“Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup”,

 

écrit Thérèse, lorsqu’elle raconte ses expériences de transverbération, ces étranges extases mystiques au cours desquelles elle a le sentiment d’être traversée et transpercée par un dard que tient un ange – plus exactement, explique-t-elle, un chérubin, haut placé dans la hiérarchie des anges.

De nombreux artistes se sont inspirés de cet épisode, qui fut au cœur du procès en canonisation de la future Sainte Thérèse d’Avila. L’oeuvre la plus célèbre est toutefois la statue, intitulée L’extase de Sainte-Thérèse, sculptée par Le Bernin et qui se trouve dans la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria, à Rome. Cette statue, qui est le sujet du dernier livre de Pascal Ory, montre Thérèse, le visage renversé et les lèvres entrouvertes, tombant en pâmoison.

« La Transverbération de Sainte Thérèse », Santa Maria della Vittoria, Rome (auteur de la photo inconnu).

Le texte et la statue ont évidemment fait couler beaucoup d’encre, suscité maintes railleries, depuis Charles de Brosses et son célèbre : “Si c’est ici l’amour divin, je le connais“, jusqu’à Jacques Lacan qui assénait, dans son séminaire : “Elle jouit, ça ne fait pas de doute“, ajoutant néanmoins, qui est plus intéressant : “Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage le plus intéressant de la mystique, c’est justement de dire ça : qu’ils l’éprouvent mais qu’ils n’en savent rien.“.

Ce qui frappe, dans les propos vaguement égrillards, grivois, et d’abord moqueurs, des hommes qui parlent de cette expérience, ce sont deux choses : la première est qu’ils semblent ne pas avoir lu vraiment le texte, et notamment ce passage, que j’ai placé en tête de ce papier, où Thérèse dit clairement et sans aucune ambiguïté, que ce qu’elle a ressenti est physique : “le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup.” Elle n’est pas une oie blanche à qui l’on ferait prendre des vessies pour des lanternes et un orgasme pour une expérience purement spirituelle ou mystique ; ce fut une expérience physique, elle le sait et le dit. La seconde, c’est ce réflexe masculin qui conduit à penser que tout dard est le faux-nez d’un sexe, toute flèche l’euphémisme d’un pénis, et tout enfoncement le succédané, forcément décevant, d’une pénétration sans laquelle aucun plaisir féminin ne serait imaginable. Et de tout cela, la conclusion est tirée que Thérèse ne connut finalement autre chose, dans son imaginaire frustré, que les émois érotiques d’une jeune adolescente.

Mais qu’est-ce qu’a connu Thérèse, en vérité ? Et de quoi parle-t-elle ? Quelle est cette expérience à la fois spirituelle et physique, spirituelle et physique, j’y insiste, qu’elle décrit, et dont elle savait pourtant bien, quand elle la détaillait – à son confesseur d’abord, à ses lecteurs ensuite – qu’elle serait motif d’interrogations et de plaisanteries ? A sa mort, on pratiqua une autopsie (on cherchait alors l’âme sous les scalpels) et le chirurgien trouva une déchirure : “elle est longue, étroite et profonde, et pénètre la substance même de l’organe, ainsi que les ventricules. La forme de cette ouverture laisse deviner qu’elle a été faite avec un art consommé, par un instrument long, dur et très aigu; et c’est seulement à l’intérieur de cette ouverture que l’on peut reconnaître des indices de l’action du feu ou d’un commencement de combustion…” : la brûlure de l’amour divin.

Il n’est pas certain que ce témoignage soit très sûr ; aussi bien vaut-il d’abord pour l’insistance sur le caractère corporel de l’expérience : on n’est pas ici dans le monde des purs esprits, ou dans le refus augustinien de la vie et du plaisir mais dans celui de la chair et de l’embrasement des corps, des étreintes et du souffle perdu. Ce n’est pas un amour abstrait (de ces amours abstraits qui sont “presque toujours de l’égoïsme”, comme le dit Aglaé dans l’Idiot) mais un amour total, où tout l’être s’engage, corps et âme.

Pascal Ory voit dans l’oeuvre du Bernin le symbole d’une Contre-Réforme qui, à la pruderie triste et désincarnée du Protestantisme naissant, oppose le plaisir, la chair et sa représentation. Et rien de moins désincarné, en effet, rien de moins grenouille de bénitier que cette Thérèse pleine de vie et d’énergie, qui passe son temps à remonter ses manches, à défier les autorités, à bâtir et rebâtir, et qui, s’étant éloignée des plaisirs et des désirs, qu’elle a connus en sa belle jeunesse, au lieu de les rejeter comme le “Berbère enflammé” (dixit Pascal Ory), les retrouve pleinement dans la voie mystique, les accepte et les magnifie, sans pudeur déplacée, les chante, comme dans un cantique des cantiques.

 


On pourra lire la belle critique que le livre de Pascal Ory : Jouir comme une sainte et autres voluptés, inspire à Aline Angoustures sur son blog Le sens des mots.

On pourra également lire qu’en dit ‘vy dans son blog Carnets de ‘vy.

Il faudrait certainement lire Faire l’amour avec Dieu, de Catherine Clément.

On écoutera Sainte-Thérèse d’Avila jouit-elle ?, un entretien avec Catherine Clément, qui se tient devant la statue du Bernin, à Rome, diffusé par France Culture.

On pourra écouter (si on a la patience de laisser passer le générique un peu bruyant qui le précède) l’entretien relatif à son livre que Pascal Ory a accordé à France Culture.

On pourra lire aussi, à propos de la blessure faite au coeur de Thérèse (et plus largement de son rapport au corps : Michel Bousseyroux, “Recherches sur la jouissance autre”, dans l’En-je lacanien.


