Dame Eboshi - (c) Studios Ghibli

Dame Eboshi


Dame Eboshi n’est pas le personnage principal de Princesse Mononoké, non plus que le meilleur ou le plus admirable, mais il a longtemps été celui que je préférais.

Le prince Ashitaka, qui est le personnage principal du film, est vraiment un héros à la Franck Capra : il est courageux, bon, généreux, compréhensif, profondément humain dans la meilleure acception du terme, sans vanité et plein de sensibilité. Il est celui dont l’amour et l’intelligence profonde des choses et des êtres permettront que se réconcilient, à la fin du récit, les hommes et la nature.

Et pourtant, c’est Dame Eboshi, qui est loin d’avoir toutes ces qualités, que je préférais, parce que je me sentais plus proche d’elle.

Dame Eboshi est l’incarnation à la fois de l’humanité dans son sens prométhéen, et d’une certaine féminité – traits que possède également, mais d’une autre façon, le prince Ashitaka. Elle est l’humanité en guerre contre les dieux et la nature, une humanité qui recherche la victoire mais non pas le pouvoir ; peut-être est-ce en cela qu’elle est féminine. Et aussi en ceci que, sans se soucier des convenances, elle accueille et rend leur dignité aux réprouvés et aux exclus : prostituées des villes, lépreux, paysans chassés de leurs terres.

Dame Eboshi a de nombreuses qualités, mais le prince Ashitaka plus encore : profondément bon, il a, comme le prince Mychkine, de l’Idiot, la capacité de comprendre immédiatement les êtres, et de déceler le bien qui est en eux. Il a cette empathie, cette compréhension magique et christique du monde qui n’est au fond que le regard sans haine que la chamane lui a souhaité d’acquérir, un regard objectif et détaché, comme dirait l’aimée.

Le prince Ashitaka, ainsi doté de toutes ces qualités, pourrait être insupportable. Mais il ne l’est pas. Il ne l’est pas parce qu’il est humble, ne serait-ce que dans son habillement, qu’il ne donne aucune leçon et qu’il aime, sans s’en cacher.

Le prince Ashitaka est admirable ; et pourtant je préférais Dame Eboshi, pour sa féminité gracieuse, sans doute, mais aussi parce que je la voyais plus proche de moi, plus humaine, plus entraînée par ses passions et ses émotions – ce qui faisait probablement que j’avais plus confiance en elle.

C’est cela que je réalise aujourd’hui : des personnages de ce film, qui depuis si longtemps rejouent leur rôle dans ma mémoire, j’ai longtemps (et jusqu’à maintenant, à vrai dire) préféré non pas le meilleur mais le plus familier, celui que je considérais comme le plus proche de moi, avec ses défauts et ses passions, comme le plus à même de tenir compte de moi. J’admirais le prince Ashitaka mais aurait-il fallu choisir que pas une seconde je n’aurais hésité, suivant Dame Eboshi, comme Nastasia Filipovna suit Rogojine plutôt que le Prince.

Il y a là un biais fascinant : on peut, en toute connaissance de cause, ne pas choisir le meilleur mais celui avec lequel on se sent mieux parce qu’il est plus proche de nous, prenant ainsi le contre-pied de la règle du détachement que suivent, chacun à sa façon, le prince Ashitaka et le prince Mychkine.

Et si l’on peut agir ainsi vis-à-vis de personnages imaginaires, que doit-il en être vis-à-vis de personnes vraies ?


L‘image de tête,extraite de Princesse Mononoké, représente Dame Eboshi – (c) Studios Ghibli.


En illustration sonore, la lecture du prologue du film :
C’était il y a bien longtemps, dans une contrée lointaine, jadis recouverte de forêts.
En ce temps-là, l’esprit de la nature veillait sur le monde sous la forme d’animaux gigantesques.
Hommes et bêtes vivaient en harmonie.
Mais les siècles passants, l’équilibre se modifia, les rares forêts que l’homme n’avait pas saccagé furent alors protégées par des animaux immenses qui obéissaient au grand esprit de la forêt.
C’était le temps des dieux et le temps des démons.

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Le mépris, le déni et le monde qui se délite


Le mépris, d’Alberto Moravia, raconte la progressive découverte, par un homme, de ce qu’il sait déjà, de ce qu’il sait depuis le début. C’est le récit d’un déni qui s’achève, pareil à celui que nous ressentons face au monde qui s’abîme, le voyant se déliter sans cependant y croire vraiment, écartelés que nous sommes entre l’aveuglement, le refus de la culpabilité, une précoce nostalgie et une trop tardive espérance.

Au premier chapitre, que je lis, tout se noue, et le reste du roman ne sera qu’une exploration des ondes et du chaos nés de cette singularité première, non reconnue comme telle mais pourtant immédiatement perçue, sentie – plus d’ailleurs, dans le film de Godard que dans le roman de Moravia. Nous savons, nous savons depuis toujours, ayant vu devant nous le monde s’effilocher et se salir ; nous savons, et pourtant nous ne croyons pas.

De même que c’est dans son exil que Riccardo reconnaît le bonheur émanant d’Emilia, c’est dans la disparition du monde qui fut que nous reconnaissons sa beauté :

Plus on est heureux et moins on prête attention à son bonheur. Cela pourra sembler étrange, mais au cours de ces deux années j’eus même parfois l’impression que je m’ennuyais. Non, je ne me rendais pas compte de mon bonheur. En aimant ma femme et en étant aimé d’elle je croyais faire comme tout le monde ; cet amour me semblait un fait commun, normal, sans rien de précieux, comme l’air que l’on respire et qui n’est immense et inestimable que lorsqu’il vient à vous manquer.

C’est quand le monde nous échappe, qu’on voit le flux continu de la vie se tarir, les oiseaux moins chanter, les glaciers disparaître, les mers devenir des poubelles, que sa magnificence, si longtemps dédaignée, l’humble magnificence chantée par François, nous submerge, comme elle submerge les personnages de Soleil vert qui se donnent à la mort et qui découvrent un monde qu’ils n’ont jamais connu.

C’est quand le monde nous échappe, comme Camille échappe à Paul, pour emprunter cette fois-ci ses prénoms à Godard, que l’amour nous avons pour lui, qui était discret et inavoué, secret et presque honteux, s’exprime et éclate, se découvre :

Au temps où Emilia montrait un déplaisir de mon absence, je la quittais le cœur léger, content au fond de ce déplaisir comme d’une preuve supplémentaire du grand amour qu’elle me portait. Mais dès que je m’aperçus que non seulement elle ne manifestait aucun dépit mais qu’elle semblait préférer sa solitude, je commençais à éprouver une sourde angoisse, comme lorsqu’on sent manquer le sol sous ses pieds.

