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Âge, corps, femmes, hommes


Un corps à soi, de Camille Froidevaux-Metterie, est un livre plein de richesses : beaucoup d’idées qui me paraissent fausses et que je ne partage pas ; beaucoup qui sont passionnantes, ouvrent des horizons, mettent le doigt ou un nom sur des phénomènes et des situations qui soudain s’éclairent.

J’ai évoqué ailleurs l’assignation des femmes à leur corps, dont l’autrice parle largement ; je m’intéresserai ici à leur vieillissement, auquel le passage que je lis et qu’on peut entendre est consacré : le vieillissement (celui des corps, notamment) et la façon très différente dont ce phénomène universel est perçu, vécu, montré, selon qu’il concerne les femmes ou les hommes.

Sandro Botticelli, La naissance de Vénus (Florence, Galerie des Offices)

Camille Froidevaux-Metterie expose la façon dont, du fait de l’assignation des femmes à leur corps mais aussi à la maternité et donc à la jeunesse, leur vieillissement est une sorte de contradiction, d’oxymore, de tabou, dont la représentation est largement évitée.

À la première lecture j’ai tiqué, considérant qu’il y avait dans ces propos beaucoup de projections fantasmatiques, de mise sur les dos des hommes de comportements et de visions forgées par les femmes elles-mêmes. Puis, relisant et réfléchissant, j’ai adhéré.

Ouvrons les yeux et regardons les œuvres d’art : gravures, peintures et surtout sculptures. Ce qui saute aux yeux (quand on y prête attention), c’est la dissymétrie totale existant dans les représentations entre les hommes et les femmes selon leur âge. Dans l’art occidental au moins, les hommes sont de tout âge ; les femmes sont le plus souvent jeunes, comme elles le restent, encore aujourd’hui, au cinéma.

Les places publiques, les musées, les églises, les frontons de nos monuments, les cariatides, les fontaines, mêlent aux David et aux Appolon de vieux sages, de vieux prophètes, des hommes et des dieux vénérables aux traits alourdis par les ans ; les femmes y sont toujours jeunes et vigoureuses, portant haut leurs seins ronds et leurs cuisses charnues ; disparaissant quand ces attributs passent.

Léon Fagel, Michel-Eugène Chevreul (Jardin des Plantes, Paris)
Antoine Bourdelle, La victoire (Musée d’Orsay, Paris)

Dans sa représentation publique, la femme est jeune, pleine de vie. Et quand cela n’est plus le cas, elle devient invisible ou se mue en sorcière ou bien encore en une sorte de monstre.

Francisco de Goya, Escena de Brujas (Madrid, Musée Lazaro Galdiano)
Trumeau de la Sainte-Chapelle, Paris

L’homme peut vieillir ; la femme ne le peut guère : elle s’évanouit ou change de nature, perdant jusqu’à son caractère humain.

Ça n’est pas la beauté qui est en cause : la beauté ne dépend pas de l’âge et il y a – évidemment ! – de vieilles femmes très belles. Ce qui joue, dans ce jeu des représentations, est beaucoup plus instinctif, beaucoup plus animal : si la femme représentée est jeune, c’est parce que la jeunesse est synonyme de vie et de fécondité, de capacité à porter la vie, comme dans le cas de la Madone, figure archétypique non seulement de la maternité mais aussi de la féminité, à ceci près qu’en elle, la féminité se distingue de la désirabilité : la Vierge ne peut que rester intouchée.

Notre-Dame de Grasse (Toulouse, Musée des Augustins)

Féminité et maternité ; féminité dont du moins participe la capacité à être mère. Les deux notions se confondent en partie, ce qui contribue à l’éviction hors du monde des représentations de celles qui ont passé l’âge.

Du côté des hommes, deux notions existent également : masculinité et virilité mais la confusion y est moins grande, ce qui permet à la représentation du masculin de survivre au viril et au temps.

Auguste Rodin, Jacques de Wissant (Paris, Musée Rodin)

Passé un certain âge, il y a toujours, je pense, dans le fait de vieillir, une sorte de relégation, de mise à l’écart de la respiration du monde. Mais elle est, dans le cas des femmes, beaucoup plus précoce et violente, beaucoup plus douloureuse, probablement, car on accorde aux hommes le droit de mûrir quand on demande essentiellement aux femmes de rester pareilles à elles-mêmes, “figées dans l’état de jeunesse”, pour reprendre les termes de Susan Sontag.

