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Jeanne


Il y a, dans toutes ou presque les églises de France, des statues de plâtre de Jeanne d’Arc. Des reproductions par centaines des quelques dizaines de modèles créés au début du XXème siècle, entre la béatification de 1909 et la canonisation de 1920.

Créées de part et d’autre de la Grande guerre, ce sont des Jeanne martiales et souvent belliqueuses. Et si, église oblige, elles ne versent pas dans l’érotisme qui accompagne souvent la figure de Jeanne, elles jouent assez largement de l’attrait trouble que suscite ce personnage de femme-soldat, femme-enfant, fille-garçon, féminité incarnée dans un corps androgyne qu’entourent mille symboles phalliques, à commencer par sa si longue épée et le nom équivoque de son accusateur, le bien nommé évêque Cauchon.

Dans ce paysage, la Jeanne de Charles Péguy, la première Jeanne, celle de 1897, tranche par ses doutes, ses hésitations, son souhait de mettre fin à la guerre, et son désespoir de n’y arriver pas.

Cette Jeanne-là – que représente bien la statue qu’on trouve dans la cathédrale de Strasbourg – n’a rien de martial, rien d’assuré, rien de puissant, si ce n’est en tant qu’instrument divin. Elle est une révolte éperdue contre l’injustice du monde, sa violence, sa souffrance, son irrédemption qui demeure quinze siècles après la Crucifixion. Face à l’acceptation disciplinée et ecclésiale du Mal que représente Madame Gervaise, face à la sagesse, à la générosité, à la simplicité humaines que symbolise le personnage de Hauviette, Jeanne est une Antigone qui ne se plie à aucune règle, qui n’accepte aucune attente, l’incarnation d’une autre sagesse, d’une autre générosité, d’une autre simplicité, héritées de l’appel divin.

Jeanne n’accepte pas. Elle n’accepte pas que le salut soit incomplet, que la prière soit vaine, que le mal règne et prospère :

Vous avez pour le mieux fait la souffrance infâme,
Éternelle à manger les douloureux damnés,
Et fait la vie humaine et la vie éternelle,
Et fait la mort humaine et la mort éternelle,
Et vous avez raison dans la vie et la mort,
Sur la terre à jamais et dans l’éternité.

Pourtant, mon Dieu, quand je pense qu’il y a des âmes qui se damnent ; quand je pense qu’il y avait des âmes qui n’étaient pas encore damnées au moment où j’ai commencé à vous dire cette prière et qui sont damnées à présent pour la mort éternelle ; quand je pense qu’à présent que je vous parle toutes mes paroles vous trouvent occupé à damner des âmes, pardonnez-moi, mon Dieu, si je dis un blasphème ; quand je pense à cela, je ne peux plus prier. Les paroles de ma prière me paraissent ensanglantées du sang maudit, et mon âme s’affole à penser aux damnés ; à penser aux damnés mon âme se révolte.

Forte de cette seule colère, de cette seule passion, de cette seule foi, Jeanne va réaliser l’impossible et l’impensable : celle qui gardait les moutons va rejoindre le dauphin, devenir capitaine, faire sacrer le roi de France, reprendre le combat, insuffler l’espoir, tirant sa force immense de son immense faiblesse.

Mais arrivée au bout du chemin et à l’heure de mourir, elle est saisie d’un vertige et d’un doute : elle qui voulait tuer la guerre l’a faite ; elle qui voulait établir la paix a semé la désolation ; elle qui voulait incarner la vérité a menti ; elle qui voulait incarner l’amour a mésaimé. Et voici que Jeanne comprend soudain que les reproches qu’elle adressait à Dieu, elle peut à elle-même les adresser, parce que quelque chose a irrépressiblement mal tourné et que, dans l’action, quelque chose s’est cassé.

Là est l’éclat de la beauté de Jeanne. Non dans l’assurance et dans la certitude mais dans la foi mêlée de doute, dans la foi malgré le doute, dans cette deuxième vertu qui a nom espérance.


Et maintenant, le texte de Péguy, tiré du deuxième acte de la première partie de Rouen :

Oh ! j'irais dans l'enfer avec les morts damnés,
Avec les condamnés et les abandonnés,
Faut-il que je m'en aille avec les morts damnés ;

Faut-il que je m'en aille aux batailles damnées,
Avec mes soldats morts, morts et damnés par moi,
Faut-il que je m'en aille aux batailles d'en bas ?