Et c’est maintenant que tout ce qui paraissait naturel et donné, allant de soi et éternel, révèle sa fragilité, maintenant que le monde s’en va, que nous voulons le retenir, l’embrasser, nous montrer tendres et aimants avec nos pauvres gestes, nos gestes maladroits et un peu niais qui succèdent à des décennies de violence et de pillage.

Nous découvrons que nous aimons le monde, que nous ne pouvons vivre sans lui, que nous formons avec lui un seul être, et pourtant nous n’allons pas jusqu’au bout de notre amour. Comme Riccardo-Paul, qui refuse de reconnaître sa pusillanimité et qui va toujours demandant à Emilia-Camille pourquoi elle le méprise, lui qui pourtant au fond de lui le sait, nous ressassons le passé, feignons de ne pas connaître les causes du désastre qui s’annonce et continuons sur notre lancée, dans un endormissement tranquille et mortifère dont ne peuvent nous sortir que les cris de nos modernes Antigone.

Et de même que Paul croit qu’il suffit d’être brutal pour être l’homme que Camille lui reproche de ne pas être, nous manquons de sincérité, d’entièreté et de virilité dans notre amour et nos résolutions. Nous manquons de courage pour changer résolument de cap, babouinons, singeons, tenons de grandes conférences mais ne décidons rien, préférant négocier, calculer, mégoter.

Dans la course à l’abîme, nous cherchons à gagner du temps.

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L’aplatissement du monde


Dans la leçon de clôture du cours qu’il donna au Collège de France, dont je lis un passage, Alain Supiot souligne que le travail n’est pas une marchandise et que le considérer comme tel participe du grand délabrement des choses généré par la réduction du monde à un marché.

Et c’est ainsi qu’au fur et à mesure que se dressent, dans le ciel des centres d’affaires, de grandes tours orgueilleuses, le monde vrai s’aplatit, réduit à un jeu d’échanges monétaires où toute épaisseur, toute profondeur, tout sens ont disparu.

Les mots et expressions que nous utilisons témoignent de cette chosification des êtres et du monde, chosification qui, des mots, s’étend naturellement aux pratiques : parler de capital humain et de capital naturel, comme nous le faisons avec une telle insouciance, n’est pas indifférent : nous réduisons ainsi les femmes et les hommes, et avec eux l’ensemble de la nature, à un capital qu’il s’agirait de faire fructifier et dont la seule fonction, la seule utilité, la seule raison d’être serait de fructifier. Or celui qui n’a pour seul outil qu’un marteau ne peut qu’inlassablement taper ; et les sociétés qui n’ont comme moyen d’évaluation des êtres et des choses que l’argent ne peuvent que les exploiter, les piller si elles le peuvent.

La monnaie, l’argent, constitue un moyen extrêmement fluide, souple, qui autorise l’échange de biens de natures extrêmement diverses. La monnaie permet qu’un échange multilatéral : le marché, se substitue à une succession de trocs bilatéraux ; elle est à la base des sociétés modernes, fondées sur la division du travail.

L’élan naturel de la monnaie, qui découle de sa nature, la pousse à devenir mesure de toutes choses : c’est pour pouvoir tout comparer et valoriser à son aune qu’elle a été créée ! En cela, le travail est valorisable par l’argent, et il est en cela une marchandise, comme le sont la tomate, le bloc de charbon, la montre ou le cours du professeur. Ce qui n’est, en revanche, pas une marchandise, c’est le travailleur, la terre, la vache, le professeur et sa connaissance. Et la bascule s’effectue du jour où, des choses, on prétend attribuer une valeur monétaire aux êtres et au patrimoine qui les dispensent, les créent ou les abritent.

Le salariat, qui fait dépendre entièrement l’homme de son travail, est cette bascule. “Gagner sa vie” dit bien ce que cela veut dire : celui qui gagne sa vie (et c’est aujourd’hui le cas de la quasi-totalité de la population) est rémunéré non seulement pour son travail, mais aussi pour le reste de sa vie : ses loisirs, son logement, sa nourriture, la reproduction de sa force de travail, comme disait Marx. Le salarié est pieds et poings liés à son travail sans lequel il ne peut vivre : “le travail ou la vie ! “, tel est le véritable slogan des siècles où nous vivons.

C’est l’homme qui devient ainsi marchandise, comme c’est la terre qui le devient au travers de la propriété privée, dès lors que celle-ci est autre chose qu’un simple usufruit temporaire. Et ni les hommes, ni les bêtes, ni les forêts, ni les sous-sol, ni les océans, ni les terres, ne sont plus gérés en bon père de famille, comme le feraient des usufruitiers, mais sont exploités et ratissés sans souci du lendemain.

L’aplatissement du monde né de sa marchandisation s’étend à la façon que nous avons de ne pas nous soucier de son avenir : l’utilisation complaisante que nous faisons des taux d’actualisation chers à Jean-Michel pour comparer les utilités à différents moments conduit à ne tenir aucun compte, dans nos décisions, de ce qui se passera au-delà du prochain demi-siècle : qu’après nous vienne le déluge, cela est au-delà de l’horizon des économistes pour qui mille milliards dans mille ans valent moins qu’un centime aujourd’hui.

Et c’est ainsi que le monde et les êtres deviennent des créatures sans épaisseur, réduits à un temps unique : aujourd’hui, et à une fonction unique : produire. Or, pourquoi vivons-nous ? Pourquoi travaillons-nous ? Alain Supiot cite à ce propos la déclaration de Philadephie, adoptée à l’occasion de la naissance de l’Organisation internationale du travail, l’OIT. Elle demande que les travailleurs soient employés :

à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun .

OIT, Déclaration de Philadelphie, 1944

Il y a là quelque chose que nous avons en grande partie perdu de vue : le but final du travail n’est pas de produire des biens ou de la richesse ; il est de contribuer au bien commun et de donner à qui le fait la satisfaction d’y contribuer : le travail est oeuvre sociale.

Le travail, à cet égard, n’a pas pour finalité, pour seule finalité au moins, l’employeur, le patron, l’actionnaire ou le client. De même qu’on ne va pas seulement au marché pour acheter des oeufs mais aussi pour le sourire de la fermière, de même qu’on ne fait pas des réunions seulement pour prendre des décisions mais aussi pour se frotter les uns aux autres, on ne travaille pas seulement pour produite un bien mais aussi pour l’humanité, pour la vérité, le bonheur et la beauté, de même qu’on ne travaille pas seulement pour aujourd’hui mais aussi pour demain. Et ce sont ces multiples épaisseurs, qui donnent sens et grandeur au travail, que paraît réfuter l’univocité myope du salaire :

L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le mobile de gagner. Il l’emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu’il demande un effort d’attention tellement moins grand. Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre.

