L’épaisseur du monde : la pensée écologique, de Timothy Morton


Dans son livre La pensée écologique, Timothy Morton décrit l’interconnexion des êtres, la densité et la constance de leurs interactions, l’imbrication fractale existant entre les créatures. C’est la prise de conscience de cette épaisseur irréductible du monde qu’il appelle la pensée écologique.

Cette imbrication est de chaque instant : chaque être, à tout moment, a besoin d’autres êtres pour exister et abrite, en son sein, des millions d’autres êtres – bactéries, parasites, microbes – qui lui sont nécessaires et qui grâce à lui existent ; elle est également inter-temporelle : les plantes et les animaux dont nous vivons se sont nourris d’une terre née elle-même de la lente décomposition de roches et d’animaux morts, nos ancêtres, dont les plus lointains représentants ont, de leurs restes, eux-mêmes forgé la roche sur laquelle nous marchons. Tout, dans ce monde, de l’amibe à l’or jailli des explosions d’étoiles, est indéfiniment recyclé dans la grande roue des choses.

On ne peut, dans ce brassage, distinguer de hiérarchie qui permettrait de désigner un acteur central : je peux bien prétendre être celui qui éternue mais on pourra également considérer que les virus que je projette ce faisant m’ont manipulé pour permettre leur propagation ; eux, comme moi, tiennent en effet à la pérennisation de leur être et à la perpétuation de leur espèce ; et eux comme moi sommes fondamentalement animés par un instinct de survie inscrit au cœur de nos gènes.

Symbioses et phénotypes, alimentation, déjections et décomposition tissent une toile entre les espèces, les corps, les générations, les règnes : tout est lié, tout participe, tout appartient au même vaisseau traçant sa course dans l’univers : nous sommes tous dans la meme galère ! Mais que tout soit lié ne signifie pas que tout soit rose ou amical : le lion et l’antilope interagissent par milles liens ; ils sont à bien des égards solidaires et embarqués dans la même arche interstellaire, mais le lion mange l’antilope. Ça n’est ni mal ni bien ni méchant ni gentil ; c’est simplement ainsi, parce que les dents du lion sont faites pour déchirer la chair, comme celles de l’homme sont faites pour autre chose que ruminer simplement de l’herbe. Là aussi est l’épaisseur du monde, dans la reconnaissance d’un tragique de la création qui fait que nous nous nourissons du corps vivant de l’autre : “Le Seigneur m’a dit de manger”, comme le chante tristement Marie Noël.

Le Seigneur m’a dit de manger, c’est la face sombre de la prise de conscience écologique. La face claire, c’est celle qui ressemble au jardin d’Eden tel qu’il était si mignonnement dessiné par Jean Effel : un paradis au sein duquel tous les créatures, aimantes et solidaires les unes des autres, jouissent ensemble du bonheur d’être, sous les yeux attendris du père éternel

La face sombre, c’est le monde d’après la Chute, d’après ce temps où, comme le remarquait Simone Weil, Eve a cédé à sa faim, ne s’est pas contentée de regarder mais a croqué la pomme : les créatures sont toujours aussi mignonnes et adorables mais elles se poursuivent, se chassent et se dévorent les unes les autres, parce qu’il faut bien vivre et que la course du monde repose sur les interactions – les déplaisantes comme les plaisantes – entre les espèces. Le vrai monde, celui qu’il faut sauver, est un monde complet et épais ; il n’est pas le monde de pacotille, mièvre et lisse, que raconte l’écologie des dessins animés.

Monde épais, monde visqueux, monde magnifique et terrible peuplé non seulement de gentils koalas et de jolies baleines mais aussi de cafards, de poux et de coucous, oiseaux tueurs des oeufs des autres. Et dans ce monde, qui est à prendre entièrement ou à laisser, nous sommes aussi, nous les humains, créatures autochtones et non pas importées, capables du sublime et du plus détestable, maillon aussi essentiel que les autres dans la longue chaîne des êtres. Nous sommes, nous aussi, le monde, et il faut faire avec.

L’épaisseur du monde, c’est la conscience d’une interaction difficile : tout est imbriqué dans ce jeu de billard à mille bandes où volent des effets-papillons et où les choix ne sont simples que pour ceux qui ne voient que la surface des choses. Tout est imbriqué, tout rétroagit, et ce n’est ni la joliesse, ni la mignonneté qui doivent guider les choix : le paradis perdu est perdu pour toujours ; nous ne le reconstruirons pas de sitôt ; c’est le monde d’après la Chute que nous devons sauver.

C’est ici que l’amour entre en scène. L’amour n’aime ni ne recherche la perfection ; l’amour aime des êtres pour ce qui vaut en eux d’être aimé mais les aime entièrement sans en rien retrancher ; l’amour aime les êtres dans leur épaisseur parce que c’est dans cette épaisseur qu’ils sont vrais, qu’ils existent, qu’ils sont corps et irréductiblement autres. Et l’amour est justement cette acceptation, non pas indifférente et réservée mais tendre et aimante, de cette altérité radicale. Aimer non pas un autre nous-mêmes comme le sont nos enfants mais un autre tout court, un vrai autre, en tant qu’il est autre.

L’amour est une écologie et l’écologie c’est cela : aimer le monde dans son épaisseur, en l’embrassant dans son entièreté.


PS : l’image en tête d’article représente une partie de l‘ensemble de Mandelbrot. Elle est tirée de l’article de Wikipedia consacré à cet ensemble.

PS 2 : Il y a un lien, qu’il faut approfondir, entre cette conscience de l’épaisseur et ce que fait surgir la bokeh.

PS 3 : On pourra litre et écouter des choses intéressantes sur ce livre dans :

PS 4 : Le texte que je lis figure en pages 64-65 du livre. C’est le début de la partie intitulée : Moins, c’est plus : penser le maillage, qui figure dans le chapitre Penser grand.

Aldor Écrit par :

Soyez le premier à commenter

    Laisser un commentaire