mépris

Le mépris, le déni et le monde qui se délite


Le mépris, d’Alberto Moravia, raconte la progressive découverte, par un homme, de ce qu’il sait déjà, de ce qu’il sait depuis le début. C’est le récit d’un déni qui s’achève, pareil à celui que nous ressentons face au monde qui s’abîme, le voyant se déliter sans cependant y croire vraiment, écartelés que nous sommes entre l’aveuglement, le refus de la culpabilité, une précoce nostalgie et une trop tardive espérance.

Au premier chapitre, que je lis, tout se noue, et le reste du roman ne sera qu’une exploration des ondes et du chaos nés de cette singularité première, non reconnue comme telle mais pourtant immédiatement perçue, sentie – plus d’ailleurs, dans le film de Godard que dans le roman de Moravia. Nous savons, nous savons depuis toujours, ayant vu devant nous le monde s’effilocher et se salir ; nous savons, et pourtant nous ne croyons pas.

De même que c’est dans son exil que Riccardo reconnaît le bonheur émanant d’Emilia, c’est dans la disparition du monde qui fut que nous reconnaissons sa beauté :

Plus on est heureux et moins on prête attention à son bonheur. Cela pourra sembler étrange, mais au cours de ces deux années j’eus même parfois l’impression que je m’ennuyais. Non, je ne me rendais pas compte de mon bonheur. En aimant ma femme et en étant aimé d’elle je croyais faire comme tout le monde ; cet amour me semblait un fait commun, normal, sans rien de précieux, comme l’air que l’on respire et qui n’est immense et inestimable que lorsqu’il vient à vous manquer.

C’est quand le monde nous échappe, qu’on voit le flux continu de la vie se tarir, les oiseaux moins chanter, les glaciers disparaître, les mers devenir des poubelles, que sa magnificence, si longtemps dédaignée, l’humble magnificence chantée par François, nous submerge, comme elle submerge les personnages de Soleil vert qui se donnent à la mort et qui découvrent un monde qu’ils n’ont jamais connu.

C’est quand le monde nous échappe, comme Camille échappe à Paul, pour emprunter cette fois-ci ses prénoms à Godard, que l’amour nous avons pour lui, qui était discret et inavoué, secret et presque honteux, s’exprime et éclate, se découvre :

Au temps où Emilia montrait un déplaisir de mon absence, je la quittais le cœur léger, content au fond de ce déplaisir comme d’une preuve supplémentaire du grand amour qu’elle me portait. Mais dès que je m’aperçus que non seulement elle ne manifestait aucun dépit mais qu’elle semblait préférer sa solitude, je commençais à éprouver une sourde angoisse, comme lorsqu’on sent manquer le sol sous ses pieds.

Et c’est maintenant que tout ce qui paraissait naturel et donné, allant de soi et éternel, révèle sa fragilité, maintenant que le monde s’en va, que nous voulons le retenir, l’embrasser, nous montrer tendres et aimants avec nos pauvres gestes, nos gestes maladroits et un peu niais qui succèdent à des décennies de violence et de pillage.

Nous découvrons que nous aimons le monde, que nous ne pouvons vivre sans lui, que nous formons avec lui un seul être, et pourtant nous n’allons pas jusqu’au bout de notre amour. Comme Riccardo-Paul, qui refuse de reconnaître sa pusillanimité et qui va toujours demandant à Emilia-Camille pourquoi elle le méprise, lui qui pourtant au fond de lui le sait, nous ressassons le passé, feignons de ne pas connaître les causes du désastre qui s’annonce et continuons sur notre lancée, dans un endormissement tranquille et mortifère dont ne peuvent nous sortir que les cris de nos modernes Antigone.

Et de même que Paul croit qu’il suffit d’être brutal pour être l’homme que Camille lui reproche de ne pas être, nous manquons de sincérité, d’entièreté et de virilité dans notre amour et nos résolutions. Nous manquons de courage pour changer résolument de cap, babouinons, singeons, tenons de grandes conférences mais ne décidons rien, préférant négocier, calculer, mégoter.

Dans la course à l’abîme, nous cherchons à gagner du temps.

métal

Un métal qui résonne


 

Etty Hillesum terminait sa lettre de décembre 1942 par la phrase suivante :

Je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de la ville de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

Le treizième chapitre de la première épître aux Corinthiens est ce texte magnifique, et parfois obscur, qui, dans la traduction œcuménique, commence par les mots :

Quand je parlerais en langues,

celle des hommes et celle des anges,

s’il me manque l’amour,

je suis un métal qui résonne,

une cymbale retentissante.

Le métal qui résonne, c’est ce langage qui ressemble à celui des hommes, voire à celui des anges, mais qui ne dit que du bruit, qui ne porte ni mélodie, ni sens : on entend quelque chose mais derrière, il n’y a rien. 

Ce qui manque, c’est l’harmonie, c’est la beauté, c’est le sens, c’est la chair, tout ce qui ne peut venir que du souffle, de l’esprit – de ce que Paul appelle amour ou charité.