Simone Weil, L’enracinement

Il ne s’agit pas ici de plaider pour que le niveau du salaire reflète l’utilité de l’emploi ; la fortune du monde n’y suffirait sans doute pas. Il s’agit au contraire de reconnaître, une fois pour toutes, que le salaire ne reflète en rien l’utilité et que jamais rien ne pourra payer la douceur d’une infirmière, la grâce d’un danseur, le tour de main d’un artisan ou l’attention d’une institutrice.

Il faut rendre aux choses leur épaisseur : le travail ne se mesure pas au salaire ; il n’appartient pas intégralement à l’employeur ; la personne ne se réduit pas à son travail ; la terre n’appartient pas seulement à son propriétaire : les créatures de ce monde et ce monde lui-même sommes imbriqués les uns dans les autres, et avec le passé et avec l’avenir, sans aucune possibilité de nous en sortir seuls. Nous sommes le monde.


PS : on aura reconnu, en photo, La Défense, et ces tours qui s’élèvent dans le monde aplati.


Et maintenant, le passage lu :

On trouve dans la Déclaration de Philadelphie une définition de cette juste division du travail, propre à nous servir de boussole en ces temps désorientés. Elle donne pour objectif aux « différentes nations du monde » que les travailleurs soient employés « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Forte et belle formule, qui conjugue la question du sens du travail, du « pourquoi travailler ? » (pour contribuer le mieux au bien-être commun) et celle de son contenu, du « comment travailler ? » (en ayant la satisfaction de donner la mesure de son habileté et de ses connaissances). Elle dessine ce qu’après Georges Canguilhem et Yves Schwartz, mais dans un sens élargi, nous avons proposé d’appeler une conception ergologique du travail, c’est-à-dire une conception qui, partant de l’expérience même du travail, restaure la hiérarchie des moyens et des fins en indexant le statut du travailleur sur l’œuvre à réaliser et non pas sur son produit financier.

À vrai dire, cette conception est encore présente non seulement en fait chez tous ceux qui continuent de travailler de leur mieux sans en attendre un profit matériel, mais aussi en droit, dans le statut juridique accordé à certaines fonctions. C’est le cas du statut des professions libérales, dont les services ne sont pas (ou du moins pas encore complètement) abandonnés sans reste aux lois du marché, car leur qualité requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles. C’est bien alors la nature du travail qui commande son régime juridique, tandis que sa rétribution demeure en principe inappréciable, justifiant le versement d’honoraires et non de salaires. Ce statut est là pour nous rappeler que la fiction du travail-marchandise, comme celle de la terre-marchandise, est récente et ne s’est cristallisée juridiquement qu’au xixe siècle. Antérieurement, la notion de travail était réservée aux tâches ne supposant pas la mise en œuvre de qualités incorporées dans la personne, nous dirions aujourd’hui la mise en œuvre d’une qualification professionnelle. Ces tâches étaient le lot des « gens de peine » ou « gens de bras », qui, contrairement aux « gens de métier », pouvaient être identifiés à une quantité de travail mesurée en temps. De ceux en revanche dont la tâche supposait la mise en œuvre de l’intelligence, on ne disait pas qu’ils travaillaient, mais qu’ils œuvraient, et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert rangeait ainsi dans une même catégorie d’« ouvriers » les artisans et les artistes, les arts mécaniques et les arts libéraux.

L’autre statut professionnel qui continue d’échapper à la fiction du travail-marchandise est celui de la fonction publique, elle aussi ordonnée sur des valeurs non marchandes d’intérêt général. Il importe de l’évoquer car certains de ses traits semblent répondre aux problèmes soulevés par la révolution informatique et la crise écologique. La crise écologique nous oblige à juger de l’impact du travail sur ce bien public par excellence qu’est notre écoumène. Quant à la révolution informatique, son bon usage suppose l’adhésion de tous les travailleurs à une œuvre commune. Or l’esprit de service public repose précisément sur cette idée d’œuvre. Le lien de subordination n’y est pas un lien binaire de domination, car le supérieur hiérarchique s’y trouve lui-même au service du public. Tout le travail s’y trouve ordonné autour de la réalisation de ce service, auquel tous les agents s’identifient et qui confère une dignité à la fonction de chacun, aussi modeste soit-elle. Cet esprit de service public est celui qui anime encore tous les agents d’une institution comme le Collège de France, et je voudrais ici rendre hommage à leur attachement et à leur dévouement à notre mission commune d’élaboration et de transmission des connaissances. Ainsi que le marque sa qualification juridique, la rétribution de ceux qui œuvrent ainsi à une mission d’intérêt général n’est qu’un moyen au service de ce but : il s’agit d’un traitement, dont le montant doit leur permettre de vivre dignement, et non d’un salaire indexé sur les cours du marché du travail.

Il est assez évident que la fonction publique ainsi conçue est aujourd’hui menacée par l’extension du paradigme du travail-marchandise à toutes les activités qui lui échappaient encore. Tel est le sens du projet de réforme de la fonction publique en cours de discussion, qui prévoit la mise en concurrence du privé et du public pour l’exécution de certaines tâches de direction ou le recours au contrat plutôt qu’au statut « lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient ». Les syndicats ont eux-mêmes prêté depuis longtemps la main à cette extension en revendiquant l’alignement du sort des agents publics sur celui des salariés, à chaque fois que ce dernier leur était plus favorable. Mais c’est surtout une frange réduite, mais influente, de la haute fonction publique − celle des oligarques à la française −, qui a engagé celle-ci dans un processus de dégénérescence corporative, en cumulant les avantages du privé et du public, et en cultivant l’idée d’une équivalence fonctionnelle du service de l’intérêt général et de celui du monde des affaires. Cette fusion se lit en France dans l’organigramme de Sciences Po, où la notion d’« affaires publiques » a récemment supplanté celle d’« administration publique ». Cette tendance n’épargne pas les fonctions régaliennes les plus centrales. Nous avons rencontré au fil de notre enquête le cas pittoresque de la sous-traitance à une entreprise privée du travail de rédaction de l’exposé des motifs de la loi « mobilité ». De façon beaucoup plus fréquente, c’est le travail du juge qui se trouve aujourd’hui concurrencé ou évincé en droit américain, ou dans les traités internationaux d’investissement, par le recours à un marché de l’arbitrage, qui prive de facto les justiciables de tout recours à un tiers impartial et désintéressé. Ce cas est emblématique du caractère autodestructeur du Marché total, car il n’y pas de marché concret qui puisse fonctionner convenablement dans une cité où la justice est elle-même gérée comme un marché.

Cette dynamique du paradigme du travail- marchandise pourrait nous conduire à voir dans les formes de travail qui lui échappent encore des fossiles appelés à rejoindre bientôt les manuels d’histoire du droit. Mais les défis de la révolution numérique et de la crise écologique nous poussent au contraire à y voir les germes possibles d’un nouveau statut du travail, qui fasse place à son objet – c’est-à-dire l’œuvre accomplie – et pas seulement à sa valeur d’échange. Ou pour le dire autrement, ils nous poussent à restaurer l’ordre des fins et des moyens en substituant à la conception marchande du travail la conception ergologique entrevue dans la Déclaration de Philadelphie.

