit de manger”, comme le chante tristement Marie Noël.

Le Seigneur m’a dit de manger, c’est la face sombre de la prise de conscience écologique. La face claire, c’est celle qui ressemble au jardin d’Eden tel qu’il était si mignonnement dessiné par Jean Effel : un paradis au sein duquel tous les créatures, aimantes et solidaires les unes des autres, jouissent ensemble du bonheur d’être, sous les yeux attendris du père éternel

La face sombre, c’est le monde d’après la Chute, d’après ce temps où, comme le remarquait Simone Weil, Eve a cédé à sa faim, ne s’est pas contentée de regarder mais a croqué la pomme : les créatures sont toujours aussi mignonnes et adorables mais elles se poursuivent, se chassent et se dévorent les unes les autres, parce qu’il faut bien vivre et que la course du monde repose sur les interactions – les déplaisantes comme les plaisantes – entre les espèces. Le vrai monde, celui qu’il faut sauver, est un monde complet et épais ; il n’est pas le monde de pacotille, mièvre et lisse, que raconte l’écologie des dessins animés.

Monde épais, monde visqueux, monde magnifique et terrible peuplé non seulement de gentils koalas et de jolies baleines mais aussi de cafards, de poux et de coucous, oiseaux tueurs des oeufs des autres. Et dans ce monde, qui est à prendre entièrement ou à laisser, nous sommes aussi, nous les humains, créatures autochtones et non pas importées, capables du sublime et du plus détestable, maillon aussi essentiel que les autres dans la longue chaîne des êtres. Nous sommes, nous aussi, le monde, et il faut faire avec.

L’épaisseur du monde, c’est la conscience d’une interaction difficile : tout est imbriqué dans ce jeu de billard à mille bandes où volent des effets-papillons et où les choix ne sont simples que pour ceux qui ne voient que la surface des choses. Tout est imbriqué, tout rétroagit, et ce n’est ni la joliesse, ni la mignonneté qui doivent guider les choix : le paradis perdu est perdu pour toujours ; nous ne le reconstruirons pas de sitôt ; c’est le monde d’après la Chute que nous devons sauver.

C’est ici que l’amour entre en scène. L’amour n’aime ni ne recherche la perfection ; l’amour aime des êtres pour ce qui vaut en eux d’être aimé mais les aime entièrement sans en rien retrancher ; l’amour aime les êtres dans leur épaisseur parce que c’est dans cette épaisseur qu’ils sont vrais, qu’ils existent, qu’ils sont corps et irréductiblement autres. Et l’amour est justement cette acceptation, non pas indifférente et réservée mais tendre et aimante, de cette altérité radicale. Aimer non pas un autre nous-mêmes comme le sont nos enfants mais un autre tout court, un vrai autre, en tant qu’il est autre.

L’amour est une écologie et l’écologie c’est cela : aimer le monde dans son épaisseur, en l’embrassant dans son entièreté.


PS : l’image en tête d’article représente une partie de l‘ensemble de Mandelbrot. Elle est tirée de l’article de Wikipedia consacré à cet ensemble.

PS 2 : Il y a un lien, qu’il faut approfondir, entre cette conscience de l’épaisseur et ce que fait surgir la bokeh.

PS 3 : On pourra litre et écouter des choses intéressantes sur ce livre dans :

PS 4 : Le texte que je lis figure en pages 64-65 du livre. C’est le début de la partie intitulée : Moins, c’est plus : penser le maillage, qui figure dans le chapitre Penser grand.

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Le jeu des perles de verre : introduction à notre entrée dans le Moyen-âge


La plongée dans le Moyen-âge fut sans doute non pas seulement le fruit du repli des esprits et de la rétractation des groupes humains sur eux-mêmes mais la réaction de défense de la société à l’effondrement des échanges et à l’écroulement des universaux. On se rendit compte progressivement – comme on peut parfois avoir l’impression de le vivre aujourd’hui – que l’Empire riche et dominant allait à sa perte, et que le seul moyen de survivre et de ne pas mourir avec lui était de s’en détacher, et de bâtir, à l’écart des grands courants d’échange, des grandes routes et des grandes villes impériales, des micro-sociétés pauvres mais autarciques, des villages éloignés du progrès mais qui, pour cette raison, gagneraient en résilience. Et ce mouvement de repli et de rétractation, de défiance en la capacité de l’Empire à maintenir le monde ouvert et prospère, fut justement ce qui, accroissant encore les forces centrifuges, accéléra l’effondrement.

