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Pieds nus sur la terre sacrée : analogie, analyse, nature et domination

Un tableau de Jaider Esbell

Dans un petit recueil intitulé Pieds nus sur la terre sacrée, Teresa Carolyn McLuhan a réuni des textes écrits ou prononcés par des Indiens d’Amérique entre le XVIIème et le XXème siècle.

On y découvre des discours, des propos, des extraits de lettres, des morceaux d’entretiens, qui disent les relations entretenues par les Indiens avec la terre, les arbres, les plantes, les animaux, le ciel ; leur proximité avec la nature et le respect qu’ils avaient pour elle ; leur rencontre et leur rapport avec les Européens puis les néo-Américains, leur incompréhension mutuelle, l’immense malentendu qui les sépare.

Il existe certainement de multiples raisons à ce malentendu. L’une d’elles me semble être l’approche contraire que les uns et les autres ont des choses, la tournure inversée d’esprit : les Indiens appréhendent le monde sur le mode de l’analogie ; les Européens sur celui de l’analyse. L’analogie discerne les correspondances, les identités partagées, les résonances chantées par Ralph Waldo Emerson, le sentiment océanique de Romain Rolland, l’esprit et la magie des lieux ; elle est naturellement animiste et respectueuse de l’unité de la Maison commune. L’analyse, quant à elle, repère les différences, distingue, décompose, voit la partie avant le tout et dans le tout voit la partie ; elle dénombre et démembre, et voit le territoire, le territoire charnel fait d’histoire et de liens, comme un espace.

La terre a été créée avec l’aide du soleil et elle devrait être laissée telle quelle était… Le pays a été fait sans ligne de démarcation et ce n’est pas le rôle de l’homme de le diviser… Je vois les Blancs s’enrichir à travers tout le pays et je connais leur désir de nous donner des terres sans valeur… La terre et moi sommes du même esprit. La mesure de la terre et la mesure de nos corps sont les mêmes…Mais ne vous méprenez pas et comprenez bien la raison de mon amour pour la terre. Je n’ai jamais dit que la terre était mienne pour en user à ma guise.


Chef Joseph, chef des Nez percés

Entre Européens et Indiens, chacun voit et privilégie une partie de la réalité ; et chacun est le barbare, l’aveugle de l’autre. Mais la relation est cependant dissymétrique car l’esprit analytique, qui trie, classe, cherche les rapports et les causalités, est considérablement plus agile, plus productif, que ne l’est l’esprit analogique, qui ressent, vibre aux harmonies mais en reste quelque peu désemparé. Je me souviens, ainsi, d’être resté muet, un jour, sur la grande plage de Vierville, tandis que Katia me demandait d’expliquer pourquoi j’aimais tel ou tel tableau, ce dont j’étais totalement incapable…

De cette capacité algorithmique à décomposer et à décrire le monde, les esprits analytiques tirent un profond sentiment de supériorité, que vient confirmer leur maîtrise incontestable des sciences et des technologies. Pas un seul instant, les Européens et les néo-Américains n’imaginent qu’ils aient, de leur côté, quelque chose à apprendre des Indiens ; cette hypothèse ne leur traverse pas l’esprit, elle leur est strictement inconcevable. C’est pourquoi ils agissent avec l’extraordinaire condescendance qu’on sait, persuadés d’être ceux qui apportent la lumière au monde.

Nous savons quelle haute estime vous portez au genre d’enseignement donné dans ces collèges, et que l’entretien de nos jeunes hommes, pendant leur séjour chez vous, vous coûterait très cher. Nous sommes convaincus que vous nous voulez du bien avec votre proposition et vous en remercions de tout coeur. Mais, vous qui êtes sages, vous devez savoir que chaque nation a une conception différente des choses et, par conséquent, vous ne le prendrez pas mal s’il se trouve que nos idées sur cette sorte d’éducation ne sont pas les mêmes que les vôtres. Nous en avons fait l’expérience. Plusieurs de nos jeunes gens ont été jadis élevés dans les collèges des provinces du Nord ; ils furent instruits de toutes vos sciences mais, quand ils nous revinrent, ils ne savaient pas courir et ignoraient tout de la vie dans les bois… Incapables de faire des guerriers, des chasseurs ou des conseillers, ils n’étaient absolument bons à rien.

Néanmoins nous vous restons obligés pour votre offre bienveillante, bien que nous ne puissions l’accepter ; et pour vous montrer combien nous vous en sommes reconnaissants, nous vous proposons d’accueillir une douzaine de vos fils, si ces messieurs de Virginie le veulent bien, de prendre soin de leur éducation, de les instruire en tout et de faire d’eux des hommes.


Déclaration faite, en 1744, par les représentants des Six Nations iroquoises aux commissaires du Maryland et de la Virginie qui avaient proposé que les jeunes Indiens aillent faire leurs études au Collège William and Mary, à Williamsburg.

Il y a pourtant, au fond de chacun de nos deux protagonistes, la conscience d’un manque et d’une incomplétude. Mais il faut souvent, pour que cette conscience émerge et ne soit pas refoulée, que l’esprit s’ouvre et saisisse cette autre manière de voir. Et c’est souvent dans l’amour et la poésie que cette communion se produit.

Et quand, par manque d’attention, par orgueil et aveuglement, cette communion ne se fait pas, comme ce fut le cas dans cette triste histoire de la conquête de l’Amérique, on reste peiné de l’occasion gâchée, de cette chance qui ne fut pas saisie, de cette blessure maintenue ouverte au coeur de l’homme.


En illustration sonore, la magnifique Danse du Grand Calumet de la Paix, extraite des Indes galantes, de Jean-Philippe Rameau, cet opéra qui relate les amours entre personnes de peuples différents.

