Westerbork

Le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore


En décembre 1942, Etty Hillesum, malade, a été autorisée à quitter Westerbork. Elle y reviendra, définitivement, en juin 1943, et sera déportée à Auschwitz le 7 septembre de la même année. Elle y mourra le 30 novembre.

A l’automne 1942, elle a promis à un autre détenu, Herbert Kruskal, de dépeindre la vie à Westerbork dans une lettre à deux soeurs, amies de Kruskal. C’est cette longue lettre que je lis.

On y trouve décrite, par touches de toutes tailles, la vie à Westerbork, et c’est un extraordinaire document dont la lecture fait pleurer et sourire, pleurer plus souvent que sourire mais sourire cependant. Qu’on le lise ou l’écoute.

Mais on y trouve aussi Etty Hillesum et le regard plein de franchise et de simplicité que cette jeune femme, qui sait voir les fleurs poussant entre les barbelés, jette sur la noirceur des choses :

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gais, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, on s’aperçoit que partout où il y a des hommes, il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances – “avec un rire et une larme” pour reprendre l’expression populaire.

On trouve dans ces lettres la femme qui a appris, ou peut-être toujours su, ce que sont les hommes et leur misère, et qui la décrit avant d’aller à leur secours, ce qu’elle fera avec abnégation :

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de marge sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d’eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s’appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l’atmosphère palpable qui s’attache à la vie mouvementée d’une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés et leurs silhouettes se découpent en grandeur réelle, vulnérables, sur l’immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi.

La solide armure que leur avait forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures – il n’y a plus rien d’autre.

On trouve aussi, sous la plume de cette jeune femme qui connaît l’amour et que l’amour illumine, la volonté, au cœur de la nuit, de porter une clarté :

Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouent, que notre peau et rien d’autre, cela ne suffira pas. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais la façon de rester en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles clartés. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes inexorablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances dont nous puissions extraire un sens, – cela voudra dire que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ça n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au prix du sacrifice de tout le reste, et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, cela ne suffira pas. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être faire un prudent pas en avant.

Et puis il y a surtout la femme qui, au fond de la catastrophe haineuse dont elle est la victime et dont elle mourra bientôt, refuse de renvoyer cette haine et de la faire grandir :

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous ai effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j’évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j’ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s’agit d’un récit très subjectif. Je conçois qu’on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.

Mais la révolte, qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement, n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue ? Au camp, j’ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de la ville de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

J’aime aussi que cette lettre commence par cette histoire de teinture. Cette teinture pour cheveux qu’Etty a pensé à ramener à une jeune femme du camp qui le lui avait demandé. Cette jeune coquette ne sera bientôt plus que cendres et Etty le sait – à tout le moins s’en doute. Et elle a pourtant ce geste d’humanité : lui ramener de la teinture pour qu’elle se sente belle.


En introduction et conclusion musicales, Le Roi de Thulé, un poème de Goethe mis en musique par Schubert et chanté ici par Barbara Hendricks accompagnée de Radu Lupu.

Parce que, que l’abomination ait été commise par le peuple le plus cultivé et le plus philosophe d’Europe, cela a toujours ajouté de la tristesse et de la désillusion, nourri un doute en moi sur les vertus de la raison et poussé à ne pas entièrement m’y fier.

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Lettre du 24 août 1943 d’Etty Hillesum

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Etty Hillesum, jeune femme hollandaise, juive, rejoint à  la fin de 1942 le camp de Westerbork, camp de transit où sont emprisonnés, avant leur déportation en Pologne, les juifs de Hollande. Elle-même prendra le 7 septembre 1943 un convoi pour Auschwitz, avec ses parents et son frère. Elle y mourra le 30 novembre.

Le destin d’Etty Hillesum est connu par son journal (qui a été édité sous le titre Une vie bouleversée) et ses Lettres  de Westerbork, qui ont été redécouverts et publiés au début des années 1980. Leur lecture a été pour moi un bouleversement. On y voit l’extraordinaire évolution spirituelle suivie, en trois ans, par une jeune femme qui, probablement du fait de son tempérament, mais aussi sous l’influence de son thérapeute, psychologue, ami et amant, Julius Spier, devient croyante, puis mystique, dans une approche d’ailleurs beaucoup plus inspirée par Saint-Augustin, les Evangiles et le christianisme que par son judaïsme d’origine.

On découvre, à travers son journal, le découverte, par cette femme que ses nombreuses aventures pourrait laisser croire frivole, de son amour pour Julius, son approfondissement puis sa transfiguration progressive en quelque chose d’autre qui englobe le premier mais s’en détache tout à  la fois : un amour pour Dieu et pour toutes choses, pour la vie, la création, qui émane d’abord de son amour pour Julius puis en devient complètement indépendant pour se muer en tout à  fait autre chose, une sorte d’aventure intérieure, de béatitude mystique, de rapport direct au monde, à  la nature, aux êtres, à  Dieu, qui lui donne une force extraordinaire et le don de comprendre, de percevoir intensément les hommes et les femmes qu’elle croise et qu’elle accompagne sur leur chemin, chemin qui est aussi le sien…

C’est portée par cette béatitude, cet amour, cet accomplissement, cette foi dont elle ne prononce jamais le nom mais qui l’habite, la mobilise et irradie d’elle, qu’elle part pour Westerbork. Elle va, pendant des mois, être une des lumières de ce camp qu’elle éclaire de sa joie, de sa bonne humeur, des efforts souriants qu’elle entreprend pour alléger, simplement alléger du mieux qu’elle peut, le fardeau de chacun –  sans jamais s’apitoyer sur le sort qui leur est réservé, à  elle comme aux autres, sans jamais sombrer dans la détresse :

“Je voulais seulement vous dire : oui, la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur – je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire – la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à  construire un monde entièrement nouveau et, à  chaque nouvelle exaction, à  chaque nouvelle cruauté, nous devons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à  conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir mais non de succomber à  la souffrance. Et si nous survivons à  cette époque indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à  dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à  dire.”

Comme on pourra le constater en écoutant la lettre que je lis, qui est la plus longue envoyée de Westerbork, et qui est datée du 24 août, ce n’est pas l’ignorance, l’aveuglement ou l’inconscience qui justifient cette attitude : Etty Hillesum est parfaitement consciente de la tragédie qui se joue, elle distingue précisément les cruautés, les lâchetés, la noirceur de ce qui l’entoure ; elle sait, ou du moins devine, le sort qui lui est réservé, à  elle comme aux autres. Elle fait seulement preuve, dans ces circonstances, de cette forme extrême de courage qu’est la totale abnégation.

La lettre lue raconte, longuement, une nuit de départ de convoi, dans toute son horreur :

“Mais que se passe-t-il donc, quelles sont ces énigmes, de quel fatal mécanisme sommes-nous prisonniers ?”

C’était un 24, comme aujourd’hui. Et au spectacle des bébés et et des enfants réveillés au milieu de la nuit et hurlant, Etty songe au massacre des Innocents ordonné par Hérode quelques jours après Noël.


Notes