“La porte de l’invisible doit être visible” répète Patti Smith dans Peradam, ce morceau-titre de l’album dont le nom renvoie à cette “seule substance, ce seul corps matériel auquel les guides du Mont Analogue reconnaissent une valeur.”
Le Mont Analogue est cette montagne, la plus haute du globe, qui s’élève, invisible, au milieu des mers antipodiques, et qui ne se révèle, comme les péradams, qu’à ceux qui s’en sont montrés dignes (et ont peut-être été, pour cette raison, élus).
René Daumal est mort avant d’avoir terminé son roman. Il nous quitte au détour d’une virgule posée par Théodore, le narrateur, laissant en suspens le récit d’un enchaînement de catastrophes nées de la mort d’un rat. Cette histoire d’équilibre écologique menacé par l’action des hommes est l’un des quelques contes qui s’enchâssent dans le récit principal, le troublent mais en éclairent peut-être le sens, à la façon d’une pierre précieuse, d’un péradam ou des disgressions qu’on trouve dans le Manuscrit trouvé à Saragosse ou Les Mille et une nuits.
Le Mont Analogue lui-même est comme un syncrétisme des monts sacrés, depuis l’Olympe jusqu’au Sinaï, en passant par le Méru des religions orientales. Il est, comme le suppose le narrateur dans un article de la Revue des fossiles, la voie unissant la terre au ciel, le lieu de rencontre de l’homme et du divin, la porte permettant d’atteindre l’inaccessible en partant de l’accessible. Et comme cette porte est nécessaire, elle existe forcément. L’article tombe sous les yeux de Pierre Sogol, mélange de Pic de la Mirandole et de Georges Gurdjieff échappé du monastère ; et ce Pierre étant également convaincu de l’existence de cette montagne, ils décident tous deux de la trouver et d’en faire l’ascension, point de départ de l’aventure et du livre.
Je ne ferai pas la narration de ce voyage qui, partant de l’inexistant 37, passage des Patriarches, aboutit en un lieu inconnu de nos cartes. Un mot seulement sur la méthode de recherche, qui me semble excellente : elle consiste à supposer le problème résolu et à en déduire toutes les conséquences logiques pour en trouver la solution. Un autre sur René Daumal dont je viens de découvrir (et je n’en reviens pas) qu’il donna des cours de sanskrit à Simone Weil. Et un dernier sur l’épisode qui intervient à la veille de l’ascension proprement dite : Pierre Sogol, jusqu’alors chef de l’expédition, abdique de son rôle de chef et dépose sa casquette galonnée “qui était couronne d’épines pour la mémoire que j’ai de moi”. L’adulte se dépouille de son personnage, laisse place au petit enfant qui se réveille, “un petit enfant qui cherche père et mère, qui cherche avec vous l’aide et la protection ; la protection contre son plaisir et son rêve, l’aide pour devenir ce qu’il est sans imiter personne.” Et c’est à cet instant que, dans le sable de la plage, est trouvé le premier péradam, cette pierre qui, comme tous les trésors vrais, ne se révèle qu’à qui ne la cherche pas.
Et maintenant, un peu dans la même veine, un extrait du chapitre quatrième, qui évoque la cupidité intellectuelle et la nécessité de l’extirper pour pouvoir commencer vraiment l’ascension vers le sommet.
“L’étrange structure géologique du continent lui valait la plus grande variété de climats et l’on pouvait, paraît-il, à trois jours de marche de Port-des-Singes, trouver d’un côté la jungle tropicale, d’un autre des pays glaciaires, ailleurs la steppe, ailleurs le désert de sable ; chaque colonie s’était formée au lieu le plus conforme à sa terre natale.
Tout cela, pour Beaver, était à explorer. Karl se proposait d’étudier, les jours suivants, les origines asiatiques qu’il supposait aux mythes dont Beaver avait rapporté quelques échantillons. Hans et Sogol devaient installer sur une colline proche un petit observatoire d’où ils referaient sur les astres principaux, dans les conditions optiques particulières du pays, les mesures classiques de parallaxes, distances angulaires, passages au méridien, spectroscopie et autres, afin d’en déduire des notions précises sur les anomalies causées dans la perspective cosmique par la coque d’espace courbe entourant le Mont Analogue. Ivan Lapse tenait à poursuivre ses recherches linguistiques et sociologiques. Ma femme brûlait d’étudier la vie religieuse du pays, les altérations (et surtout, présupposait-elle, les purifications et les enrichissements) apportées dans les cultes par l’influence du Mont Analogue, – soit dans les dogmes, soit dans l’éthique, soit dans les rites, soit dans la musique liturgique, l’architecture et les autres arts religieux. Miss Pancake, en ces derniers domaines et spécialement ceux des arts plastiques, s’associerait à elle, tout en poursuivant son gros travail d’esquisses documentaires, qui avait pris soudain une importance considérable pour l’expédition depuis l’échec de toutes les tentatives photographiques. Quant à moi, j’espérais puiser dans les divers matériaux ainsi recueillis par mes compagnons de précieux éléments pour mes recherches sur la symbolique, sans négliger pour cela mon travail principal, qui était la rédaction de notre journal de voyage – ce journal de voyage qui devait se réduire finalement à ce récit que vous entendez.
Tout en nous livrant à ces recherches, nous entendions bien en profiter pour grossir notre stock de vivres, faire des affaires peut-être, – bref ce ne serait d’aucune manière du temps perdu.
– Alors, quand partez-vous ? cria une voix venant de la route, tandis qu’après le déjeuner nous parlions entre nous de tous ces passionnants projets.
C’était le guide délégué à Port-des-Singes qui nous avait interpellés, et sans attendre de réponse il continuait son chemin avec cet air de ne pas bouger qu’ont les montagnards.
Cela nous éveilla de nos rêves. Ainsi, avant même d’avoir fait les premiers pas, nous glissions déjà vers l’abandon, – oui, vers l’abandon, car c’était abandonner notre but et trahir notre parole que de passer une seule minute à satisfaire une curiosité inutile. Bien misérables nous parurent tout à coup nos enthousiasmes d’explorateurs, et les prétextes habiles dont nous les parions. Nous n’osions pas nous regarder. On entendit gronder sourdement la voix de Sogol
– Clouer ce vilain hibou à la porte et partir sans se retourner !
Nous le connaissions tous, ce vilain hibou de la cupidité intellectuelle, et chacun de nous aurait eu le sien à clouer à la porte, sans compter quelques pies jacassantes, dindons paradeurs, tourterelles roucoulantes, et les oies, les oies grasses ! Mais tous ces oiseaux-là sont tellement ancrés, entés à notre chair que nous ne pourrions les en extraire sans nous déchirer les entrailles. Il fallait vivre avec eux encore longtemps, les souffrir, les bien connaître, jusqu’à ce qu’ils tombent de nous comme les croûtes, dans une maladie éruptive, tombent d’elles-mêmes à mesure que l’organisme retrouve la santé ; il est mauvais de les arracher prématurément.”
En fond sonore, Pedaram, de Patti Smith.
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