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Ayn Rand : La grève (Atlas shrugged)


Si l’on met à part les 70 pages, statiques et un peu indigestes, du manifeste radiophonique de John Galt, La grève (Atlas shrugged) d’Ayn Rand, est un roman passionnant, l’extraordinaire portrait d’une Amérique dystopique et bien-pensante qui, a force de pseudo altruisme et de vraie hypocrisie, serait, dans les années cinquante, entrée en décadence. Et l’on suit, sur plus de 1300 pages, les efforts de Dagny Taggart, femme d’affaires courageuse et héroïque, pour insuffler dynamisme et renouveau à cette société qui, rejetant l’argent, le profit, la compétition et l’innovation au profit d’une mauvaise conscience prétendument emplie de bienveillance, devient un marshmallow informe que les entrepreneurs, privés du fruit de leur travail et interdits d’entreprendre, décident de boycotter pour ne plus prêter main-forte au saccage.

C’est une caricature, outrée et abusivement simplificatrice dans la description des problématiques, des choix et des solutions possibles, mais on ne peut qu’être fasciné par cette description rageuse, vitriolée, d’un pays qui, ayant renoncé par paresse et couardise à ses valeurs originelles de progrès et de conquête, s’engoncerait progressivement dans une sorte de socialo-molassonnerie et perdrait ainsi sa science, sa technologie, son industrie.

C’est un livre puissant, intelligent et bien mené, qui développe une critique complète et cohérente de l’antilibéralisme, dépeint comme une idéologie destructrice, hypocrite, mortifère, malfaisante et peut-être même maléfique. Et cette description est, en dépit de ses faiblesses et outrances, d’autant plus fascinante et dérangeante qu’on peut, à chaque page, trouver trace, écho ou racine de comportements qui, 70 ans plus tard (le livre date de 1957) sont tellement passés dans les mœurs et les pratiques communes qu’on ne les remarque plus. Et au fond de tout cela, une ode joyeuse à la vie, à l’amour, à l’audace, à la femme, à l’homme, à la création et au génie humains, et une critique tout aussi radicale du bouddhisme, du christianisme, de la notion de pêché originel, de tous les mysticismes et de toutes les constructions mentales et idéologiques qui, sous couvert d’altruisme et de défense des faibles, s’attaquent finalement à l’humanité de l’homme.

Le monde et l’idéologie d’Ayn Rand, son humanisme et son athéisme radicaux, sont exactement contraires à ceux de Franck Capra et il y a d’ailleurs, dans La grève, un chapitre qui a probablement été conçu par la scénariste qu’était Ayn Rand comme l’exact symétrique du Shangri-La de Horizons perdus, tout comme la superbe héroïne du livre, Dagny Taggart, est, dans son énergie et son tempérament, l’exact contraire de la modération et de l’altruisme chers aux personnages de films de Franck Capra.

Ce que dénonce Ayn Rand, c’est la perversité d’une idéologie qui, en prétendant faire de l’altruisme la valeur suprême, en prétendant donner à chacun selon ses besoins et non selon ses mérites, casse les ressorts intimes de l’action, ce qui non seulement rend impossible l’atteinte des objectifs mais génère une pensée malfaisante parce imbibée de mauvaise foi et générant de la mauvaise conscience.

Alors, bien sûr, le discours d’Ayn Rand est-il un hymne débridé à l’argent, au dollar et à la recherche égoïste du profit ; bien sûr sa philosophie est-elle scandaleusement industrialiste, productiviste et totalement déconnectée de nos préoccupations écologiques et planétaires ; bien sûr, est elle l’auteure favorite de Donald Trump, l’héroïne des Libertariens, et probablement l’égérie des Qanons ; il n’empêche : La grève est un monument qui permet de jeter un regard neuf et acéré sur nos travers les plus intimes.


Et maintenant, l’extrait lu, dans une traduction, due à Pierre-Louis Boitel, différente de celle que je lis et qu’on doit à Sophie Bastide-Foltz.