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L’épaisseur du monde : la pensée écologique, de Timothy Morton


Dans son livre La pensée écologique, Timothy Morton décrit l’interconnexion des êtres, la densité et la constance de leurs interactions, l’imbrication fractale existant entre les créatures. C’est la prise de conscience de cette épaisseur irréductible du monde qu’il appelle la pensée écologique.

Cette imbrication est de chaque instant : chaque être, à tout moment, a besoin d’autres êtres pour exister et abrite, en son sein, des millions d’autres êtres – bactéries, parasites, microbes – qui lui sont nécessaires et qui grâce à lui existent ; elle est également inter-temporelle : les plantes et les animaux dont nous vivons se sont nourris d’une terre née elle-même de la lente décomposition de roches et d’animaux morts, nos ancêtres, dont les plus lointains représentants ont, de leurs restes, eux-mêmes forgé la roche sur laquelle nous marchons. Tout, dans ce monde, de l’amibe à l’or jailli des explosions d’étoiles, est indéfiniment recyclé dans la grande roue des choses.

On ne peut, dans ce brassage, distinguer de hiérarchie qui permettrait de désigner un acteur central : je peux bien prétendre être celui qui éternue mais on pourra également considérer que les virus que je projette ce faisant m’ont manipulé pour permettre leur propagation ; eux, comme moi, tiennent en effet à la pérennisation de leur être et à la perpétuation de leur espèce ; et eux comme moi sommes fondamentalement animés par un instinct de survie inscrit au cœur de nos gènes.

Symbioses et phénotypes, alimentation, déjections et décomposition tissent une toile entre les espèces, les corps, les générations, les règnes : tout est lié, tout participe, tout appartient au même vaisseau traçant sa course dans l’univers : nous sommes tous dans la meme galère ! Mais que tout soit lié ne signifie pas que tout soit rose ou amical : le lion et l’antilope interagissent par milles liens ; ils sont à bien des égards solidaires et embarqués dans la même arche interstellaire, mais le lion mange l’antilope. Ça n’est ni mal ni bien ni méchant ni gentil ; c’est simplement ainsi, parce que les dents du lion sont faites pour déchirer la chair, comme celles de l’homme sont faites pour autre chose que ruminer simplement de l’herbe. Là aussi est l’épaisseur du monde, dans la reconnaissance d’un tragique de la création qui fait que nous nous nourissons du corps vivant de l’autre : “Le Seigneur m’a dit de manger”, comme le chante tristement Marie Noël.

Le Seigneur m’a dit de manger, c’est la face sombre de la prise de conscience écologique. La face claire, c’est celle qui ressemble au jardin d’Eden tel qu’il était si mignonnement dessiné par Jean Effel : un paradis au sein duquel tous les créatures, aimantes et solidaires les unes des autres, jouissent ensemble du bonheur d’être, sous les yeux attendris du père éternel

La face sombre, c’est le monde d’après la Chute, d’après ce temps où, comme le remarquait Simone Weil, Eve a cédé à sa faim, ne s’est pas contentée de regarder mais a croqué la pomme : les créatures sont toujours aussi mignonnes et adorables mais elles se poursuivent, se chassent et se dévorent les unes les autres, parce qu’il faut bien vivre et que la course du monde repose sur les interactions – les déplaisantes comme les plaisantes – entre les espèces. Le vrai monde, celui qu’il faut sauver, est un monde complet et épais ; il n’est pas le monde de pacotille, mièvre et lisse, que raconte l’écologie des dessins animés.

Monde épais, monde visqueux, monde magnifique et terrible peuplé non seulement de gentils koalas et de jolies baleines mais aussi de cafards, de poux et de coucous, oiseaux tueurs des oeufs des autres. Et dans ce monde, qui est à prendre entièrement ou à laisser, nous sommes aussi, nous les humains, créatures autochtones et non pas importées, capables du sublime et du plus détestable, maillon aussi essentiel que les autres dans la longue chaîne des êtres. Nous sommes, nous aussi, le monde, et il faut faire avec.

L’épaisseur du monde, c’est la conscience d’une interaction difficile : tout est imbriqué dans ce jeu de billard à mille bandes où volent des effets-papillons et où les choix ne sont simples que pour ceux qui ne voient que la surface des choses. Tout est imbriqué, tout rétroagit, et ce n’est ni la joliesse, ni la mignonneté qui doivent guider les choix : le paradis perdu est perdu pour toujours ; nous ne le reconstruirons pas de sitôt ; c’est le monde d’après la Chute que nous devons sauver.

C’est ici que l’amour entre en scène. L’amour n’aime ni ne recherche la perfection ; l’amour aime des êtres pour ce qui vaut en eux d’être aimé mais les aime entièrement sans en rien retrancher ; l’amour aime les êtres dans leur épaisseur parce que c’est dans cette épaisseur qu’ils sont vrais, qu’ils existent, qu’ils sont corps et irréductiblement autres. Et l’amour est justement cette acceptation, non pas indifférente et réservée mais tendre et aimante, de cette altérité radicale. Aimer non pas un autre nous-mêmes comme le sont nos enfants mais un autre tout court, un vrai autre, en tant qu’il est autre.

L’amour est une écologie et l’écologie c’est cela : aimer le monde dans son épaisseur, en l’embrassant dans son entièreté.


PS : l’image en tête d’article représente une partie de l‘ensemble de Mandelbrot. Elle est tirée de l’article de Wikipedia consacré à cet ensemble.

PS 2 : Il y a un lien, qu’il faut approfondir, entre cette conscience de l’épaisseur et ce que fait surgir la bokeh.

PS 3 : On pourra litre et écouter des choses intéressantes sur ce livre dans :

PS 4 : Le texte que je lis figure en pages 64-65 du livre. C’est le début de la partie intitulée : Moins, c’est plus : penser le maillage, qui figure dans le chapitre Penser grand.

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Les racines du ciel



En 1956, Romain Gary reçoit le Prix Goncourt pour Les racines du ciel, qui raconte le combat d’un homme, Morel, contre la chasse aux éléphants.

L’éléphant, c’est le symbole de la nature, de l’environnement, de la beauté animale :

“Nom de nom, Schölscher, comment pouvons-nous parler de progrès alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? Nos artistes, nos architectes, nos savants, nos penseurs suent sang et eau pour rendre la vie plus belle, et en même temps nous nous enfonçons dans nos dernières forêts, la main sur la détente d’une arme automatique.

