La servitude volontaire (ou l’optimisme de La Boétie)


A la fin de son Discours sur la servitude volontaire, Etienne de La Boétie a l’intuition de ce que la servitude est non pas seulement acceptée, ni même désirée, du fait d’une ruse ou d’une subtilité machiavélique des puissants qui instilleraient ce faux désir en nous, mais qu’elle est consciemment voulue et construite par nous, pour servir nos propres intérêts. Nous n’aimons pas la servitude parce qu’on nous aurait fait croire que nous l’aimions, parce que des méchants nous auraient jeté un sort, mais plus simplement, beaucoup plus trivialement, parce que nous espérons bien tirer notre épingle du jeu et en avoir profit.

Et encore pêche-t-il sans doute par optimisme, ne voyant pas que le tyran si facilement montré du doigt n’est le plus souvent au fond qu’une projection de nos propres désirs, une créature que, comme celles du Solaris, de Stanislas Lem, nous avons nous-mêmes fait surgir du néant, bâtie de nos propres fantasmes.

Il existe des tyrans, il existe des chaînes, il existe de la cruauté. Mais le plus souvent, ce que nous désignons ainsi n’est que l’émanation de nous-même, une chose que nous nourrissons en nous et que nous désignons comme autre par abus de langage : cette société de consommation et de pillage, de dévastation et de salissure, elle ne descend pas du ciel ; nous la fomentons, nous la pérennisons par chacun de nos achats, par chacune de nos actions, par notre comportement quotidien. Ce  pouvoir de l’argent, que serait-il si nous n’aspirions nous-mêmes à en avoir plus et à l’utiliser ? Qui est Satan, sinon l’incarnation de notre propre avidité, de notre propre jalousie, de notre propre méchanceté ?  

Dans Matrix, des machines dominent le monde et jettent sur les hommes un voile d’illusion grâce auquel elles les manipulent. Mais la réalité est tout le contraire : les dieux, les maîtres, les démons, ne sont pas les marionnettistes ; ils sont nos créatures, sorties tout entières de notre esprit et placées par nos soins sur le trône.

C’est en cela que les choses sont difficiles. Il ne suffit pas, comme dans la vision matrixielle et complotiste du monde, de se débarrasser des méchants pour que le bien advienne. Les méchants ne sont qu’une projection ; c’est en nous que le mal vit et prospère.

Réalisant cela, Etty Hillesum écrit le 23 septembre 1942 que rien ne pourra  être fait si l’on ne commence par soi-même, si l’on ne se corrige d’abord soi-même

Je ne vois pas d’autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il n’est déjà.

Mais le peut-on vraiment ? Peut-on vraiment extirper de nous toutes ces émotions, toutes ces colères, tous ces sentiments ancrés au fond de notre humanité ? Peut-on vraiment ne plus être ces êtres déchirés, ces enfants nés de la Chute ?

Je crois plutôt qu’il faut apprendre à faire avec. Et c’est un chemin difficile, car c’est un chemin sans chemin, seulement une attention qui ne demande rien aux autres et tout à soi : des devoirs, non des droits, comme disait Simone Weil.


Et maintenant, le texte lu, dans la traduction de Charles Teste publiée par l’Université de Chacoutimi :

J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains il en est bien moins de ceux qui échappèrent au danger par le secours de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection. Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. Comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une pareille chaîne, d’amener à lui tous les Dieux. De là venait l’accroissement du pouvoir du sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. C’est ainsi qu’au dire des médecins, bien qu’en notre corps rien ne paraisse gâté, dès qu’en un seul endroit quelque tumeur se manifeste, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse : pareillement, dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins perdus de réputation, qui ne peuvent faire mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ardente ambition et d’une notable avarice se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. Ainsi sont les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres pourchassent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent ; et bien qu’il y ait entre eux des rangs et des prééminences et que les uns ne soient que les valets et les autres les chefs de la bande, à la fin il n’y en a pas un qui ne profite, si non du principal butin, du moins du résultat de la fouille. Ne dit-on pas que non seulement les pirates Ciliciens se rassemblèrent en si grand nombre qu’il fallut envoyer contre eux le grand Pompée ; mais qu’en outre ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités dans les havres desquelles revenant de leurs courses, il se mettaient en sûreté, donnant en échange à ces villes une portion des pillages qu’elles avaient recélés.

C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis : mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des coins de bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers.


La photo est celle d’une chaîne brisée qu’on peut voir sur la place du Panthéon, à Paris.

Aldor Écrit par :

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