« La pensée est la vertu première de l’homme, de laquelle toutes les autres découlent. Et son vice premier, la source de tous ses maux, est cet acte inqualifiable que vous pratiquez tous en refusant obstinément de l’admettre: la fuite, la suspension intentionnelle de la conscience, le refus de penser – non l’aveuglement, mais le refus de voir; non l’ignorance, mais le refus de savoir. C’est l’acte de ne pas concentrer votre esprit, de le noyer dans un brouillard intellectuel, afin de n’avoir pas à endosser la responsabilité de juger, et cet acte repose ultimement sur cette prémisse inavouable: que les choses cesseront d’exister si vous refusez de les identifier, que “A” ne sera pas “A” tant que vous ne l’aurez pas admis. « Ne pas penser est un acte nihiliste, un désir de nier l’existence, une tentative d’anéantissement de la réalité. Mais l’existence existe; la réalité est inébranlable, c’est elle qui détruit ceux qui la rejettent. En refusant de dire “Cela est”, vous refusez de dire “Je suis”. En suspendant votre jugement, vous reniez votre personne. Quand un homme déclare : “Qui suis-je pour savoir?”, il déclare : “Qui suis-je pour vivre?” « Voilà votre premier choix moral, à chaque instant et en toute circonstance : la pensée ou la non pensée, l’existence ou la non-existence, A ou non A, la réalité ou le néant. « La tendance rationnelle d’un homme place la vie à l’origine de toute action. Sa tendance irrationnelle y place la mort. « Vous dîtes sottement que la morale est relative au contexte social et que l’homme pourrait s’en passer sur une île déserte – alors que c’est précisément sur une île déserte qu’il en aurait le plus besoin. Laissez-le claironner, votre Robinson, quand il n’y a pas de dupe à exploiter, qu’un rocher peut servir de maison et un tas de sable de vêtements, que la nourriture va lui tomber toute cuite dans le bec, qu’il pourra moissonner demain en consommant son stock de semences aujourd’hui ; la réalité aura vite fait de le dresser, comme il le mérite. La réalité lui montrera que la vie est une valeur à conquérir et que la pensée est nécessaire à cette conquête. « Si j’utilisais votre langage, je dirais qu’il n’y a qu’un commandement moral: “Tu penseras”. Mais un “commandement moral” est une contradiction dans les termes. Est moral ce qui est choisi, non ce qui est imposé ; ce qui est compris, non ce qui est aveuglément exécuté. Est moral ce qui est rationnel, et la raison ne reçoit pas d’ordres. « La morale dont je vous parle, celle qui se fonde sur la raison, se résume à un seul axiome : l’existence existe ; et à un seul choix: la vie. Tout le reste en découle. Pour vivre, l’homme doit tenir trois valeurs en haute estime : la raison, l’intentionnalité et l’estime de soi. La raison, comme son seul moyen de connaissance ; l’intentionnalité, comme son choix en faveur du bonheur que ce moyen doit lui permettre d’atteindre ; l’estime de soi, comme la certitude inébranlable que son esprit est capable de penser et qu’il est digne d’être heureux, ce qui signifie : digne de vivre. Ces trois valeurs sont la base de toutes les vertus humaines, qui sont elles-mêmes liées à l’existence et à la conscience. Ces vertus sont la rationalité, l’indépendance, l’intégrité, l’honnêteté, la justice, la productivité et la fierté.

« La rationalité est la reconnaissance du fait que l’existence existe, que rien ne peut modifier la réalité et que rien ne doit supplanter l’acte de la percevoir, c’est-à-dire l’acte de penser ; que la raison est notre seul juge des valeurs et notre seul guide d’action ; que la raison est un absolu qui n’admet pas de compromis ; que la moindre concession à l’irrationnel détruit la conscience en la détournant de la perception des faits de la réalité au profit de leur falsification ; que la foi, loin d’être un raccourci vers la connaissance, n’est qu’un court-circuit qui détruit l’esprit, que l’acceptation d’une allégation mystique est un désir d’annihilation de l’existence qui concrètement, dévaste la conscience.

« L’indépendance est la reconnaissance du fait que vous êtes responsables de votre jugement et que rien ne peut vous y soustraire ; que personne ne peut penser à votre place, de même que personne ne peut vivre à votre place ; que le plus destructeur, le plus méprisable abaissement est d’accepter de subordonner votre esprit à celui d’un autre, de reconnaître son autorité sur votre cerveau, de considérer ses assertions comme des faits, ses affirmations comme des vérités, ses ordres comme des intermédiaires entre votre conscience et votre existence.