C’est aussi cette histoire que raconte Hermann Hesse dans Le jeu des perles de verre.

À l’issue d’un siècle, dit des Variétés, marqué par la trahison des clercs et la déliquescence de l’esprit, des communautés se forment qui trouvent, dans la pureté et la rigueur de la musique, puis des autres sciences et disciplines, un chemin vers le renouveau. Un nouvel art naît, le jeu des perles de verre, art total et difficile qui combine musique, méditation, philosophie, émotions visuelles et sentimentales, art qui, à force d’efforts et de temps, de sélection et de précaution, devient un art majeur laissé aux mains d’une élite qui, si elle recrute partout, s’isole néanmoins dans Castalie, tour d’ivoire du monde.
Le héros du livre, devenu lui même maître du jeu des perles de verre, réalise un jour la profondeur de  cette coupure, la chute qu’elle annonce, et décide de quitter le centre : Castalie, pour la périphérie : le siècle, dont il pressent qu’il sera bientôt centre et qu’il faut l’irriguer :

Dans l’optique des Castaliens, la vie du siècle était un élément arriéré et de valeur secondaire, une existence de désordre et d’instincts primitifs, faite de passions et de dispersion, sans beauté, sans rien qui méritât le désir. Mais le siècle et sa vie étaient en vérité infiniment plus grands et plus riches qu’un Castalien ne pouvait se les représenter, le monde était plein de devenir, d’histoire, d’essais et d’éternels recommencements ; il était peut-être chaotique mais il était la patrie et le sol nourricier de tous les destins, de tous les ennoblissements, de tous les arts, de toute humanité, il avait engendré les langages, les peuples, les Etats, les cultures ; il nous avait engendrés nous aussi et notre Castalie, il allait voir mourir tout cela et leur survivre.

 

Le Jeu des perles de verre, qu’Hermann Hesse écrivit tandis que le pays le plus cultivé d’Europe, dont il etait originaire,  sombrait dans la barbarie, est une réflexion sur la révolution du monde, la grande roue de l’histoire :

Le monde, tel que ces mythologies le représentent, commence dans ses origines par être divin, bienheureux, rayonnant, beau comme le printemps : c’est un âge d’or. Ensuite il succombe à la maladie et dégénère de plus en plus, il devient fruste et misérable, et, à la fin des quatre âges cosmiques, durant lesquels il sombre de plus en plus profondément, il est mûr pour être foulé aux pieds et détruit par Siva, le rieur qui danse. Mais l’univers ne finit pas là, il recommence avec le sourire de Vichnou qui, en rêve, crée de ses mains espiègles un monde neuf, jeune, beau, rayonnant.

 

Quand le monde impérial semble sur le point de mourir, que la prospérité et la paix paraissent reculer, on peut songer à prendre les devants. Comment ne pas y penser quand on voit émerger, au rebours de l’économie-monde fondée sur l’exploitation, les grands réseaux interconnectés et les échanges planétaires, ces micro-économies, ces économies locales, circuits courts, autoproductions d’aliments et d’énergie, tous ces mouvements de repli, d’autogestion, de contraction, qui semblent naître de la certitude que le soufflé impérial, qui se nourrit du pillage du monde, ne pourra pas indéfiniment monter et qu’au jour de l’effondrement, mieux vaudra avoir pris ses précautions.

Le Moyen-âge fut cela aussi : non pas seulement l’hébétude d’un monde qui avait perdu, dans la chute de l’Empire, ses forces de liaison et de progrès, ses cadres, ses voies, ses légions et ses lois ; mais la préparation et la maturation, dans le temps long de la déliquescence, des structures et des lieux : fermes, enceintes, palissades, monastères, qui permettraient d’affronter la chute anticipée et de faire refleurir quelque chose ; Isaac Asimov raconte cela dans Fondation.