Mais ce qui est jeu dans le combat de Morel, et qui lui donne sa dimension immense, c’est ce que porte la protection de l’éléphant. L’éléphant, en effet, est cet être libre et sauvage, authentique et inutile, dont l’existence, le respect, marque que l’homme n’a pas totalement asservi le monde et qu’il ne le considère pas comme sa chose. Comme le souligne le même personnage, Laurençot :

“Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il faut laisser de la marge.”

Il faut laisser de la marge ; il faut se retenir, ne pas tout envahir, résister à l’expansionnisme de l’orgueil et de l’hubris qui voudrait ne plus laisser de place à l’autre, à cet autre radical qu’est l’éléphant, avec son énormité, sa maladresse, son gigantisme, son anachronisme.

D’un côté, l’homme et la modernité, qui use et abuse de la nature comme si elle était sienne ; de l’autre, l’animalité et la sauvagerie. C’est là que se nouent les choses et précisément là qu’elles se renversent. Le Père Fargue, missionnaire et médecin, explique ainsi, au début du livre, qu’il a mal reçu Morel, un jour que celui-ci lui présentait sa pétition en faveur de l’interdiction de la chasse aux éléphants, car il avait d’autres chats à fouetter, plus prioritaires :

“Vous pouvez vous les fourrer quelque part, vos éléphants, avait gueulé le Révérend Père, avec une grandeur de vision incontestable. Il y a sur ce continent je-ne-sais combien de sommeilleux, de lépreux, sans parler du pian – tout ça baise plus que ça ne bouffe, si bien que les gosses crèvent comme ils naissent, c’est-à-dire comme des mouches – et le trachome, vous en avez entendu parler ? Et le spirochète, et la filiarose ? Et vous venez m’emmerder avec des éléphants ?”

Toutefois, quand il raconte la scène au Père Tassin, double littéraire de Teilhard de Chardin, le Père fargue sent bien que ce conflit de priorités ne suffit pas à rendre compte de la situation et qu’autre chose s’y meut, s’y joue. Ce qu’il exprime un peu plus tard :

“C’est que, de la façon dont ce cocu là vous présentait les choses, il avait un peu trop l’air de cracher sur une espèce pour laquelle Notre Seigneur était mort. On n’avait pas l’impression de signer pour les éléphants mais contre les hommes. Je ne sais pas comment ça se fait mais on avait même l’impression de trahir, de devenir un renégat. Saperlipopette, je n’allais quand même pas me laisser faire. On a sa dignité, quoi…”.

Mais le Père Fargue sait au fond de lui qu’il n’en est rien, et que le combat de Morel, qui pourrait superficiellement paraître tourné contre l’homme, est en fait un combat pour l’homme, c’est-à-dire pour son humanité. C’est Saint-Denis, administrateur colonial, qui avec retenue et humour, exprime cela :

“C’était intolérable. J’écoutais, bouche bée, absolument pétrifié. C’était un gars qui avait confiance en nous, d’une manière totale et inébranlable, et c’était quelque chose d’aussi élémentaire, d’aussi irraisonné que la mer, ou le vent – quelque chose, ma foi, qui finissait par ressembler comme deux gouttes d’eau à la force même de la vérité. Je dus vraiment faire un effort pour me défendre – pour ne pas succomber sous cette étonnante naïveté. Il croyait vraiment que les gens avaient encore assez de générosité, par les temps que nous vivons, pour s’occuper non seulement d’eux-mêmes, mais encore des éléphants. Qu’il y avait dans leur cœur encore assez de place. C’était à pleurer. Je restais là, muet, à le regarder, à l’admirer, devrais-je plutôt dire, avec son air sombre, obstiné, et sa serviette, bourrée de toutes les pétitions, de tous les manifestes que vous pouvez imaginer. Désopilant, si vous voulez, mais aussi désarmant, parce qu’on le sentait tout pénétré de ces belles choses que l’homme s’est raconté sur lui-même dans ses moments d’inspiration.”.

Et c’est l’ennemi le plus acharné de Morel, le chasseur Orsini, qui, étalant sa vindicte devant des journalistes, trouve, paradoxalement, les mots les plus justes pour rendre hommage à son adversaire : “N’oubliez pas, Messieurs, c’est ce qu’on appelle chez vous un idéaliste !“. Et un peu plus tard : “Et je vais vous dire, Messieurs, je vais vous dire : c’est un humanitaire !“.

Il y en a une qui, au premier instant, au premier regard, a compris Morel. Et comme c’est par la femme et par la femme seulement que, pour Romain Gary comme pour moi, l’homme atteint aux étoiles, c’est évidemment une femme dont il s’agit. C’est Minna, Allemande dont la jeunesse fut brisée par la guerre, dont la présence et la charité illumine le Tchadien, ce café de N’Djaména – Fort Lamy, alors – où elle a été engagée comme barmaid et confidente de tous ces hommes esseulés.

Minna – on en entendra le récit dans le passage que je lis – est la seule personne qui ait signé la pétition. Elle rejoindra d’ailleurs bientôt Morel, qu’elle aime, et dont elle dit ce mot, qui dit tout :

“Il croit à la nature, y compris la nature humaine, que vous tous ne faites que calomnier, il croit que l’on peut encore agir, sauver quelque chose, que tout n’est pas irrémédiablement voué à la destruction.”


Dans la préface qu’il écrit en 1980, Romain Gary remarque que son roman a été qualifié de premier roman écologique. C’est vrai. Et il est magnifique en cela qu’il donne à l’écologie sa vraie grandeur, son sens.

L’écologie est un humanisme.


PS1 : on pourra lire, à propos des Racines du ciel, un intéressant article de Judith Sribnai : “Il ne peut rien lui arriver”, Les Racines du ciel, fictions écologiques

PS2 : Ce qui est admirable aussi, dans ce livre, comme dans tous les livres de Romain Gary (dont les œuvres seront bientôt publiées dans La Pleïade), ce sont les immenses qualités humaines des personnages : tous ces hommes et ces femmes issus de la Résistance, courageux, honnêtes, bons: des modèles d’humanité.

PS3 : La photo du vieil éléphant un peu fatigué qui illustre ce papier a été prise en Tanzanie, dans le cratère du Ngorongoro, qui est une merveille.

Plus que les éléphants et le Ngorongoro, cependant , ce sont les zèbres du Sérengeti qui m’avaient donné la sensation de liberté dont parle Morel : d’immenses troupeaux de zèbres se déplaçant librement sur d’immenses espaces, sans que rien ne vienne faire obstacle à ces grands mouvements.

spirale

Le désir et la nécessité


Dans le chapitre II de La République, dont je lis ici un extrait, Socrate, cherchant à savoir d’où vient l’injustice, raconte la naissance de la cité, l’histoire de ces hommes qui s’assemblent et se répartissent le travail pour mieux répondre à leurs besoins. Puis Glaucon étant intervenu pour remarquer que cette cité, fondée sur la nécessité, n’était guère plaisante, Socrate reprend son modèle et y ajoute les arts, le luxe, les loisirs, tout en notant que, dans cette recherche des biens allant au-delà des besoins, la ville perd sa simplicité, sa santé, et trouve probablement la cause de sa chute dans la guerre et l’injustice.