« L’intégrité est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier votre conscience, de même que l’honnêteté est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier l’existence : que l’homme est une entité indivisible de matière et de conscience, et qu’on ne peut opérer aucune séparation entre son corps et son esprit, entre son action et sa pensée, entre sa vie et ses convictions ; que, tel un juge incorruptible, il ne peut sacrifier ses convictions aux désirs d’autrui, quand bien même l’humanité entière l’en supplierait ou le menacerait ; que le courage et l’assurance sont des nécessités pratiques, le courage étant la façon concrète de vivre une existence véridique, de vivre dans la vérité, et l’assurance la façon concrète d’être véridique vis-à-vis de sa propre conscience.

« L’honnêteté est la reconnaissance du fait que l’irréel est irréel et qu’il ne peut avoir aucune valeur, que ni l’amour, ni la gloire, ni l’argent ne sont des valeurs s’ils sont obtenus frauduleusement ; que toute tentative d’obtenir une valeur en abusant l’esprit des autres revient à placer vos dupes dans une position plus élevée que celle qu’ils méritent, à encourager leur aveuglement, leur refus de penser et leur fuite devant la réalité, et à faire de leur intelligence, leur rationalité et leur perception, des ennemis à fuir et à redouter ; que vous devez refuser de vivre dans la dépendance, surtout quand il s’agit de dépendre de la bêtise d’autrui, ou comme un idiot qui cherche à prospérer en faisant l’idiot ; l’honnêteté n’est pas un devoir social, ni un sacrifice au bénéfice d’autrui, mais la plus profondément égoïste des vertus que l’homme puisse pratiquer : son refus de renoncer à la réalité de sa propre existence au profit de la conscience égarée des autres.

« La justice est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez tricher avec la nature humaine, de même que vous ne pouvez falsifier les lois de l’univers; que vous devez juger chaque homme aussi consciencieusement que vous jugeriez un objet inanimé, dans le même respect incorruptible de la vérité, par un processus d’identification et d’analyse strictement rationnels ; que chaque homme doit être jugé pour ce qu’il est et traité en conséquence; que, de même que vous achetez moins cher un morceau de fer rouillé qu’un lingot l’or, vous avez moins d’estime pour un bon à rien que pour un héros; que votre jugement moral est la monnaie avec laquelle vous rémunérez les hommes pour leurs vertus et leurs vices, et que ce paiement exige de vous la même conduite irréprochable que celle que vous adoptez lors de vos transactions financières; que vous devez tenir les vices des hommes pour méprisables, et admirer leurs vertus; que laisser d’autres soucis prendre le pas sur celui de la justice revient à dévaluer votre monnaie morale, corrompre le bien en faveur du mal, car une défaillance de la justice affaiblit toujours le bien et renforce toujours le mal ; que la banqueroute morale consiste à accepter que les hommes soient punis pour leurs vertus et récompensés pour leurs vices ; qu’enfin la disparition de la justice mène à l’effondrement, à la dépravation complète et à ce culte de la mort qu’est la consécration de la conscience à la destruction de l’existence.

« La productivité est votre acceptation de la moralité, la reconnaissance du fait que vous choisissez de vivre; que le travail productif est le processus par lequel la conscience de l’homme entretient sa vie, un processus perpétuel et intentionnel d’acquisition de la connaissance et de transformation de la nature, de matérialisation des idées, d’imprégnation de ses propres valeurs dans le monde; que tout travail est créatif s’il est issu d’un esprit pensant et non de la répétition stupide d’une routine que d’autres lui ont enseigné ; qu’il vous appartient de choisir votre travail, dans un champ de possibilités aussi étendu que votre esprit même, car rien de plus ne vous est possible et rien de moins n’est digne d’un humain; que chercher à exercer des emplois qui dépassent vos capacités ferait de vous un automate stressé gaspillant son temps et son énergie ; de même que vous complaire dans un métier qui n’exige pas que vous donniez le meilleur de vous-même, serait freiner vos élans et vous fourvoyer tout autant : car ce serait oublier que votre travail est le processus par lequel vous réalisez vos valeurs, et que perdre l’ambition de réaliser vos valeur, c’est renoncer à vivre ; ce serait oublier que si votre corps est une machine, c’est à votre esprit de le guider, aussi loin qu’il le pourra, avec la réussite comme objectif ; qu’un homme sans but est une barque à la dérive prête à être broyée par le premier rocher venu, qu’un homme qui ne développe pas son esprit est une machine en panne vouée à la rouille, qu’un homme qui laisse autrui décider de son destin n’est qu’un déchet qu’on amène au tas d’ordures ; qu’un homme qui fait des autres son but est un auto-stoppeur sans destination qu’aucun conducteur ne devrait jamais prendre ; que votre travail est le but de votre vie et que vous devez écarter à l’instant tous ceux qui prétendent avoir des droits dessus, que chaque valeur que vous pouvez trouver ailleurs que dans votre travail, amour ou admiration, ne doit être partagée qu’avec ceux que vous choisissez, et qui poursuivent les mêmes buts que vous en toute indépendance.