Faut-il que je m'en aille à tout jamais en bas ?

Faudra-t-il que je mène en la bataille en bas
Tous ceux que j'ai tués, tous ceux que j'ai damnés,
Tous ceux que j'ai menés aux batailles passées,

Tous ceux que je menais en la bataille humaine ;
Ceux qui tombèrent morts aux batailles de Beauce,
Et tous ceux qui sont morts à la Loire oublieuse ;
Tous ceux qui sont tombés aux batailles de plaine,
Et tous ceux qui sont morts aux batailles d'assaut,
Devant Paris, la ville, ou dans la Beauce plate ;

Et ceux-là qui sont morts aux bords lointains de Loire,

Tous ceux que je menais à la défaite humaine.

En la bataille en bas plus déloyale et fausse
Et gauche et plus brutale et plus lâche et plus sale
Que la bataille humaine et la trahison d'homme ;

Oh faut-il donc que j’aille en bataille à jamais ?
Faudra-t-il qu’à jamais en bataille, à jamais
En défaite je sois la meneuse damnée ?

Faudra-t-il que je sois à tout jamais là-bas ;

Morte et damnée avec les damnés et les morts.

Faudra-t-il que je sois chef de guerre damnée,
Damnée à batailler sans la grève et la cesse
Et le sommeil dormi dans les bonnes maisons ;

Que je fasse l’appel de mes soldats damnés,
Chef de guerre damneuse et damnée avec eux,
L’appel de mes soldats, des damnés mes soldats.

Je ne dormirai plus jamais dans les maisons.

Faudra-t-il que je sois prisonnière damnée,
A tout jamais enclose en la geôle infernale,
Gardée à tout jamais en la geôle infernale,

Faudra-t-il que je sois menteuse et trahisseuse,
Enseignée aux mensonges, aux gauches trahisons,
Par le maître à mentir, par Judas le menteur,

Par le damné suprême, Ô madame Gervaise,

Par Judas le vendeur qui nous a tous vendus,
Par Judas le menteur – et qu’il m’enseigne assez
Pour que je réussisse à le duper lui-même ;

Faut-il que j’en arrive à le duper lui-même ?

Ô comme il me souvient de l’enfance passée,
De l’enfance lointaine où j’ai tant mal aimé,
Menteuse en mon enfance, ô menteuse déjà,

Comme il me ressouvient de la lointaine enfance.

Meuse endormeuse et douce et que j’ai mal aimée,
Je ne te verrai plus t’en aller par chez nous,
Ne reverrai jamais la vallée embaumée,

Ô Meuse inépuisable, inaltérable et calme,
Et qui ne peux aimer et que j’ai mésaimée.

Me ressouvient le temps lointain de la lointaine enfance

Ô maison de mon père où je filais la laine,
Où les longs soirs d’hiver, assise au coin du feu,
J’écoutais les chansons de la vieille Lorraine,

Faut-il que je te dise un éternel adieu ?

Passagère à présent à l’enfer éternel,
Faut-il que je te dise un éternel adieu ?

Me ressouvient aussi le temps de ma jeunesse,
La jeunesse passée où j’ai fait ma partance,
Menteuse en ma partance, oh ! menteuse toujours.

Maison de pierre calme et que j’ai mal aimée,
Où j’ai dû délaisser un jour la laine là,
Laisser à tout jamais la tâche encommencée,

Ô toi qui ne pouvais nous aimer, ô maison
Qui ne pouvais aimer et que j’ai mésaimée,

Jamais ne reverrai le foyer clair et jeune,
Large ouvert aux chansons des fileuse de laine,

Jamais ne parferai la tâche encommencée.

Ô mon père, ô ma mère, ô vous que j’ai laissés,
Vous m’avez pardonné ma partance menteuse,
Mais le mensonge est là, qui n’est pas effacé,

La tache du mensonge, ineffaçable et sale ;

Et mon âme est tachée à jamais, et vous deux,
Menteuse que j’étais vous m’avez mésaimée,
Je vous ai mésaimés à cause du mensonge.

