Ce sont quatre photos prises au même endroit. Dans les trois dernières, je reconnais Jeanne ; je ne la reconnais pas dans la première. Ou peut-être est-ce la petite fille dans l’ombre. Dans l’ombre, probablement, de sa grande sœur Charlotte.



Ce sont quatre photos prises au même endroit. Dans les trois dernières, je reconnais Jeanne ; je ne la reconnais pas dans la première. Ou peut-être est-ce la petite fille dans l’ombre. Dans l’ombre, probablement, de sa grande sœur Charlotte.

Je dis la première parce que, des quatre photos, celle-ci est celle sur laquelle les enfants paraissent les plus jeunes et que sur la porte, l’affiche est entière. Plus tard, on ne la verra que déchirée.

Les deux photos suivantes ont été prises le même jour et au même moment. Les unes se sont mises au premier rang, d’autres ont reculé mais ce sont les mêmes vêtements et les mêmes personnes :

Entre la première et la deuxième photo, Jeanne et sa sœur, vêtues de blanc, qui étaient au premier rang, sont passées derrière :

Ce qui me fait dire de la dernière photo qu’elle est la dernière photo, c’est le sol. Dans les trois premières images, la chaussée et le trottoir étaient faits de pavés et de galets de la Garonne. Ici, il a été revêtu d’une couche d’enduit, ou de ciment, ou de quelque chose qui l’aplanit :

Des galets de la Garonne, il en est question dans le texte que je lis. C’est un poème de Maurice Magre intitulé Toulouse ! qu’une amie de Jeanne, Louise, a copié, le 21 juin 1919, dans son cahier de poésie, avec cette dédicace :

« A ma petite Amie Jeannette, en souvenir de ma bien douce et profonde affection. »

Les photos datent d’une dizaine d’années avant. Elles ont été imprimées sur un papier dont le recto figure une carte postale. Aucune date précise n’est indiquée, mais des années suivies de points d’interrogation : 1910, 1911, 1912 ? Jeanne a alors entre huit et dix ans. Elle habite Toulouse et fréquente, avec sa soeur Charlotte qui a deux ans de plus qu’elle, une école située au 13 de je-ne-sais-quoi, peut-être une place, que je ne reconnais pas. Il est néanmoins indiqué au dos de la première photo que la jeune fille portant un chapeau noir et une écharpe blanche, et au dessus de laquelle a été tracée une croix, que cette jeune fille est Henriette, qui habite rue du Fourbastard. Probablement l’école n’est-elle pas très éloignée de cette rue, au centre de Toulouse.

Dans les deux photos centrales, on est probablement au printemps ou en été : les habits sont légers et clairs, ainsi souvent que les chapeaux. Dans la première et la dernière, on voit des manteaux et les chapeaux se foncent.

Ce qui demeure, d’une photo à l’autre, ce sont les chapeaux et les bottines. Toujours – presque toujours : Jeanne n’en a pas dans la dernière photo – des chapeaux, ou au moins un bonnet, et toujours des bottines : ces bottines noires à lacets qui enserrent le bas du mollet. Il y a également quelques voilettes et beaucoup de dentelles, mises là pour rehausser l’habit et lui donner un air de fête.

C’est amusant les bottines. Je me demande s’il en existait plusieurs fabricants à Toulouse ou s’il y en avait un seul pour chausser les pieds de toutes les Toulousaines. Il y a un chien aussi, je ne l’avais pas vu. Lui ne regarde pas le photographe.

Les chapeaux sont magnifiques. Ils varient un peu entre été et hiver même si certains se reconnaissent d’une saison à l’autre. C’est leur taille qui étonne, leur diversité, leur extravagance. je ne suis pas certain qu’on oserait, aujourd’hui, se promener en pareil équipage, avec ces plumes, ces fleurs, ces feuillages, ces fruits débordant. Chez les rares hommes qu’on voit, en revanche, un même chapeau melon.

Les vêtements, eux aussi, sont relativement divers : les couleurs sont plus sombres l’hiver que l’été, il y a beaucoup de noir mais un peu de tout : robes à carreaux, marinières, habits de moujiks comme Jeanne et Charlotte.

Dans les deux photos où on la reconnaît, Jeanne a un air très gentil. Même si j’y arrive, j’ai de la peine a faire lien avec la dame que j’ai toujours vue et imaginée vieille puisqu’elle était ma grand-mère. Mais je lui trouve une ressemblance avec Caroline, ce qui me fait plaisir.