Il y a, dans l’épuisement des ressources et la salissure du monde d’aujourd’hui, quelque chose d’effrayant : comme une folie dont on n’arriverait pas à arrêter la course parce que tout est devenu trop complexe, trop lourd, trop interdépendant, trop ingérable. Et faute de pouvoir arrêter cette course folle, de pouvoir maîtriser le mouvement et accompagner le monde vers un nouvel équilibre, la tentation pourrait venir à certains – je ne sais comment les qualifier – de suivre d’autres chemins pour préparer le Moyen-âge.

 


Le passage lu, qui reprend des propos du maître de Musique, est tiré du chapitre intitulé La vocation  :

Tu sais que tout le monde n’approuve pas le Jeu des Perles. On dit que c’est un succédané des arts et que les joueurs sont des rhéteurs, qu’on ne peut plus les considérer comme de véritables intellectuels, et que ce ne sont justement que des artistes fantasques et dilettantes. Tu verras jusqu’à quel point c’est vrai. Tu te fais peut-être toi-même, sur le Jeu des Perles de Verre, des idées qui lui prêtent plus qu’il ne tiendra, en ce qui te concerne ; peut-être aussi est-ce l’inverse. Il est certain que ce Jeu a ses dangers. C’est justement pour cela que nous l’aimons. Sur les chemins sans risques on n’envoie que les faibles. Mais tu ne devras jamais oublié ce que je t’ai dit si souvent : nous sommes faits pour reconnaître avec précision les antinomies, tout d’abord en leur qualité d’antinomies, mais ensuite en tant que pôles d’une unité. Il en est également ainsi du Jeu des Perles de Verre. Les natures d’artistes en sont éprises, parce qu’on peut y faire montre d’imagination ; les esprits rigoureusement scientifiques et spécialisés le méprisent – et avec eux beaucoup de musiciens – sous prétexte qu’il lui manque ce degré de rigueur dans la discipline où peuvent atteindre les sciences particulières. Soit, tu apprendras à connaître ces antinomies et tu découvriras avec le temps que ce ne sont pas là des antinomies d’objets, mais celles des sujets, que par exemple un artiste qui fait oeuvre d’imagination évite les mathématiques pures et la logique non parce qu’il a décelé quelque chose en elles, ni parce qu’il y trouve à redire, mais parce que d’instinct il est porté ailleurs. Tu pourras, à ce genre d’inclinations et de répugnances instinctives et violentes, reconnaître avec sûreté les âmes mesquines. Dans la réalité, c’est-à-dire chez les âmes grandes et les esprits supérieurs, ces passions n’existent pas. Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape. Mais cette étape doit le conduire vers le lieu où se trouve la perfection, il doit tendre vers le centre et non vers la périphérie. Note cela : on peut être un logicien ou un grammairien rigoureux, et être en même temps plein de fantaisie et de musique. On peut être instrumentiste ou Joueur de Perles de Verre et en même temps entièrement dévoué à la loi et à l’ordre. L’être humain auquel nous songeons et que nous voulons, que nous nous proposons de devenir, échangerait chaque jour sa science ou son art contre d’importe quels autres, il ferait resplendir dans le Jeu des Perles de Verre la logique la plus cristalline et dans la grammaire l’imagination la plus féconde. C’est ainsi que nous devrions être, on devrait pouvoir à tout instant nous affecter à un autre poste, sans que nous nous insurgions là contre et nous laissions troubler pour autant.


PS : L’image ne représente pas des perles de verre mais des galets étincelant sous l’eau bouillonnante de la mer, cet été, à Porquerolles.

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Dénaturalisés (de Claire Zalc)

La loi du 22 juillet 1940 comprend trois articles ainsi rédigés :

Article premier : Il sera procédé à la révision de toutes les acquisitions de nationalité française intervenues depuis la promulgation de la loi du 10 août 1927 sur la nationalité.