« La fierté est la reconnaissance du fait que vous êtes vous-même votre plus haute valeur et que, comme toutes les valeurs de l’homme, celle-ci doit être méritée, que la construction de votre propre personnalité est la condition préalable à toute réussite ; que votre caractère, vos actes, vos désirs, vos émotions émanent de votre esprit ; que, de même que l’homme doit produire les biens matériels nécessaires à sa vie, il doit acquérir les traits de caractère qui donnent de la valeur à cette vie ; que, de même que l’homme est un autodidacte dans le domaine matériel, il est un autodidacte dans le domaine spirituel ; que vivre exige une certaine estime de soi, mais que l’homme, qui n’a pas de valeurs innées, n’a pas non plus de fierté innée : il doit la construire en façonnant son âme à l’image de son idéal moral, celle de l’Homme avec un grand “H”, cet être rationnel qu’il est fait pour devenir, s’il le veut ; que la condition nécessaire à l’estime de soi est cet amour-propre rayonnant d’une âme qui désire ce qu’il y a de meilleur dans tous les domaines, matériels ou intellectuels, une âme qui aspire par dessus tout à sa propre perfection morale, ne plaçant rien au dessus d’elle ; et que la preuve de votre estime de vous-mêmes est votre répugnance et votre révolte contre le rôle d’animal sacrificiel, contre l’odieuse impertinence de tout credo qui propose d’immoler cette valeur irremplaçable qu’est votre conscience et cet incomparable trésor qu’est votre existence en faveur de la fuite aveugle et de la pourriture intellectuelle qu’on vous propose à la place.”


En illustration, le mécanisme, un peu rouillé mais beau, d’une pompe près de la pyramide de Couhard, à Autun.

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Shangri-La ou l’éloge de la modération



 

Les horizons perdus, de James Hilton, dont on connaît plus souvent le film éponyme qu’en a tiré Frank Capra, raconte la découverte, par des occidentaux des années 1930 dont l’avion a été détourné, d’une vallée perdue au milieu du Tibet, au sein de laquelle s’épanouit, depuis le XVIIIè siècle et sa fondation par le Père Perrault, venu du Luxembourg, une société fondée sur un mélange de bouddhisme et de christianisme. Shangri-La est le nom de cette contrée qui vit en autarcie, dans l’isolement de la haute montagne, épargnée du temps et des vicissitudes du siècle, et dans les temples de laquelle on entend “aussi bien le Te Deum Laudamus que le Om Mane Padme Hum“.

La vie à Shangri-La est fondée sur la modération, comme l’explique Chang aux visiteurs  :

Notre doctrine principale est la modération. Nous inculquons la qualité d’éviter les excès de toutes sortes, y compris, si vous voulez bien excuser le paradoxe, l’excès de vertu. Dans la vallée que vous avez vue et où plusieurs milliers d’habitants vivent sous notre domination spirituelle, nous avons remarqué que ce principe amène un degré considérable de bonheur. Nous gouvernons avec une sévérité modérée et, en retour, nous sommes gratifiés d’une obéissance modérée. Et je crois pouvoir prétendre que nos gens sont modérément sobres, modérément chastes et modérément honnêtes.


