Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer.


« Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? » , demande Syme à Winston, au début du 1984, de George Orwell. « À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. »

Réduire le langage jusqu’à ce qu’il devienne incapable de porter non pas la contradiction – car la contradiction est bien présente, exacerbée même, dans ce monde sans nuances – mais l’altérité véritable, la seule vraie, qui consiste justement à ne pas entrer dans les catégories prédéfinies, à être à côté et non pas en face.

Le novlangue transforme l’arc en ciel des sens en dégradés d’un même mot-couleur. Au bon s’oppose l’inbon, que viennent compléter le plusbon, le double plusbon et probablement le plusinbon. Des gradations continuent d’exister mais elles s’alignent dans la même longueur d’onde, la même gamme sémantique, sans jamais s’en éloigner. Les petits pas à côté du sens qui permettent que, peu à peu, par l’analogie, on passe d’un concept à l’autre, d’une idée à l’autre, qu’une vision s’enrichisse et s’élargisse, ces petits pas se raréfient jusqu’à disparaître. Plus de conciliation possible dans ce monde là, plus de rapprochement, plus de compréhension : on ne cherche plus à saisir l’autre dans sa singularité, son altérité radicales ; on cherche seulement à le ranger dans les catégories et les cases que l’on connaît déjà – et qui ne sont pas celles où il se trouve. Finie l’ouverture ; ne demeure que l’affrontement des sens contraires.

Le novlangue, parce que réfutant la nuance, est un langage de la violence qui, dans la diversité infinie du monde, ne voit plus que blanc ou noir, traître ou camarade, ami ou ennemi. Il met les idées en ordre de bataille  comme l’Etat qui le promeut a mis les êtres en uniforme, les sentiments en uniforme, la vie en uniforme. Tout ce qui sort du noir et blanc, du binaire, du tout ou rien, est exclu et considéré – à très juste titre d’ailleurs – comme susceptible de saper les bases de la société : l’art, l’amour, la littérature, les souvenirs, la sexualité, l’histoire, la promenade, la rêverie, l’ennui – tout ce qui est fondamentalement regard sur le côté, et refus de l’unidimensionnalité, tout cela est réfuté, rejeté, honni.

Mettre les idées en uniforme. C’est Emmanuel Berl (qui n’avait certes pas que des qualités !) qui avait eu cette formule, dans Marianne, au moment de la décomposition du Front populaire, pour évoquer cette chute de l’esprit dans le précipice d’une conception binaire d’un monde où n’existaient plus que le communisme et le fascisme.

C’est de cette violence bien réelle que finissent toujours par accoucher la simplification des mots, le simplisme des slogans, la violence des insultes et des mots orduriers.

Le novlangue est le naufrage de l’esprit.


En accompagnement musical, le premier mouvement d’A la mémoire d’un ange, d’Alban Berg.


Et maintenant, le texte lu :

– Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit.

– Lentement, répondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant.

Le visage de Syme s’était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire. Il poussa de côté le récipient qui avait contenu le ragoût, prit d’une main délicate son quignon de pain, de l’autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier.

– La onzième édition est l’édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement. Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050.

Il mordit dans son pain avec appétit, avala deux bouchées, puis continua à parler avec une sorte de pédantisme passionné. Son mince visage brun s’était animé, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et étaient devenus rêveurs.

– C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». Naturellement, nous employons déjà ces formes, mais dans la version définitive du novlangue, il n’y aura plus rien d’autre. En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l’originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l’idée vient de Big Brother.

Au nom de Big Brother, une sorte d’ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, néanmoins, perçut immédiatement un certain manque d’enthousiasme.

– Vous n’appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J’ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?

Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il n’osait se risquer à parler.

Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :

– Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?

– Sauf…, commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.

Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.

– Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté c’est l’esclavage » alors que le concept même de la liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensée, l’orthodoxie, c’est l’inconscience.

« Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une conviction certaine, Syme sera vaporisé. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-là. Un jour, il disparaîtra. C’est écrit sur son visage. »

3 thoughts on “Novlangue”

  1. Au risque de paraître ringarde, je dois avouer que j’ai beaucoup de mal à me faire à toutes les nouveautés de la langue (écrite ou parlée)… ainsi qu’à l’évolution du langage, de la grammaire, et du vocabulaire. Je ne peux pas m’habituer au (e – es – ) et autres fantaisies. J’ai beau chercher, je ne vois pas en quoi ça aide à l’égalité des genres et à la cause des femmes. « Ecrivaines » sonne méchamment à mon oreille comme « celles dont les lignes écrites sont vaines »…
    PS : Nous sommes bien d’accord, j’ai mauvais esprit !… :-))

  2. J’avais cru comprendre que la « novlangue » désignait par extension (et seulement par extension) un jargon… Je suis vraiment confuse ! Non seulement mon dictionnaire s’approche du principe de la « novlangue », quant à la réduction du vocabulaire, mais le contenu de ma bibliothèque y ressemble également… Donc zéro pointé pour la mauvaise élève que je suis ! :-))
    (cancrerie, et mauvais esprit ! double zéro !)… Mais bon, l’essentiel n’est-il pas de connaître ses limites ?

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