Cet amour, Paul ne le définit pas. Il en énonce des attributs :

L’amour prend patience, 

l’amour rend service,

il ne jalouse pas, il ne plastronne pas,

il ne s’enfle pas d’orgueil,

il ne fait rien de laid,

il ne cherche pas son intérêt,

il ne s’irrite pas, 

il n’entretient pas de rancune, 

il ne se réjouit pas de l’injustice, 

mais il trouve sa joie dans la vérité.

Il excuse tout, il croit tout, 

il espère tout, il endure tout.

On ne va pas examiner chaque mot et chercher ce qu’est l’amour en décomposant le texte au scalpel. Il ne s’agit pas d’une définition et encore moins d’une recette. L’amour dont parle Paul  – et c’est justement pourquoi il en parle ainsi – ne se laisse pas appréhender comme une chose. Il est justement ce qui ne se réduit pas à une chose. Il est une poésie, une musique, un mouvement de l’âme, une attitude. Il est presque tout entier dans la façon : dans la manière et l’intention.

 

Comme les choses les plus essentielles, l’amour est dans la tension – je veux dire dans la réinvention et la recréation permanentes. Il n’est pas un donné, un bien qu’on posséderait et qui nous serait pour toujours acquis ; il est fluide et mouvant comme l’eau vive. Il ne s’acquiert pas ; il se vit et se suit, comme un chemin.  Il est le chemin, la voie.

L’amour, c’est ce sourire qui se dessine sur les lèvres de l’ange. Le mouvement même du sourire qui se forme et qui éclaire le monde de sa présence.

 


En introduction et conclusion musicales, le tout début et la toute fin de Bladi, de Souad Massi, dont la musique ne résonne certes pas comme un métal !

Westerbork

Le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore


En décembre 1942, Etty Hillesum, malade, a été autorisée à quitter Westerbork. Elle y reviendra, définitivement, en juin 1943, et sera déportée à Auschwitz le 7 septembre de la même année. Elle y mourra le 30 novembre.

A l’automne 1942, elle a promis à un autre détenu, Herbert Kruskal, de dépeindre la vie à Westerbork dans une lettre à deux soeurs, amies de Kruskal. C’est cette longue lettre que je lis.

On y trouve décrite, par touches de toutes tailles, la vie à Westerbork, et c’est un extraordinaire document dont la lecture fait pleurer et sourire, pleurer plus souvent que sourire mais sourire cependant. Qu’on le lise ou l’écoute.

Mais on y trouve aussi Etty Hillesum et le regard plein de franchise et de simplicité que cette jeune femme, qui sait voir les fleurs poussant entre les barbelés, jette sur la noirceur des choses :

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gais, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, on s’aperçoit que partout où il y a des hommes, il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances – “avec un rire et une larme” pour reprendre l’expression populaire.

On trouve dans ces lettres la femme qui a appris, ou peut-être toujours su, ce que sont les hommes et leur misère, et qui la décrit avant d’aller à leur secours, ce qu’elle fera avec abnégation :

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de marge sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d’eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s’appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l’atmosphère palpable qui s’attache à la vie mouvementée d’une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés et leurs silhouettes se découpent en grandeur réelle, vulnérables, sur l’immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi.

La solide armure que leur avait forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures – il n’y a plus rien d’autre.

On trouve aussi, sous la plume de cette jeune femme qui connaît l’amour et que l’amour illumine, la volonté, au cœur de la nuit, de porter une clarté :

Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouent, que notre peau et rien d’autre, cela ne suffira pas. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais la façon de rester en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles clartés. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes inexorablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances dont nous puissions extraire un sens, – cela voudra dire que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ça n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au prix du sacrifice de tout le reste, et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, cela ne suffira pas. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être faire un prudent pas en avant.

Et puis il y a surtout la femme qui, au fond de la catastrophe haineuse dont elle est la victime et dont elle mourra bientôt, refuse de renvoyer cette haine et de la faire grandir :

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous ai effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j’évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j’ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s’agit d’un récit très subjectif. Je conçois qu’on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.

Mais la révolte, qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement, n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue ? Au camp, j’ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de la ville de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

J’aime aussi que cette lettre commence par cette histoire de teinture. Cette teinture pour cheveux qu’Etty a pensé à ramener à une jeune femme du camp qui le lui avait demandé. Cette jeune coquette ne sera bientôt plus que cendres et Etty le sait – à tout le moins s’en doute. Et elle a pourtant ce geste d’humanité : lui ramener de la teinture pour qu’elle se sente belle.


En introduction et conclusion musicales, Le Roi de Thulé, un poème de Goethe mis en musique par Schubert et chanté ici par Barbara Hendricks accompagnée de Radu Lupu.

Parce que, que l’abomination ait été commise par le peuple le plus cultivé et le plus philosophe d’Europe, cela a toujours ajouté de la tristesse et de la désillusion, nourri un doute en moi sur les vertus de la raison et poussé à ne pas entièrement m’y fier.