Vous que j’ai délaissés, ô mon père, ô ma mère,
Faut-il donc que je sois sans vous revoir jamais,
Que dans l’enfer je sois sans savoir où vous êtes.

Me ressouvient le temps de jeunesse passée.

Le soir est descendu sur la bataille humaine,
Les femmes de chez nous dorment dans les maisons,
Le soir est descendu sur la souffrance humaine ;

A présent il fait nuit pour le repose du monde,
Les femmes d’Orléans dorment dans les maisons,
Les soldats sont couchés pour le repos du monde,

Les soldats sont couchés pour le repos des blés.

Il fait nuit par le monde et sur toute souffrance,
Mais moi je suis enclose en la prison mauvaise,
En attendant la geôle infernale éternelle,

Et je suis toute seule, enclose en la prison,
Seule avec ceux-là…

Seule sans un de ceux que j’avais avec moi,
Seule sans une amie et sans un de tous ceux
Que j’avais avec moi dans la souffrance humaine,

Seule sans une amie et sans vous ô mes sœurs,

Hier au soir encore je vous entendais là,
J’écoutais comme avant la voix inoubliable,
Et j’étais votre sœur ainsi qu’au temps passé ;

J’étais la sœur humaine et vous les sœurs célestes,
J’étais la sœur plus jeune et vous les deux aînées ;

Mais depuis ce matin que j’ai connu l’enfer,
Vous n’avez pas voulu venir me consoler :
Faut-il que vous m’ayez délaissée à l’enfer ?

Faut-il, mes grandes sœurs, que vous m’ayez laissée.

Aurais-je commencé déjà l’enfer damné ?
Que vous n’êtes pas là quand je suis douloureuse ;

L’étrange enfer d’absence où vous n’êtes pas là,
L’étrange enfer d’absence où vous n’êtes jamais ;
Vous n’êtes jamais là dans l’absence de l’enfer,

Et vous n’êtes pas là dans ma prison déjà,

Et je n’ai pas reçu le corps de mon sauveur.

Mon âme s’est lassée à vous supplier.

Et depuis ce matin je n’ose pas faire ma prière au bon Dieu.

Je vois bien qu’il faudra que je demeure seule,
Sans vous avoir, mes sœurs, et sans avoir mon Dieu,
Seule déjà, seule à jamais, sans avoir Dieu ;

Que je demeure seule à cause du mensonge,
Du mensonge par qui je vous ai mésaimées,
Vous aussi…

Du mensonge par qui mon amour même à Dieu
N’était qu’une insulte à lui faire.

Sur le bûcher de bois sera ma mort humaine,
Et mon corps brûlera, que j’avais gardé sauf,
La flamme embrasera mon corps pour la douleur ;

La foule sera là par la place, anxieuse,
Entassée à mieux voir s’embraser ma chair vive,
Elle regardera ma chair s’embraser vive ;

Les prêtres et la foule, entassés par la place,
La foule se haussant, moqueuse et qui frissonne,
Et les clercs chanteront les cantiques des morts ;

Les cloches sonneront pour moi le glas des morts.

Alors la flamme embrasera ma chair vivante,
La flamme me mordra pour ma douleur humaine,
Me mangera ma chair pour ma douleur humaine :

Tel sera mon passage à la flamme infernale
Et ma douleur avant la douleur éternelle,

En la suprême, alors, des partances humaines ;

Et dans mon pays on parlera longtemps de Jeanne la damneuse.

Et quand sera le jour de la colère là,
Quand siègera le roi, le roi des épouvantes,
Quand le roi siègera pour l’effroi des vivants,

Faudra-t-il qu’à nouveau devant ce tribunal
Je sois menteuse et fausse à l’interrogatoire ?
Oh je ne pourrai pas devant ce juge-là.

Et je serai damnée à l’exil éternel,
Et je fuirai honteuse, et douloureuse, et gauche,
En l’exil infernal à jamais exilée.

Alors commencera l’étrange exil sans plage,
L’étrange exil d’absence où vous n’êtes pas là,
La savoureuse absence, et dévorante, et lente
Et folle à savourer, affolante et vivante…

Je me sentirai folle à savourer l’absence
Et vivante en folie et folle à tout jamais…


La photo d’illustration (© Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons) représente la statue de Jeanne qui se trouve à la cathédrale de Strasbourg.