Et puis il y a Charlotte., qu’on voit ici un peu angoissée, se rognant les ongles. 

Elle a fait sa première communion le 19 mai 1911 et l’on a d’elle un photo de l’événement, posant en ange, toute de blanc vêtue. Et aussi une autre photo, datée de 1914, où elle est, en noir cette fois-ci, avec Jeanne dans un jardin, entourant ses épaules d’un bras protecteur.

Charlotte et Jeanne s’aimaient beaucoup. En août 1919 (à tout le moins quelque part entre le 24 juillet et le 27 septembre 1919), elle écrit dans le cahier de poésie de Jeanne (qui se baptise elle-même Jane, comme Jane Austen), un poème qui s’appelle Rêver…, dont je ne sais pas si elle le reproduit ou si elle l’a composé. Et les trois derniers vers de ce poème, écrit d’une jolie plume trempée dans l’encre bleue, sont :

Je rêve de soleil, de fleurs à peine écloses,

De pays très lointains et d’éternels printemps,

Et mes rêves soudain meurent comme des roses.

« Mes rêves soudain, meurent comme des roses » ; c’est malheureusement bien ce qui se passera. Six mois plus tard, en janvier 1920, Charlotte meurt, je ne sais de quoi. Elle n’a pas vingt ans.

Trois ans plus tard, en 1923, Jeanne épousera Edouard,  qui a, quant à lui, perdu deux frères. et qui demeure donc le seul enfant survivant de Marie Dandine.


Jeanne, je la connais et l’ai connue ; Charlotte ne m’est pas totalement étrangère. Mais les autres ?

On ressent un vertige à la vue de ces photos prises il y a plus d’un siècle, de ces  groupes saisis à la sortie ou à la rentrée d’école, tenant leur sac de toile ou leur cartable de cuir, fixant droit dans les yeux l’objectif du photographe.


Il y a, dans tous ces beaux visages, le plus souvent joyeux, quelque chose de formidablement troublant. Lorsqu’on les regarde avec attention, un par un, on plonge dans l’abîme : qu’est devenue cette femme qui, dans la première photo dépasse le groupe de sa tête, avec cette coiffure si typique du temps ? qu’est devenue cette petite fille au bonnet blanc qui, dans la deuxième photo, jette un regard rieur sur sa droite ? qu’est devenue cette jeune fille au si joli sourire qu’on distingue sur la troisième photo ? Et cette femme au grand chapeau noir et à l’air sévère qui nous regarde depuis la quatrième ?

Tous ces êtres évanouis !

Ce n’est rien de triste ; c’est trop vieux pour cela. C’est un étonnement devant toute cette vie disparue, cette vie qui fut si vivante, si pétillante, et qui est révolue.


Et maintenant, les premières strophes du poème de Maurice Magre  (ce nest pas un très grand poème mais je l’aime bien) :

Toulouse ! le petit berger des Pyrénées

Qui sculpte de grossiers bas-reliefs dans le bois

En te voyant de loin, de brumes couronnée,

Sent battre éperdument son cour d’enfant des bois.

Ah ! dit-il, ces sapins sur moi font des ténèbres

Si j’habitais là-bas au pied de ces clochers

Je deviendrais peut-être un artiste célèbre

Et le marbre vivrait quand je l’aurais touché.

Et quelquefois, pensif, il descend la montagne,

Il marche vers Toulouse, et, le long du chemin,

Il entend se mêler, le soir dans la campagne,

Le cri de la cigale au souffle des moulins.

Toulouse ! Le pêcheur aux yeux bruns de l’Ariège,

Voyant sur son bateau les ombres de tes tours,

Te dit « Salut ! cité que le soleil protège

Où l’on boit à plein flot le vin clair et l’amour.

Toulouse ! le mendiant jette en l’air sa béquille,

Et les amoureux rient lorsque l’on dit ton nom,

Pays des beaux tableaux, pays des belles filles,

Pays de la jeunesse et pays des chansons.

Pays où la lumière est plus douce aux artistes,

Pays des vieux hôtels dans les quartiers déserts,

Où jadis des rêveurs, pour Izaure aux yeux tristes,

Consumèrent leur vie à composer des vers.

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