Oui : les dents du dessus légèrement écartées. Du moins on le dirait.


Et maintenant, le texte que je lis, trouvé sur le site du Carmel en France, dans une traduction qui diffère légèrement de celle que j’ai utilisée dans ma lecture. Le passage sur la transverbération proprement dite commence au troisième alinéa avant la fin  (à 3 minutes et 6 secondes dans mon enregistrement).


“Nul langage ne saurait représenter ni exprimer la manière dont Dieu fait de telles blessures, ni cet excès de douleur qui transporte l’âme blessée ; mais cette peine est si délicieuse qu’il n’y a point de plaisir dans la vie qui la dépasse. Je le répète, l’âme voudrait se sentir toujours mourante d’un tel mal.

Cette peine unie à cette gloire me jetait crans un profond étonnement, et je ne pouvais comprendre comment cela pouvait être. Quel spectacle qu’une âme ainsi blessée ! Elle comprend combien est excellente la source de cette blessure, et elle voit clairement qu’un tel amour ne lui vient pas de ses efforts. C’est, lui semble-t-il, de l’amour excessif que le Seigneur lui porte, qu’est tombée l’étincelle qui l’embrase tout entière. Oh ! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David : « Comme le cerf soupire après une source d’eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu » ! (Psaume 42) Elles étaient, ce me semble, l’expression fidèle de ce que je sentais.

Lorsque l’impétuosité de ces transports n’est pas si grande, il semble que la douleur de cette blessure diminue un peu par l’usage de quelques pénitences : du moins l’âme, qui ne sait que faire à son mal, y cherche-t-elle par cette voie un allégement. Mais elle ne les sent pas, et faire couler le sang de ses membres lui est aussi indifférent que si son corps était privé de la vie. En vain elle se fatigue à inventer de nouveaux moyens de souffrir quelque chose pour son Dieu : la première douleur est si grande qu’il n’y a point, selon moi, de tourment corporel qui puisse lui en enlever le sentiment ; car le remède n’est point là, et il serait trop bas pour un mal si relevé. Une seule chose adoucit tant soit peu la souffrance de l’âme, c’est d’en demander à Dieu le remède ; mais elle n’en voit point d’autre que la mort, parce qu’elle seule peut la faire entrer dans la pleine jouissance de son souverain bien. D’autres fois, la douleur se fait sentir à un tel excès, qu’on n’est plus capable ni de cette prière, ni de quoi que ce soit. Le corps en perd tout mouvement ; on ne peut remuer ni les pieds, ni les mains. Si l’on est debout, les genoux fléchissent, on tombe sur soi-même, et l’on peut à peine respirer. On laisse seulement échapper quelques soupirs, très faibles, parce que toute force extérieure manque, mais très vifs par l’intensité de la douleur.

Tandis que j’étais dans cet état, voici une vision dont le Seigneur daigna me favoriser à diverses reprises. J’apercevais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est extrêmement rare que je les voie ainsi. Quoique j’aie très souvent le bonheur de jouir de la présence des anges, je ne les vois que par une vision intellectuelle, semblable à celle dont j’ai parlé précédemment (cf. chap.27). Dans celle-ci, le Seigneur voulut que l’ange se montrât sous cette forme : il n’était point grand, mais petit et très beau ; à son visage enflammé, on reconnaissait un de ces esprits d’une très haute hiérarchie, qui semblent n’être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu’on nomme chérubins ; car ils ne me disent pas leurs noms. Mais je vois bien que dans le ciel il y a une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à d’autres, que je ne saurais le dire. Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or, et dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon cœur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout, embrasée d’amour de Dieu.

La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l’heure : mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d’y participer un peu, et même à un haut degré. Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j’étais comme hors de moi ; j’aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m’absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées [8].

Telle était la faveur que le divin Maître m’accordait de temps en temps, lorsqu’il lui plut de m’envoyer ces grands ravissements, contre lesquels, même en présence d’autres personnes, toutes mes résistances étaient vaines.”

10 thoughts on “Extase”

  1. Très bel article. Merci. Il manque juste le livre Thérèse mon amour, de Julia Kristeva, qu’il vous faudrait peut-être lire, dont pour ma part je compte bien reprendre la lecture.
    (J’ai lu récemment dans l’introduction de L’exégèse de Philip K. Dick qu’il souffrait d’épilepsie du lobe temporal, parfois associée à des phénomènes d’hypergraphie ou graphomanie et d’hyper-religiosité. Pour Dostoïevski, Thérèse d’Avila, Van Gogh, le diagnostic d’ELT pourrait fort bien s’appliquer.) Mais ceci n’est qu’une parenthèse que je n’ai pas eu envie d’ouvrir dans mon article.

    Peut-être ai-je enfin trouvé comment m’inscrire à votre blog, parce que toujours passer par les Improvisations (dont je reçois les notifications de nouveaux articles) et penser à regarder tout en bas si vous avez nourri celui-ci, ce n’est pas très pratique. Là, je viens de cocher une petite case que je ne cherchais même pas.

  2. Merci pour cet article,
    Toujours le même plaisir de te lire.
    Le corps est un véhicule puissant, et quand il entre en vibration avec l’Amour, il en découle une énergie vitale sublime qui dépasse les limites du connu…et nous humains voulons tellement toujours tout expliquer, tout verbaliser, quand il n’y a pas de mot, pas de raison idéale.
    Au plaisir de te lire, encore et encore
    Corinne

      1. Merci,
        quand je lis un article qui m’apporte un bonheur ou une pensée qui me nourrit, je ne peux que remercier l’auteur de ce cadeau.
        Quand mots et pensées sont offerts aux regards curieux et qu’ils touchent, la moindre des choses est d’exprimer un retour, si petit soit-il…
        alors merci Aldor

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