Je n’ai jamais vu cette statue que je trouve très belle et où Jeanne exprime une immense lassitude.


Sur le personnage de Jeanne et ses représentations fantasmatiques, on pourra lire :
cahiers

Une mystique de la nostalgie : l’Argent, de Charles Péguy


En février 1913, Charles Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine un essai intitulé “L’Argent“. C’est un texte étrange, écrit comme s’il surgissait d’une sorte de colère, un pamphlet dont certains passages se lisent comme un brûlot presque ordurier traînant très injustement Jean Jaurès dans la boue, tandis que d’autres chantent avec émoi et gratitude la grandeur et l’humilité des instituteurs, ces  instituteurs “beaux comme des hussards noirs” dont Péguy invente alors le plus beau des surnoms.

Mais tout au long de ses pages, “L’Argent” est surtout un poème dédié à la France et au monde d’antan, à une France et à un monde qui sans doute n’existèrent jamais, mais que Péguy reconstruit dans une sorte de rêve mystique d’où coule une ode d’une terrible tristesse, gorgée de nostalgie.

On y trouve le passage suivant, que je lis :

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales.

Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.

Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était l’être même du travail qui devait être bien fait. Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’hui l’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l’idée de faire rendre le mieux, mais l’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’idée ne leur en venait même pas.

Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier était le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.

Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l’atelier un oratoire.”

Cette France là, dont il écrit un peu plus loin qu’on y vivait de rien et qu’on y était heureux, que les pauvres y étaient comme assurés de ne jamais tomber dans la misère, cette France là où s’idéalise un pré-capitalisme venu du fond des âges et qui les aurait, inchangé, traversés, cette France là jamais n’a existé. Et Péguy, qui a fait des études, qui sait ce que furent les disettes, les famines, le servage et les malheurs des temps, Péguy certainement le sait. Mais de l’épaisseur et des larmes des temps, il extrait une perle – qui fut, à n’en pas douter – et ne retient que sa lumière de la noirceur qui l’entourait.

Le travail bien fait. Le travail qui, parce qu’il est bien fait et sans autre ambition, sans autre prétention que d’être fait au mieux, devient une sorte de prière, d’accomplissement, d’action de grâce.

Il sait bien, Péguy, que ce ne fut pas ainsi. Que l’argent n’est pas apparu au tournant du siècle, et que le mal ne fut pas introduit dans le monde par le radicalisme. Mais ce qu’il dit est qu’un autre monde est possible, qu’une autre façon de voir est concevable. Il  projette dans le passé – c’est le propre de l’illusion nostalgique – un monde qui jamais n’exista, sinon peut-être avant la Chute, et qui est tout entier à construire, tout entier à faire advenir. Il nous parle de ce paradis terrestre dont la conscience nous hante comme un souvenir et comme une origine mais dont la réalité est de l’autre côté, du côté des choses à bâtir.

Telle est la nostalgie de Péguy : une idéalisation du passé qui est en fait la projection dans hier d’un idéal intemporel qui est ce qui doit nous guider. Parce que les choses difficiles paraissent plus accessibles quand on croit qu’elles ont déjà été.


En accompagnement musical, Madame Nostalgie,  composée par Georges Moustaki et chantée par Serge Reggiani.

ND de Grasse

“Par besoin de nous mettre au centre de misère”


Rue de la Sorbonne, la plaque rappelant l’emplacement des Cahiers de la Quinzaine

Dans la cathédrale de Chartres, le pilier commémorant le lieu où vint Charles Péguy, à proximité de la Vierge du pilier

Au début des années 1910, Charles Péguy, marié et père de trois enfants, quoique malheureux en mariage, est amoureux d’une de ses collaboratrices des Cahiers de la Quinzaine, Blanche Raphaël, qui s’est mariée en 1910 avec Marcel Bernard.