Il a raison, Socrate : la recherche du superflu, la poursuite du désir, est la cause de bien des maux, et peut-être de tous. Et pourtant, vouloir que l’homme se limite à ses besoins, c’est nier son humanité.

C’est toujours cette histoire de la fuite hors du Jardin d’Eden, qu’on trouve aussi  dans les mythes d’Epiméthée et de Prométhée, dans la Genèse judéo-chrétienne et, en Orient, dans l’Oeuvre complète, de Tchouang-Tseu : l’idée qu’à l’instant même où, prenant conscience de lui-même, l’homme se sépare du reste de la Création, il s’ouvre à la fois à l’élévation et à la chute, à la lumière et aux ténèbres. Or cette conscience et cette séparation naissent du désir, de la tentation – ils sont ce désir-même et cette tentation : c’est parce que l’homme désire qu’il chute et, ayant chuté, il se retrouve désirant, toujours en quête d’autre chose, toujours insatisfait.

Le désir, c’est fondamentalement le fait de ne pas se contenter de ce qui est nécessaire, de vouloir autre chose que ce dont on a strictement besoin.  Vouloir plus, vouloir mieux – et cela dans tous les domaines, dans toutes les dimensions. Socrate parle à ce propos du luxe et des courtisanes, de la cuisine et des bijoux, mais il évoque aussi l’art et la musique, auxquels on pourrait ajouter la philosophie et la religion. Car la recherche de la vérité et du beau, l’appel du transcendant et du spirituel expriment tout autant, et sans doute plus, une aspiration à autre chose qu’un simple contentement de l’être.

Nés du désir, nous sommes des êtres désirants. C’est ce désir ancré en nous qui nous pousse à l’envie et à l’avidité, qui fait de nous des prédateurs et des êtres sauvages, qui nous rend agressifs et jaloux, et possessifs et égoïstes. Mais c’est ce désir aussi qui tourne nos yeux vers le ciel et les étoiles, qui fait de nous des hommes, des êtres aspirant à un au-delà de nous mêmes.

Il y a, dans le stoïcisme, dans certaines sagesses orientales, dans certaines façons, augustiniennes ou platoniciennes peut-être, de lire les Evangiles, un rejet absolu du désir considéré comme l’essence du mal. Et qui suit ces conceptions doit nier ses désirs, les refouler, les sublimer, s’interdire d’en avoir – quitte (mais ça n’est pas du jeu), à les rebaptiser quand ils sont là : “je dois, vois-tu, aller parmi les rennes sous le soleil de minuit ; cela m’est nécessaire.”.

On retrouve cette conception dans une frange de l’écologie qui, considérant à très juste titre que l’homme moderne est aliéné par ces mille objets de désir qu’il a transformés en besoins, et qu’il traîne comme des boulets pesants et polluants, plaide pour une sobriété qui se réduirait au nécessaire, quelque chose comme un monde un peu gris ou l’homme ne déparerait pas, une sorte de monastère qui, de François d’Assise, n’aurait retenu que la bure couleur de terre.

Mais l’homme ne peut pas ne pas déparer. Et la sobriété, ce n’est pas cela. La sobriété ne consiste pas à ne pas désirer, à ne pas vouloir plus que le strict nécessaire. La sobriété, cela consiste à gérer son désir, à le canaliser, en bonne ménagère.

Gérer le monde. Non pas s’en servir ou s’y servir comme on le ferait d’une proie mais le cultiver avec soin et respect, le jardiner avec amour, y planter nos œuvres et nos désirs et les faire fructifier. Embellir et enrichir ce monde qui est le nôtre, en le traitant non comme on le ferait d’un étranger mais comme on le fait de nous-même, comme on devrait le faire de nous-même, parce qu’il est nous-même.

Ce monde est fondé sur la nécessité ; nous sommes quant à nous des êtres de désir. La sobriété consiste à concilier les deux, non à nier l’un au profit de l’autre. Là est notre chemin.

 


En illustration, une spirale de galets blancs façonnée cet été sur une plage de Porquerolles et qui, dans la beauté de ce sable sur lequel le soleil se couchait, répondait au désir de créer, d’élever une petite oeuvre qui, dans la nuit, serait détruite par la mer mais qui, un moment, aurait embelli l’univers.

En introduction et conclusion musicale, More of the good, de Lisa Ekdahl, qui dit bien l’être désirant que nous sommes.


Le passage lu, extrait du chapitre II de La République :(traduction de Robert Baccou)

Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à l’origine d’une cité?

Aucune, répondit-il.

Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?

Parfaitement.

Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage.

Sans doute.

Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces fondements seront, apparemment, nos besoins.

Sans contredit.

Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.

Assurément.

Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s’y rapporte.

C’est cela.

Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?

Certainement.

Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes. 

Il le semble.

Mais quoi? faut-il que chacun remplisse sa propre fonction pour toute la communauté, que l’agriculteur, par exemple, assure à lui seul la nourriture de quatre, dépense à faire provision de blé quatre fois plus de temps et de peine, et partage avec les autres, ou bien, ne s’occupant que de lui seul, faut-il qu’il produise le quart de cette nourriture dans le quart de temps, des trois autres quarts emploie l’un à se pourvoir d’habitation, l’autre de vêtements, l’autre de chaussures, et, sans se donner du tracas pour la communauté, fasse lui-même ses propres affaires ?

Adimante répondit : Peut-être, Socrate, la première manière serait-elle plus commode.

Par Zeus, repris-je, ce n’est point étonnant. Tes paroles, en effet, me suggèrent cette réflexion que, tout d’abord, la nature n’a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d’aptitudes, et propre à telle ou telle fonction. Ne le penses-tu pas ?

Si.

Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?

Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.

Il est encore évident, ce me semble, que, si on laisse passer l’occasion de faire une chose, cette chose est manquée.

C’est évident, en effet.

Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses momentsperdus.

Nécessairement.

Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres.

Très certainement.

Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous avons parlé. En effet, il est vraisemblable que le laboureur ne fera pas lui-même sa charrue, s’il veut qu’elle soit bonne, ni sa bêche, ni les autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; or, il lui en faut beaucoup à lui aussi. Il en sera de même pour le tisserand et le cordonnier, n’est-ce pas ?

C’est vrai.

Voilà donc des charpentiers, des forgerons et beaucoup d’ouvriers semblables qui, devenus membres de notre petite cité, augmenteront sa population.

Certainement.

Mais elle ne serait pas encore très grande si nous y ajoutions bouviers, bergers et autres sortes de pasteurs, afin que l’agriculteur ait des boeufs pour le labourage, le maçon, aussi bien que l’agriculteur, des bêtes de somme pour les charrois, le tisserand et le cordonnier des peaux et des laines.