Article 2 : Il est institué à cet effet une commission dont la composition et le mode de fonctionnement seront fixés par arrêté du garde des Sceaux.

Article 3 : Le retrait de la nationalité française sera, s’il y a lieu, prononcé par décret pris sur le rapport du garde des Sceaux et après avis de cette commission. Le décret fixera la date à laquelle remontera la perte de la qualité de Français. Cette mesure pourra être étendue à la femme et aux enfants de l’intéressé.”

C’est à cette loi, à son contexte, à ses modalités de mise en oeuvre, à la façon dont elle fut appliquée pendant quatre ans, aux critères qui furent utilisés par la commission pour confirmer ou infirmer les acquisitions de nationalité et aux conséquences qu’elle eut pour les quelques 15 000 personnes – sur près d’un million de dossiers étudiés – qui furent, de son fait, privées, en pleine guerre, de la nationalité française, que Claire Zalc consacre un livre : Dénaturalisés : les retraits de nationalité sous Vichy, tiré du mémoire qu’elle avait rédigé dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches.

C’est un livre terrible et passionnant. On y découvre le fonctionnement administratif et bureaucratique d’une commission, composée essentiellement de magistrats, dans les méandres du travail de laquelle l’auteure nous fait entrer, nous guidant pas à pas dans les étapes de la décision, construite par succession de notes, d’enquêtes, de contre-enquêtes, de lettres, de requêtes, de recommandations qui s’accumulent en couches épaisses de papillons épinglés, d’avis, de griffonnages, qui finissent par constituer le dossier qui, après examen par la commission, conduira à la sentence – maintien ou retrait de la naturalisation  – sentence dont les conséquences, parfois, sont terribles, en ces temps de déportation.

Le passage que je lis –  que Claire Zalc me le pardonne – est le prologue du livre. Il dit et montre ce qui peut être relaté d’un dossier particulier mais banal, le dossier 535 52 X 28, numéro sous lequel furent enregistrés et suivis les membres de la famille de Georges Perec. C’est un dossier comme un autre, qui ne présente aucune singularité et qui n’est mis en avant que comme exemple de la démarche suivie, de la matière travaillée, et parce que Claire Zalc a établi, avec Georges Perec, à travers le temps, des liens, des correspondances, des résonances qui la touchent.

Le suivi, un peu précis, minutieux, méticuleux, “infra-ordinaire”, diraient-ils tous deux, de ce dossier comme un autre permet d’entrer dans la vérité des choses, leur cheminement, leur lourde épaisseur, leur pesanteur, ce que Claire Zalc appelle le “cœur du sujet”.

C’est qu’il faut parfois, face à cette montagne de dossiers poussiéreux, oubliés dans des archives perdues, parsemés d’écritures fines et de traces de tampons, se rappeler la matérialité, la vérité des réalités qu’ils recouvrent. Derrière les papiers, les jugements, les enquêtes administratives, toute cette machinerie tournant et ronronnant dans les règles de l’art, des gens. Et se coltiner les dossiers, la matière brute, c’est affronter aussi la brutalité des choses, revenir à ce qu’aiment à répéter, je crois, Beate et Serge Klarsfeld, quelque chose comme : l’holocauste, ce n’est pas six millions de personnes ; c’est un plus un, plus un, etc., six millions de fois.

Car c’est de cela aussi qu’il fut au bout du compte question dans cette histoire de dénaturalisés de Vichy.


PS : On pourra également lire à ce sujet :


NB : la photo d’en-tête est reprise de la couverture du livre de Claire Zalc. Il s’agit de la carte d’identité de Hilda C., AD38 2973 W 1401 © Archives de l’Isère.


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Le salariat et le vol (ou encore : le travail ou la vie)

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Voilà quelques années que les chefs d’entreprise dénoncent le coût trop élevé du travail : il est juste, expliquent-ils, que l’entreprise paie le travail fourni, mais non les coûts sociaux associés, c’est-à-dire ceux relatifs à l’homme plus qu’au travail lui-même.

