Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce

Scabieuse de l’arboretum de Versailles-Chèvreloup

L’acharnement contre cette femme qui tente de rejoindre l’AG de TotalEnergies en franchissant un sitting de manifestants, la rediffusion en boucle de sa video accompagnée de commentaires sexistes et fantasmés parce qu’elle porte des escarpins, c’est entre autres cela qui m’a fait relire le très beau livre de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce.

L’une des grandes et belles idées de ce petit livre joyeux et entraînant, c’est le refus de parvenir, cet appel à la résistance aux injonctions consuméristes du toujours plus, toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus chef, cette invitation à renoncer à l’envie et à cette façon de considérer ce que nous n’avons pas comme une perte. Pour des raisons politiques : parce que ce toujours plus, insatiable par construction, est moteur du pillage et de cette destruction de la planète dont les compagnies pétrolières sont un des symboles et instruments ; mais aussi pour des raisons éthiques, qui rappellent Simone Weil et les stoïciens : parce que c’est dans le renoncement, dans le holà mis à l’hubris qu’on peut mettre fin à ce que l’autrice appelle la rivalité mimétique et laisser place, faire place plutôt, à l’Autre, à la vie (et finalement à un soi-même plus authentique).

“À la poignée d’ultrariches jouant entre eux à qui mieux mieux s’ajoute un autre phénomène, hélas plus massif : la rivalité mimétique, petite compétition du quotidien qui pousse à vouloir ce que possède l’autre et à tout faire pour l’avoir. Le patron, client, beau-frère, voisin, devient enviable en soi, et la question n’est pas de savoir s’il est heureux. Ni si son mode de vie, ou ce qu’il possède et que je n’ai pas me rendrait moi heureux. La question de la finalité ne se pose pas : je le veux, je le vaux, moi aussi j’y ai droit. Quel que soit l’objet, les conditions de travail pour le produire, son impact sur l’environnement, que j’en ai l’usage ou non. Dès lors, sans même parler de besoin – car on a bien le droit d’avoir envie de choses dont on n’a pas besoin – on confond désir singulier et désir programmé.”

Une autre raison de renoncer, qu’illustre l’anecdote introductive, est cette sorte de fatalité qui conduit ceux qui ont du succès, qui sont en position de force, qui se sentent intelligentes, belles ou aimées, à devenir imbus d’eux-mêmes, bêtes et méchants, fatalité dont la conscience conduit les plus sensibles à éviter de se retrouver dans ces positions périlleuses où la réussite devient aveuglement :

“Comme l’écrit la philosophe Cynthia Fleury, “la vraie civilisation, celle de l’éthique, est sans consécration”, et ces quelques années passées dans l’arène politique ont achevé de me convaincre qu’il vaut mieux parfois un joli succès d’estime qu’un engouement de masse qui relève presque toujours, à partir d’un certain seuil, du malentendu. “

Il est poignant, en effet, de constater à quel point il suffit qu’un discours soit rodé, un style accompli, un argument maîtrisé, un brio reconnu pour que tout cela se mue presque immédiatement en maniérisme et en répétition, en quelque chose de poussiéreux et de mort ; à quel point il suffit que la foule se sente forte et dans son bon droit pour qu’elle s’oublie, se mue en ce Gros animal dont parlait Simone Weil et se lance dans la curée et le lynchage, comme ici les moqueries de la meute sur cette femme qui ne tentait que de passer.

Il y a pourtant cette règle première, pour laquelle Etty Hillesum mourut, de ne jamais trahir, dans son combat, les valeurs de ce combat parce que la fin, jamais, ne justifie les moyens. Ou, comme l’écrivait Emma Goldman en 1923 :

“On ne soulignera jamais assez que la révolution ne sert à rien si elle n’est pas inspirée par son idéal ultime. Les méthodes révolutionnaires doivent être en harmonie avec les objectifs révolutionnaires. Les moyens utilisés pour approfondir la révolution doivent correspondre à ses buts. En d’autres termes, les valeurs éthiques que la révolution infusera dans la nouvelle société doivent être disséminées par les activités révolutionnaires de la période de transition.”

On ne bâtira pas un monde meilleur en houspillant et en harcelant. Parce que ces façons de faire sont à l’opposé de ce qui est souhaité, qu’ils sont à l’opposé de la grâce, de la poésie, de l’esthétique qui doivent prévaloir. J’aime que Corinne Morel Darleux rejoigne ici Aurélien Barrau :

“Les revendications d’esthétique, que ce soit au niveau architectural, artistique ou culturel, ne sont pas des aspects périphériques de la politique. De même qu’on peut faire la révolution en talons, danser sous la pluie et se parer les lèvres de rouge pour assister à un procès, il ne s’agit de chasser ni le plaisir, ni la volupté. Tout comme la sincérité écologique ne consiste pas à grelotter dans un pull qui gratte, la pureté idéologique ne se mesure pas aux privations. Porter un discours austère et maussade n’est pas toujours gage de sérieux. Oublier sa féminité ne sert pas forcément la cause féministe. Et amputer le discours politique de ce qui peut inspirer l’esprit est le meilleur moyen de se couper aussi de celles et ceux à qui on veut s’adresser.”

Retrouver la force joyeuse du Morel des Racines du ciel ou du Moitessier décidant de quitter la course, voilà l’invitation qui nous est faite.

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