Ce ne serait pas, non plus, dit-il, une petite cité si elle réunissait toutes ces personnes.

Mais, repris-je, fonder cette ville dans un endroit où l’on n’aurait besoin de rien importer est chose presque impossible.

C’est impossible en effet.

Elle aura donc besoin d’autres personnes encore, qui, d’une autre cité, lui apporteront ce qui lui manque.

Elle en aura besoin.

Mais si ces personnes s’en vont les mains vides, ne portant rien de ce dont les fournisseurs ont besoin, elles repartiront aussi les mains vides, n’est-ce pas ?

Il me le semble.

Il faut donc que notre cité produise non seulement ce qui lui suffit à elle-même, mais encore ce qui, en telle quantité, lui est demandé par ses fournisseurs. Il le faut, en effet.

Par suite, elle aura besoin d’un plus grand nombre de laboureurs et d’autres artisans.

Certes.

Et aussi d’agents qui se chargent de l’importation et de l’exportation des diverses marchandises. Or, ceux-ci sont des commerçants, n’est-ce pas ?

Oui.

Nous aurons donc besoin aussi de commerçants.

Assurément.

Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore une multitude de gens versés dans la navigation.

Oui, une multitude.

Mais quoi ? dans la cité même, comment les hommes échangeront-ils les produits de leur travail ? C’est en effet pour cela que nous les avons associés en fondant une cité.

Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat.

D’où nécessité d’avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés.

Certainement.

Mais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant sur l’agora l’un de ses produits, n’y vient pas dans le même temps que ceux qui veulent faire des échanges avec lui, il ne laissera pas son travail interrompu pour rester assis sur l’agora.

Point du tout, répondit-il ; il y a des gens qui, voyant cela, se chargent de ce service ; dans les cités bien organisées ce sont ordinairement les personnes les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester sur l’agora, d’acheter contre de l’argent à ceux qui désirent vendre, et de vendre, contre de l’argent aussi, à ceux qui désirent acheter.

Donc, repris-je, ce besoin donnera naissance à la classe des marchands dans notre cité ; nous appelons, n’est-ce pas ? de ce nom ceux qui se consacrent à l’achat et à la vente, établis à demeure sur l’agora, et négociants ceux qui voyagent de ville en ville.

Parfaitement.

Il y a encore, je pense, d’autres gens qui rendent service : ceux qui, peu dignes par leur esprit de faire partie de la communauté, sont, par leur vigueur corporelle, aptes aux gros travaux ; ils vendent l’emploi de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne le nom de salariés, n’est-ce pas ?

Parfaitement.

Ces salariés constituent, ce semble, le complément de la cité.

C’est mon avis.

Eh bien ! Adimante, notre cité n’a-t-elle pas reçu assez d’accroissements pour être parfaite ?

Peut-être.

Alors, où y trouverons-nous la justice et l’injustice ? Avec lequel des éléments que nous avons examinés ont-elles pris naissance ? 

Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit dans les relations mutuelles des citoyens.

Peut-être, dis-je, as-tu raison ; mais il faut l’examiner sans nous rebuter.

Considérons d’abord de quelle manière vont vivre des gens ainsi organisés. Ne produiront-ils pas du blé, du vin, des vêtements, des chaussures? ne se bâtiront-ils pas des maisons? Pendant l’été ils travailleront la plupart du temps nus et sans chaussures, pendant l’hiver vêtus et chaussés convenablement. Pour se nourrir, ils prépareront des farines d’orge et de froment, cuisant celles-ci, se contentant de pétrir celles-là ; ils disposeront leurs nobles galettes et leurs pains sur des rameaux ou des feuilles fraîches, et, couchés sur des lits de feuillage, faits de couleuvrée et de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils passeront ainsi agréablement leur vie ensemble, et régleront le nombre de leurs enfants sur leurs ressources, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre.

Alors Glaucon intervint : C’est avec du pain sec, ce semble, que tu fais banqueter ces hommes-là.

Tu dis vrai, repris-je. J’avais oublié les mets ; ils auront du sel évidemment, des olives, du fromage, des oignons, et ces légumes cuits que l’on prépare à la campagne. Pour dessert nous leur servirons même des figues, des pois et des fèves ; ils feront griller sous la cendre des baies de myrte et des glands, qu’ils mangeront en buvant modérément. Ainsi, vivant dans la paix et la santé, ils mourront vieux, comme il est naturel, et légueront à leurs enfants une vie semblable à la leur.

Et lui : Si tu fondais une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, les engraisserais-tu autrement ?

Mais alors, Glaucon, comment doivent-ils vivre ? demandai-je.

Comme on l’entend d’ordinaire, répondit-il ; il faut qu’ils se couchent sur des lits, je pense, s’ils veulent être à leur aise, qu’ils mangent sur des tables, et qu’on leur serve les mets et les desserts aujourd’hui connus. 

Soit, dis-je ; je comprends. Ce n’est plus seulement une cité en formation que nous examinons, mais aussi une cité pleine de luxe. Peut-être le procédé n’est-il pas mauvais ; il se pourrait, en effet, qu’une telle étude nous fît voir comment la justice et l’injustice naissent dans les cités. Quoi qu’il en soit, la véritable cité me paraît être celle que j’ai décrite comme saine ; maintenant, si vous le voulez, nous porterons nos regards sur une cité atteinte d’inflammation ; rien ne nous en empêche. Nos arrangements, en effet, ne suffiront pas à certains, non plus que notre régime : ils auront des lits, des tables, des meubles de toute sorte, des mets recherchés, des huiles aromatiques, des parfums à brûler, des courtisanes, des friandises, et tout cela en grande variété. Donc il ne faudra plus poser comme simplement nécessaires les choses dont nous avons d’abord parlé, maisons, vêtements et chaussures ; il faudra mettre en oeuvre la peinture et la broderie, se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses, n’est-ce pas ?

Oui, répondit-il.

Par conséquent nous devons agrandir la cité – car celle que nous avons dite saine n’est plus suffisante -et l’emplir d’une multitude de gens qui ne sont point dans les villes par nécessité, comme les chasseurs de toute espèce et les imitateurs, la foule de ceux qui imitent les formes et les couleurs, et la foule de ceux qui cultivent la musique : les poètes et leur cortège de rhapsodes, d’acteurs, de danseurs, d’entrepreneurs de théâtre ; les fabricants d’articles de toute sorte et spécialement de parures féminines. Il nous faudra aussi accroître le nombre des serviteurs ; ou bien crois-tu que nous n’aurons pas besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de coiffeurs, et aussi de cuisiniers et de maîtres queux ? Et il nous faudra encore des porchers ! Tout cela ne se trouvait pas dans notre première cité – aussi bien n’en avait-on pas besoin – mais dans celle-ci ce sera indispensable. Et nous devrons y ajouter des bestiaux de toute espèce pour ceux qui voudront en manger, n’est-ce pas ?