Si ce raisonnement était suivi jusqu’à son terme, il conduirait à une grande révolution sociale. Ce qu’il met en cause, en effet, c’est le principe du contrat salarial, avec indivision de la rémunération du travail et de celle de l’individu ; ce qu’il suggère, c’est l’invention d’un nouveau système, dans lequel le travail seul serait rémunéré par l’entreprise, la collectivité se chargeant de la rémunération de la personne.

Pour mieux comprendre l’enjeu du débat, faisons un détour dans le temps et reportons-nous à ces siècles obscurs où les forêts étaient peuplées de brigands, trousseurs de grands chemins. Voici justement un cavalier qui passe, venu d’un pays lointain, et qui, soudain, est arrêté par un gredin qui lui tient le propos suivant :  » Seigneur, je te propose un contrat : si tu me donnes ta bourse, je te donne la vie sauve ; dans le cas contraire, je te la prends. Ma proposition est honnête : je n’y gagne que quelques pièces d’or et d’argent ; tu y gagnes ta vie. Comment pourrais-tu hésiter ? Le voyageur n’hésite pas. Il tend sa bourse au malandrin et poursuit son chemin jusqu’à l’auberge voisine.

Là, il relate sa rencontre, se vantant d’avoir réalisé une belle affaire. On rit, puis un homme s’approche de sa table et demande à lui parler : « Grand prince, lui dit-il, ne tirez pas fierté de votre aventure. Car vous avez été roulé, et je m’en vais vous le montrer. »
« Sachez d’abord, beau seigneur, que je suis magicien, et que j’ai pu, par la vertu de quelque élixir, me laisser porter par le fleuve du temps. J’ai vu des hommes qui ne sont pas encore nés ; j’ai lu des livres que nul encore n’a rédigés ; et j’ai pu apprendre les prolégomènes d’une science nommée économie qui, un jour, dominera le monde. Cette science dit qu’une transaction ne peut s’appeler contrat que si elle obéit à deux conditions : il faut qu’il y ait échange ; il faut que cet échange puisse être refusé. »
« Sans doute la première condition a-t-elle été, dans votre cas, respectée et c’est à raison que vous évaluez la vie qui vous fut laissée comme plus considérable que la bourse qui vous fut ôtée. Mais étiez-vous libre de refuser le contrat qui vous était offert ? Il aurait fallu, pour cela, que vous acceptiez de perdre la vie. Or, cela, vous ne le pouviez pas. Vous avez donc gagné au change mais ce change vous étant imposé, vous vous êtes plié à ce qui n’était contrat qu’en apparence. »
« Ces faux contrats, qu’on peut appeler contrats de brigandage, ont d’abord dominé le monde, mais l’effort des siècles a tendu à en limiter l’utilisation. Ainsi, dans le commerce, la règle s’est-elle établie de ne plus considérer comme contrats que ceux qui peuvent être refusés et d’interdire les transactions trop inégales. Si, comme prix d’un tapis, je ne demande qu’un peu d’eau, la maréchaussée future m’arrêtera pour cause de dumping ou de concurrence déloyale ; et si, pour ce même tapis, j’offre à mon client de ne pas brûler son échoppe ou de ne pas violer ses filles, les gendarmes me traqueront pour racket et atteinte à la liberté du commerce. Si, en échange de ce même tapis, le boutiquier ne me propose qu’une miche de pain, je passerai mon chemin ; s’il me propose la vie sauve, il sera poursuivi pour vol et extorsion. Progressivement, la règle ainsi s’établira selon laquelle le prix que je demande doit être à la mesure du bien que j’offre et le prix qu’on m’offre à la mesure du bien que je propose »