Les choses changent. Peu à peu, les invisibilisées (car, invisibles vraiment, elles ne l’avaient jamais été) émergent de l’ombre où elles étaient reléguées. Mais faut-il s’en réjouir ?

La presse a raconté, à propos du film Don’t look up, la réflexion – évidemment bienveillante – de Leonardo di Caprio regrettant que, dans la dernière scène, Meryl Streep apparaisse nue. On saisit mieux, à cet exemple, ce qui se noue dans notre esprit : l’interdit pesant sur la représentation du corps féminin vieux a trait à la pudeur. Il est la contrepartie implicite de l’exhibition réclamée au corps féminin jeune. Dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours cette importance extrême portée au corps des femmes, que ce soit pour le montrer ou pour le cacher.

Quel étrange rôle confié aux femmes que d’incarner l’incarnation ! L’incarner en en exaltant la gloire et en celant le déclin.


La photo de titre représente Les vieilles, de Goya, qui figure dans les collections du Palais des Beaux-Arts de Lille.


PS : Catherine m’apprend que Sophie Fontanel vient de consacrer un papier dans le Nouvel Observateur à cette réaction de Leonardo di Caprio, disant que, quant a elle, elle est heureuse de cette monstration d’une femme plus toute jeune… Je comprends, mais…

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Héloïse


C’était il y a 900 ans, et Héloïse, la brillante Héloïse, avait été séduite par son professeur. L’aimait-il ou cela n’avait-il été au début pour lui qu’une passade, un jeu, un défi de Don Juan à relever ? Rien ne permet de le savoir avec certitude mais il n’est pas certain qu’il l’aima, du moins au début. 

On sait en revanche qu’elle, Héloïse, aima Abélard. Elle l’écrivit, des années plus tard, dans des lettres à lui adressées qu’il garda comme il garda les siennes, et ces lettres témoignent de l’amour qu’elle eut pour lui, de cet amour qu’elle clamait du fond de son couvent et de sa solitude, du fond de cette séparation qu’il lui avait imposée et que, par amour pour lui, elle avait accepté, malgré Astrolabe, l’enfant qu’ils avaient eu.

Dans ses lettres, Héloïse clame son amour, son amour et son désir, et sa tristesse d’avoir été, car elle croit qu’elle le fut, la cause de la chute d’Abélard. Car c’est cette rengaine, serinée par les monothéismes, qu’elle entonne à son tour, comme si elle se croyait naturellement mauvaise parce que femme, évidemment tentatrice parce que fille d’Ève :

Malheureuse que je suis, d’être venue au monde pour être la cause d’un si grand crime ! Les femmes seront donc toujours le fléau des grands hommes ! Voilà pourquoi il est écrit dans les Proverbes, afin qu’on se garde de la femme : « Maintenant, mon fils, écoute-moi, et sois attentif aux paroles de ma bouche. Que ton cœur ne se laisse pas entraîner dans les voies de la femme ; ne t’égare pas dans ses sentiers ; car elle en a renversé et fait tomber un grand nombre : les plus forts ont été tués par elle. Sa maison est le chemin des enfers, elle conduit aux abîmes de la mort. » Et dans l’Ecclésiaste : « J’ai considéré toute chose avec les yeux de mon âme, et j’ai trouvé la femme plus amère que la mort ; elle est le filet du chasseur ; son cœur est un piège, ses mains sont des chaînes : celui qui est agréable à Dieu lui échappera, mais le pécheur sera sa proie. »

La quatrième lettre, dont je lis un passage, est pleine de cet amour et de ce désir, qu’Héloïse repousse mais ne renie pas :

Quant à moi, ces voluptés de l’amour que nous avons goûtées ensemble m’ont été si douces, que je ne puis m’empêcher d’en aimer le souvenir, ni l’effacer de ma mémoire. De quelque côté que je me tourne, elles se présentent, elles s’imposent à mes regards avec les désirs qu’elles réveillent ; leurs illusions n’épargnent même pas mon sommeil. Il n’est pas jusqu’à la solennité de la messe, là où la prière doit être si pure, pendant laquelle les licencieuses images de ces voluptés ne s’emparent si bien de ce misérable cœur, que je suis plus occupée de leurs turpitudes que de l’oraison. Je devrais gémir des fautes que j’ai commises, et je soupire après celles que je ne puis plus commettre.