Et en illustration visuelle, un tableau, vu à Lille, du peintre amazonien Jaider Esbell, malheureusement décédé en novembre 2021, et qui savait si bien montrer l’interaction des êtres au coeur du monde.


aimer

Aimer – me dit l’aimée – Sais-tu de quoi tu parles ?


Il faut, pour avancer,
Accepter de chuter dans le déséquilibre ;
Pour remplir ses poumons,
Accepter de d’abord les vider ;
Pour vivre,
Laisser mourir celui qu’on a été.

Accueillir sa faiblesse
Parce qu’elle permet d’accueillir celle de l’autre ;
Etre tendre
Parce que la tendresse est ce qui ne construit pas de muraille,
Ce qui se laisse bousculer, émouvoir, toucher.
Sourire,
Ne pas fermer les écoutilles.

Il y a pourtant aussi au fond de nous quelque chose qui parle,
Qu’il faut savoir entendre, d’abord,
Puis écouter.
Entendre cette voix,
La distinguer du brouhaha dont elle s’élève,
Comprendre ce qu’elle exprime,
Accepter ce qu’elle dit :

Il n’y a – dit-elle – que l’amour qui compte,
Il est l’alpha et l’oméga.
Tout vaut qui a été fait par amour
Et rien ne vaut qui a été fait sans lui.
Il est la seule bonne intention,
La seule mesure des choses.
L’amour est ce qui ne rechigne pas à la peine,
Qui se remet inlassablement à l’ouvrage,
Ne ferme pas la porte, ne tourne pas la page.
L’amour est ce qui maintient.
Il est la perche tendue qui demeure,
L’autre joue offerte,
Le sourire.”

Au fond de soi est l’élan vers l’autre,
Au plus intime des demeures de l’âme,
Ce désir, ce besoin peut-être, de nouer.
De nouer et d’être noué ; d’aimer et d’être aimé :
Désir de dialogue et non de monologue,
Besoin d’échange et non seulement de don.
Donner d’abord et sans contrepartie,
Aimer d’abord et sans condition
Mais il ne faut pas que l’espoir soit tari
Car l’amour nous est chose nécessaire.

Aimer – me dit l’aimée – Sais-tu de quoi tu parles ?
– “Oui : de cette chose-là qui conduit aux étoiles,
Par qui tout autre amour advient,
Et qui meurt, très ordinairement,
De la peur de chuter dans le déséquilibre.

marche triomphale

Marche triomphale de l’amour

 

 

Pour son anniversaire, parce que j’aime la contenter – même et surtout (à tort) à mon encontre – et que ce livre si terrible et si triste confirme le pessimisme et la défiance qui lui viennent parfois, je ne sais pas bien pourquoi, flottant autour d’elle comme une brume humide, le chapitre 56 de Belle du Seigneur, ce chant, ce presque cantique, qui dit l’ivresse de l’amour avant qu’il ne meure, quand il meurt.

Mais il ne meurt pas toujours.

Marche triomphale de l’amour, comme il est dit, redit et chanté, qui dit ces moments de grâce où tout paraît possible, où tout paraît à la portée avant que les choses ne se referment, ne se replient, ne se rétractent, quand elles se rétractent.

Ces moments où tout est possible, où tout est à la portée, avant qu’autre chose ne vienne, quand elle vient, pour recouvrir cela de loess et de poussière.

Marche triomphale de l’amour, qui dit ces instants de gloire et de foi, de toute puissance, de toute confiance, d’absolu, ces moments de vérité qui sont la vérité avant qu’ils ne disparaissent, quand ils disparaisssent sous la peur, faute de confiance et de foi. Et quand cela est arrivé, on ne croit plus, peut-être, que cela ait pu être, et que ç’ait pu être si brillant, si éclatant, si scintillant. On a perdu, parfois pensant avoir gagné ; on s’est perdu, parfois croyant se retrouver.

Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi.

La maison natale d’Albert Cohen, à Corfou, bombardée en 1943 par l’aviation italienne et laissée depuis à l’état de ruine. Transposée à Céphalonie, elle est la haute maison dépeinte comme celle du grand-père et chef de la communauté juive de l’île.

Et aussi parce qu’à Corfou, qui était la vraie île de sa jeunesse, j’ai vu les ruines de la maison natale d’Albert Cohen, au milieu des ruines du quartier où il vécut, enfant, avant qu’il ne le quitte, comme il dut quitter son île de soleil, pour rejoindre Marseille.

Un immeuble, éventré en 1943 par une bombe italienne, et où a récemment été posée une plaque (qu’on voit bleue et rouge, au bas du mur). La placette sur laquelle ouvre cet immeuble s’appelle Place Albert Cohen et il existe, dans la ville, une autre rue portant ce nom.

 


 

PS : Une association,  a été fondée en 2011, lAssociation des Amis de la Fondation Mémoire Albert Cohen Corfou (AFMACC), qui “souhaitent faire revivre à Corfou la mémoire de cet illustre écrivain, diplomate et humaniste mondialement connu”.

L’AFMACC a un site Internet : www.albertcohen.gr

Dans le feuillet, relarif à cette association, qu’on peut trouver dans la synagogue, la dernière de l’île, qui jouxte le quartier détruit, il est dit que les amis de la Fondation ont pour but de promouvoir les idées et les méssages d’Albert Cohen :

La plaque qui figure sur la synagogue du quartier natal d’Albert Cohen.

  1. L’état de droit
  2. L’absence de haine ou de racisme
  3. Rflechir ensemble au problème des réfugiés et apatrides
  4. Promouvoir son oeuvre litteéraire auprès des jeunes
  5. Reconstruire sa maison natale, bombardée en 1943, et en ruine depuis lors
  6. Y installer un centre d’études Albert Cohen
  7. Etablir un prix littéraire “Albert Cohen”.