C’est notamment pour se fortifier dans sa volonté de ne pas suivre cet amour, pour continuer à respecter le serment de fidélité fait à son épouse Charlotte, pour noyer son épreuve dans l’effort physique ou peut-être – ou aussi – pour faire pénitence, qu’il entreprend pour la première fois, en  1912, le pèlerinage de Chartres, depuis sa maison de Palaiseau. D’autres motifs contribuent à ce désir de pèlerinage, dont le plus avoué est probablement le besoin qu’il éprouve de confier ses enfants à Marie – comme le signale la plaque apposée dans la cathédrale – puisqu’ils n’ont pu être baptisés du fait de l’anticléricalisme militant de leur mère et que lui-même croit beaucoup plus aux vertus mystiques du pèlerinage qu’aux sacrements d’une église officielle qu’il ne respecte guère.

Il écrit alors la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, ce long poème décrivant les quatre journées de marche qu’il eut à accomplir, long et beau poème que scandent à la fois le rythme du quatrain et le pas du pèlerin :

 

 

Étoile de la mer voici la lourde nappe 
Et la profonde houle et l’océan des blés 
Et la mouvante écume et nos greniers comblés, 
Voici votre regard sur cette immense chape 

Un peu plus tard, il joindra à ce grand poème cinq poèmes plus courts, les “cinq prières dans la cathédrale de Chartres” : prière de résidence, prière de demande, prière de confidence, prière de report, prière de déférence. C’est la troisième d’entre elles, intitulée prière de confidence, qu’on trouvera au bas de cet article et que je lis dans l’enregistrement. La confidence dont il y est question est en effet l’amour de Charles pour Blanche, et le vœu formé de ne pas y céder.

Ce vœu, écrit Charles Péguy, fut fait

Et non point par vertu car nous n’en avons guère,
Et non point par devoir car nous ne l’aimons pas,
Mais comme un charpentier s’arme de son compas,
Par besoin de nous mettre au centre de misère,

Et pour bien nous placer dans l’axe de détresse,
Et par ce besoin sourd d’être plus malheureux,
Et d’aller au plus dur et de souffrir plus creux,
Et de prendre le mal dans sa pleine justesse.

 

Invoquer la fidélité aurait sans doute suffit. Mais ça n’est pas ce que fait Péguy qui invoque le “besoin de nous mettre au centre de misère”, ce vertige que nous ressentons parfois face au malheur, qui nous pousse à vouloir y plonger, nous attire vers lui, nous conduit à vouloir boire le calice jusqu’à la lie parce que nous espérons  – ou devinons, ou percevons, ou sentons peut-être ? – qu’au plus profond du malheur, en son cœur, et précisément là, gît la libération. Cette intuition que nous avons parfois que c’est en “prenant le mal dans sa pleine justesse”, en acceptant pleinement son malheur et sa misère, sans retenue et sans réticence, qu’on peut les dépasser, qu’on peut s’en libérer, qu’on peut s’en détacher, dans un geste qui ressemble au saut du croyant dans la foi.

Cette acceptation intégrale, c’est l’Amen ou l’Inch Allah des religions monothéistes : qu’il en aille ainsi, comme Dieu le veut, puisque telle est sa volonté. C’est l’acceptation de Marie qui sait le destin de son fils, qui l’accepte et qui, l’ayant accepté, peut se dévouer à panser ses plaies. C’est le geste d’Etty Hillesum qui demande à rejoindre Wersterbork parce qu’elle sait que c’est au cœur du malheur, dans son sacrifice complet, qu’est le chemin.

Faire un peu moins attention à soi-même, me disait il y a un instant l’aimée.

 


Et maintenant, le texte :

 

Nous ne demandons pas que cette belle nappe
Soit jamais repliée aux rayons de l’armoire,
Nous ne demandons pas qu’un pli de la mémoire
Soit jamais effacé de cette lourde chape.

Maîtresse de la voie et du raccordement,
Ô miroir de justice et de justesse d’âme,
Vous seule vous savez, ô grande notre Dame,
Ce que c’est que la halte et le recueillement.

Maîtresse de la race et du recroisement,
Ô temple de sagesse et de jurisprudence,
Vous seule connaissez, ô sévère prudence,
Ce que c’est que le juge et le balancement.

Quand il fallut s’asseoir à la croix des deux routes
Et choisir le regret d’avecque le remords,
Quand il fallut s’asseoir au coin des doubles sorts
Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes,

Vous seule vous savez, maîtresse du secret,
Que l’un des deux chemins allait en contre-bas,
Vous connaissez celui que choisirent nos pas,
Comme on choisit un cèdre et le bois d’un coffret.