Elle ne renie ni son désir ni l’amour qu’elle a pour Abélard mais constate que c’est cet amour, tout terrestre, qui a jusqu’ici dirigé, s’il ne dirige encore, ses pas :

Or, dans tous les états de ma vie, Dieu le sait, jusqu’ici c’est vous plutôt que lui que j’ai toujours redouté d’offenser. C’est à vous bien plus qu’à lui-même que j’ai le désir de plaire. C’est un mot de vous qui m’a fait prendre l’habit monastique, et non la vocation divine. Voyez quelle vie infortunée, quelle vie misérable entre toutes que la mienne, si tout cela est perdu pour moi, pour moi qui ne dois en recevoir ailleurs aucune récompense. Ma dissimulation, sans doute, vous a longtemps trompé comme tout le monde ; tous avez attribué à un sentiment de piété ce qui n’était qu’hypocrisie. Et voilà pourquoi vous vous recommandez à nos prières, pourquoi vous réclamez de moi ce que j’attends de vous.

A cette lettre, Abélard va faire une longue réponse, une longue réponse de clerc remplie de références qui montrent que, bien loin de ce que Héloîse, dans sa peine, prétend, la femme n’est nullement maudite dans les textes sacrés.

Puis, revenant sur sa castration, il la dépeint comme une salvation :

Vous savez à quelles turpitudes les emportements de ma passion avaient voué nos corps. Ni le respect de la décence, ni le respect de Dieu, même dans les jours de la Passion de Notre-Seigneur et des plus grandes solennités, ne pouvaient m’arracher du bourbier où je roulais. Vous ne vouliez pas, vous résistiez de toutes vos forces, vous me faisiez des remontrances ; et quand la faiblesse de votre sexe eut dû vous protéger, j’usais de menaces et de violences pour forcer votre consentement ! Je brûlais pour vous d’une telle ardeur, que, pour ces voluptés infâmes dont le nom seul me fait rougir, j’oubliais tout, Dieu, moi-même : la clémence divine pouvait-elle me sauver autrement qu’en m’interdisant à jamais ces voluptés ?

Dieu s’est donc montré plein de justice et de clémence en permettant l’indigne trahison de votre oncle. C’est afin que je pusse gagner en accroissements de toute sorte que j’ai été diminué de cette partie de mon corps, siége du libertinage, cause première de ma concupiscence.

C’est que, pour Abélard, le corps est une damnation et le monde un cloaque qu’il convient de fuir au plus vite.

Quelle déplorable perte, quel lamentable malheur, si, livrée aux impuretés des plaisirs charnels, vous enfantiez dans la douleur un petit nombre d’enfants pour le monde, au lieu de cette innombrable famille que vous enfantez dans la joie pour le ciel ; si vous n’étiez qu’une femme, vous qui aujourd’hui surpassez les hommes, vous qui avez transformé la malédiction d’Ève en bénédiction de Marie. Quelle profanation, si ces mains sacrées, habituées aujourd’hui à feuilleter les livres sacrés, étaient vouées aux soins vulgaires du commun des femmes ! Dieu a daigné nous arracher lui-même au contact de ce cloaque, aux voluptés de cette fange, et nous attirer à lui par un coup de cette puissance dont il frappa saint Paul pour le convertir. Peut-être aussi, par notre exemple, a-t-il voulu intimider l’orgueil des savants.

Il y a, chez lui comme chez Augustin (qui, lui aussi, rejeta la femme qu’il aimait et dont il avait eu un enfant), une haine du corps et de l’homme, comme si l’incarnation, qui fonde pourtant le christianisme, était une malédiction.

La comparaison, pourtant, des lettres d’Abélard et de celles d’Héloïse ne laisse pas le moindre doute : entre l’amour universel et abstrait d’Abélard et l’amour charnel et particulier d’Héloïse, le seul véritable amour est celui, sensible et incarné, d’Héloïse. Abélard a de belles et grandes idées ; il connaît ses textes, il raisonne à merveille ; il peut parler d’amour divin et de grands tralalas mais il n’y a au fond de tout cela que sécheresse de cœur, orgueil et souci de soi-même. Et face à cela, l’amour simple et charnel d’Héloïse est une pure lumière.

 


L’illustration en tête d’article est une estampe d’Epinal, datée de 1842. Elle est issue du Fonds Gallica de la Bibliothèque nationale de France.



Par une coïncidence qui me laisse muet, France Culture diffuse ces 29 février et 1er mars une série de deux émissions sur Héloïse et Abélard.