Pourquoi non ?

Mais, en menant ce train de vie, les médecins nous seront bien plus nécessaires qu’auparavant.

Beaucoup plus.

Et le pays, qui jusqu’alors suffisait à nourrir ses habitants, deviendra trop petit et insuffisant. Qu’en dis-tu ?

Que c’est vrai, répondit-il.

Dès lors ne serons-nous pas forcés d’empiéter sur le territoire de nos voisins, si nous voulons avoir assez de pâturages et de labours? et eux, n’en useront-ils pas de même à notre égard si, franchissant les limites du nécessaire, ils se livrent comme nous à l’insatiable désir de posséder ?

Il y a grande nécessité, Socrate, dit-il.

Nous ferons donc la guerre après cela, Glaucon ? Ou qu’arrivera-t-il ?

Nous ferons la guerre.

Ce n’est pas encore le moment de dire, repris-je, si la guerre a de bons ou de mauvais effets ; notons seulement que nous avons trouvé l’origine de la guerre dans cette passion qui est, au plus haut point, génératrice de maux privés et publics dans les cités, quand elle y apparaît.

Parfaitement.

terre

Maison commune

 


La lettre encyclique Loué sois-tu (Laudato si) tire son nom de l’action de grâce tant de fois répétée dans le Cantique de frère Soleil, de François d’Assise. C’est un long texte consacré à la crise écologique et sociale dans laquelle nous nous enfonçons et à la nécessité de travailler à ce que le sous-titre appelle la “sauvegarde de la maison commune”.

Le passage que je lis – mais l’idée se retrouve en de nombreux endroits et elle est au fondement de l’encyclique – est qu’on ne peut pas plus séparer la crise écologique de la crise sociale qu’on ne peut séparer le sort de la nature de celui de l’homme parce que tous formons une fratrie.

Il y a une crise sociale, une crise du développement, une crise de l’inégalité entre les hommes, à l’échelle locale comme à l’échelle planétaire. Et l’urgence écologique ne saurait nous absoudre de notre complaisance vis-à-vis des problèmes sociaux :

“Il est vrai que nous devons nous préoccuper que d’autres êtres vivants ne soient pas traités de manière irresponsable. Mais les énormes inégalités qui existent entre nous devraient nous exaspérer particulièrement, parce que nous continuons à tolérer que les uns se considèrent plus dignes que les autres. Nous ne nous rendons plus compte que certains croupissent dans une misère dégradante, sans réelle possibilité d’en sortir, alors que d’autres ne savent même pas quoi faire de ce qu’ils possèdent, font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité, et laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète. Nous continuons à admettre en pratique que les uns se sentent plus humains que les autres, comme s’ils étaient nés avec de plus grands droits.”

Il ne peut être fait fi du sort des hommes, du sort de chacun des hommes au prétexte que c’est la collectivité des hommes qui est responsable de la salissure du monde :

“Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.”

Inversement, imaginer que l’homme pourrait s’en tirer seul, croire que c’est entre le reste de la création et lui que se dresse la seule véritable barrière à défendre, c’est se leurrer. Car la dignité de l’homme est atteinte dans toute cruauté, quelle qu’en soit la victime :

“L’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature « est contraire à la dignité humaine.”.

Tout est lié. Et pas seulement de manière extérieure, par un effort de la raison ou même un sentiment d’altruisme mais par une conscience plus intime, plus intuitive des choses. Ce qui nous lie, ce qui nous fait tutoyer le monde, c’est la conscience d’une appartenance commune, la conscience d’une fraternité, ce que Romain Rolland appelait le sentiment océanique et que le pape explique par la croyance ancrée en nous d’être les enfants de la même création, du même créateur :

“Créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. Je veux rappeler que « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation »”.


 

En introduction musicale, Greensleeves, dans l’interprétation de Luca Pianca.


Et maintenant, le texte lu : V du deuxième chapitre de la Lettre encyclique Laudato Si (Sur la sauvegarde de la maison commune)

V. UNE COMMUNION UNIVERSELLE

89. Les créatures de ce monde ne peuvent pas être considérées comme un bien sans propriétaire : « Tout est à toi, Maître, ami de la vie » (Sg 11, 26). D’où la conviction que, créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. Je veux rappeler que « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation ».[67]

90. Cela ne signifie pas que tous les êtres vivants sont égaux ni ne retire à l’être humain sa valeur particulière, qui entraîne en même temps une terrible responsabilité. Cela ne suppose pas non plus une divinisation de la terre qui nous priverait de l’appel à collaborer avec elle et à protéger sa fragilité. Ces conceptions finiraient par créer de nouveaux déséquilibres pour échapper à la réalité qui nous interpelle.[68] Parfois on observe une obsession pour nier toute prééminence à la personne humaine, et il se mène une lutte en faveur d’autres espèces que nous n’engageons pas pour défendre l’égale dignité entre les êtres humains. Il est vrai que nous devons nous préoccuper que d’autres êtres vivants ne soient pas traités de manière irresponsable. Mais les énormes inégalités qui existent entre nous devraient nous exaspérer particulièrement, parce que nous continuons à tolérer que les uns se considèrent plus dignes que les autres. Nous ne nous rendons plus compte que certains croupissent dans une misère dégradante, sans réelle possibilité d’en sortir, alors que d’autres ne savent même pas quoi faire de ce qu’ils possèdent, font étalage avec vanité d’une soi-disant supériorité, et laissent derrière eux un niveau de gaspillage qu’il serait impossible de généraliser sans anéantir la planète. Nous continuons à admettre en pratique que les uns se sentent plus humains que les autres, comme s’ils étaient nés avec de plus grands droits.

91. Le sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement. Ce n’est pas un hasard si dans l’hymne à la création où saint François loue Dieu pour ses créatures, il ajoute ceci : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ». Tout est lié. Il faut donc une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société.

92. D’autre part, quand le cœur est authentiquement ouvert à une communion universelle, rien ni personne n’est exclu de cette fraternité. Par conséquent, il est vrai aussi que l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature « est contraire à la dignité humaine».[69] Nous ne pouvons pas considérer que nous aimons beaucoup si nous excluons de nos intérêts une partie de la réalité : « Paix, justice et sauvegarde de la création sont trois thèmes absolument liés, qui ne pourront pas être mis à part pour être traités séparément sous peine de tomber de nouveau dans le réductionnisme ».[70] Tout est lié, et, comme êtres humains, nous sommes tous unis comme des frères et des sœurs dans un merveilleux pèlerinage, entrelacés par l’amour que Dieu porte à chacune de ses créatures et qui nous unit aussi, avec une tendre affection, à frère soleil, à sœur lune, à sœur rivière et à mère terre.