Et non point par vertu car nous n’en avons guère,
Et non point par devoir car nous ne l’aimons pas,
Mais comme un charpentier s’arme de son compas,
Par besoin de nous mettre au centre de misère,

Et pour bien nous placer dans l’axe de détresse,
Et par ce besoin sourd d’être plus malheureux,
Et d’aller au plus dur et de souffrir plus creux,
Et de prendre le mal dans sa pleine justesse.

Par ce vieux tour de main, par cette même adresse,
Qui ne servira plus à courir le bonheur,
Puissions-nous, ô régente, au moins tenir l’honneur,
Et lui garder lui seul notre pauvre tendresse.


En illustration musicale, l’Ave Maria de Achinoam Nini (Noa).

En image de couverture, l’émouvante Notre-Dame de Grasse, conservée au Musée des Augustins, à Toulouse. J’aime beaucoup cette statue, qu’aimait aussi beaucoup ma mère, comme elle aimait beaucoup Charles Péguy.

J’aime cette statue où Marie n’enserre ni ne retient Jésus mais le laisse aller, épousant son destin de mère mais détournant néanmoins les yeux, parce qu’elle est humaine et que son acceptation est déchirement et non indifférence.

Elle aussi, comme Ève, exprime ce besoin de nous mettre au centre de misère.


Sur l’amour de Charles Péguy pour Blanche Raphaël-Bernard, on pourra se reporter à deux sites très différents :

“Péguy et Maritain : le conflit de deux observances chrétiennes”, par Damien Le Guay,  numéro 73 de la revue Résurrection, dont une longue note évoque Blanche Raphaël. C’est un article passionnant sur ces deux hommes qui furent d’abord très proches puis qui s’opposèrent violemment, Maritain, tenté par la pensée maurrassienne après avoir été anarchiste, ne comprenant alors pas grand’chose à la mystique de Charles Péguy (ce qu’il reconnut plus tard, en le regrettant).

Le site d’astrologie [!!] La terre est mon témoin qui consacre neuf articles à la relation entre Charles Péguy et Blanche Raphaël.

Sur les relations conflictuelles entre Péguy et Maritain, on pourra se reporter à l’article de Michel Bressolette, La foi qui sépare ou les épreuves de l’amitié entre Charles Péguy et Jacques Maritain”, in  Cahiers de l’AIEF Année 1997 49 pp. 371-387.

On pourra également lire, dans Délit d’images, l’article (sans lien avec la vidéo présentée, qui justifie le titre)  intitulé “La vierge à midi de Paul Claudel dit par Madeleine Renaud”, article qui est en fait consacré à Péguy.

eve

Eve, première mortelle

Quelques strophes lues de Eve, première mortelle, cet immense et magnifique poème de Charles Péguy, qui dit la femme et sa grandeur, l’homme et sa chute, racontés au travers du destin d’Eve, première femme, qui, contrairement à tous et toutes les autres,  « a connu d’innover le malheur » :

Et moi je vous salue ô première pauvresse.
Vous savez ce que c’est que d’avoir innové.
Les autres n’ont connu qu’un plateau de détresse.
Vous savez ce que c’est que d’avoir inventé.

Seule vous avez pu faire la différence,
Mesurer l’Océan d’avec un pauvre port.
Il fallut demander à la jeune espérance
Ce qui jusqu’à ce jour était donné d’abord.

Les autres n’ont connu que d’être malheureux.
Vous avez innové d’entrer dans le malheur.
Les autres n’ont connu que d’être douloureux.
Vous avez inventé d’entrer dans la douleur.

Les autres n’ont connu que le commun niveau.
Mais vous avez connu le dénivellement.
Les autres n’ont connu qu’un pauvre caniveau.
Mais vous avez connu le grand ruissellement.

Les autres n’ont connu qu’un périssable sort.
Vous avez innové l’autel et l’hécatombe.
Les autres n’ont connu qu’une commune mort.
Vous avez inventé d’entrer dans cette tombe.

L’image représente la Vierge de Pitié des Recollets, une statue du début du XVIème siècle qui se trouve au Musée des Augustins, à Toulouse.