« Sachez que, pour les mêmes raisons, l’esclavage sera un jour aboli. On interdira qu’un homme doive, pour sauver sa vie, travailler pour un autre homme et l’on dira que les seuls contrats de travail valides sont ceux que le travailleur est libre de ne pas signer. Ce principe, à vrai dire, aura du mal à s’imposer : l’ouvrage étant abondant et la main d’œuvre rare, un système sera créé pour obliger les hommes, les femmes, les enfants même à travailler. Ce système, baptisé salariat, sera un avatar abâtardi de l’esclavage : aucune loi n’obligera personne à travailler mais nul ne pourra vivre sans le faire car c’est en travaillant que l’on gagnera sa vie. A celui qui travaille sera offert, outre le prix de son travail, le prix de la vie ; à celui qui ne travaille pas, la vie elle-même sera impossible. A l’instar de celui des brigands, le cri de ces tristes époques sera « le travail ou la vie ». »
« Sans doute certains salariés seront-ils satisfaits. Raisonnant comme vous le faisiez à l’instant, ils penseront faire une bonne affaire en échangeant quelques heures de travail quotidien contre un salaire qui leur permet non seulement de survivre mais de vivre, et de prendre leur part des plaisirs qu’offre le monde. Il jugeront que le travail qu’ils donnent vaut bien moins que la vie qu’on leur offre en retour, et que le gain de leur vie mérite la perte de leurs heures. Il faudra longtemps pour qu’émerge l’idée que tout cela n’est qu’une escroquerie et pour que le contrat de salariat soit reconnu pour ce qu’il est : un contrat de brigandage. Il faudra du temps, que l’ouvrage devienne rare et la main d’œuvre surabondante pour soit brisé un système qui oblige les hommes à travailler alors même que nul n’a que faire de leur travail. »

Voilà ce que contait le mage, il y a cinq siècles, au voyageur. Et peut-être les temps annoncés sont-ils arrivés. Peut-être l’heure a-t-elle sonné de dégager le travail de son carcan servile et d’instaurer la liberté de l’homme d’offrir ou non sa force de travail. Pour instaurer cette liberté, il faut et il suffit que le travail soit, à l’instar des autres biens, justement rémunéré, c’est-à-dire que son prix ne soit pas disproportionné. Il faut que celui qui travaille reçoive un revenu correspondant à ce travail et que celui qui ne travaille pas ne soit pénalisé que dans la mesure des richesses qu’il n’apporte pas. Il faut, en d’autres termes, qu’une scission soit opérée entre le revenu du travail proprement dit et le revenu social, délié de l’activité et versé à tout individu.

Cette scission est en phase avec une société dans laquelle la production de richesse est de plus en plus socialisée. Car si je produis de la richesse lorsque je travaille, j’en produis tout autant lorsque je ne travaille plus : les biens que je consomme alors, en effet, sont autant de richesses qui n’existeraient pas si je n’étais là pour en faire usage. Dans nos sociétés, de fait, la valeur d’un bien dépend moins du bien lui- même que du rapport entre son offre et sa demande. Nous aurions beau produire et produire encore, la richesse collective ne serait pas augmentée d’un iota si nul n’achetait la production mise sur le marché. Pour que des biens produits acquièrent de la valeur, il faut qu’ils soient consommés, et si nul ne consommait ce qui est produit, la production ne vaudrait rien.
Il découle de cela : qu’en termes de richesses, le consommateur est un acteur économique aussi important que le producteur ; que rémunérer la production de richesses exige donc qu’on rémunère à la fois la production et la consommation ; qu’il serait donc légitime de verser aux consommateurs une partie de la rémunération jusqu’ici allouée aux producteurs.

Cette affectation d’un revenu aux consommateurs était inutile tant que chaque consommateur se doublait d’un producteur. Mais tel n’est plus le cas. Par bonheur, le travail est moins nécessaire aujourd’hui qu’il ne l’était hier et il sera, demain, moins nécessaire encore. Par bonheur, la société s’enrichit alors que la quantité de travail décroît, et cette heureuse évolution ne nous paraît néfaste que dans la mesure où nous continuons à placer le travail au centre de toutes choses et à distribuer les revenus comme s’il n’était de richesse que fondée sur le travail. Tel n’est plus le cas. Le temps est sans doute venu d’en tirer les conséquences et d’instaurer un revenu social qui, équitablement versé à tous, se substitue, pour partie, aux revenus du travail.

L’image est sans rapport. Je l’ai prise à Vierville, avec ma bien aimée.

PS : cet article a été « podcastisé » le 28 mars 2015.