Le héros du livre, Conway, aime bien cette modération qui est en harmonie avec son propre flegme, et que nombre de ses interlocuteurs voient comme une apathie et un manque de caractère. J’aime bien, moi aussi, cette approche pragmatique qui, s’appliquant également à elle-même, garde ses distances avec les absolus et les doctrines, y compris celle de la modération. Ce n’est pas un scepticisme généralisé mais plutôt une façon de reconnaître l’imbrication des choses et l’impossibilité dans laquelle nous sommes le plus souvent – même si pas toujours ! – de distinguer non pas le mal du bien mais le tracé exact de la ligne les séparant.

Cette modération est placée sous le signe du et ; elle revient à embrasser la totalité du monde, en en reconnaissant l’épaisseur, la richesse, la contradiction, et en essayant de tout englober, au lieu de rejeter hors du monde les parcelles ou les grands pans de réalité ne collant pas à notre théorie, à la vision simplificatrice que nous avons des choses, à l’image idolâtre que nous en avons bâtie et qui n’est que la projection de notre esprit.

Cette modération, qui fait avec le monde beaucoup plus qu’elle ne prétend le réformer, s’apparente plus au radical-socialisme de Créon qu’à l’exigence absolue de pureté incarnée par Antigone. Elle est rondouillarde et bonhomme comme les statues du Bouddha devenu sage et non tranchante, fière et étique comme les anges de l’Apocalypse. Elle ne délivre pas d’autre idéologie que sa propre modération ; elle n’est d’ailleurs porteuse d’aucun message mais seulement d’une pratique.

Là est l’essence de Shangri-La et le sens de son utopie. Mais là aussi est sa faiblesse. Car Shangri-La, ne révélant rien au monde, doit indéfiniment se nourrir des idées et des apports exterieurs, comme elle doit se nourrir de nouveaux arrivants. Shangri-La conserve mais ne crée pas. Elle a du reste été créée comme une arche de Noé, un sanctuaire permettant aux œuvres et à l’humanité d’échapper aux soubresauts et aux destructions du monde moderne. C’est ce que confie à Conway, dans le passage que je lis, le maître des lieux, ce Grand Lama qui n’est autre que le Père Perrault, dont l’existence s’est miraculeusement allongée dans l’ombre des montagnes :

Nous ne suivons pas une expérience vaine, un simple caprice. Nous suivons un rêve et une vision. C’est la vision qui est apparue au vieux Perrault la première fois quand il se mourait dans cette pièce, en l’an 1789. Il revit alors sa longue vie, comme je vous l’ai déjà dit, et il lui parut que toutes les plus belles choses étaient passagères et périssables, tandis que la guerre, la convoitise et la brutalité les écraseraient peut-être un jour et alors elles disparaîtraient totalement de la surface de la terre. Il se rappela les scènes qu’il avait vues de ses propres yeux et il en imagina d’autres ; il vit les nations cultivant, non pas la sagesse, mais les passions vulgaires et la volonté de destruction ; il vit la puissance de la machine se développer jusqu’à ce qu’un seul homme armé puisse combattre l’armée entière du Grand Monarque. Et il perçut que, quand ils auraient ruiné la terre et la mer, ils s’empareraient des airs… Pouvez-vous dire que cette vision était fausse ?

— Très juste, au contraire.

— Mais ce n’est pas tout. Il prévit un temps où l’homme, exultant de sa technique homicide, se jetterait si violemment sur le monde que toute chose précieuse serait en danger, chaque livre et chaque tableau, chaque harmonie, chaque trésor vieux de deux mille ans, ce qui est petit, délicat, sans défense – tout serait perdu comme le livre de Livie, ou détruit comme les Anglais ont détruit le Palais d’Été à Pékin.

— Je partage votre opinion sur ce sujet.

— Évidemment. Mais que valent les opinions d’hommes raisonnables contre le fer et l’acier ? Croyez-moi, la vision du vieux Perrault se réalisera. Et c’est pourquoi, mon fils, je suis ici, et pourquoi vous y êtes aussi et nous pouvons prier pour survivre à la ruine qui menace de tous côtés.

— Survivre ?

— Il existe une chance. Tout ceci se produira avant que vous ne soyez aussi vieux que moi.

— Et vous pensez que Shangri-La y échappera ?

— Peut-être. Nous ne pouvons attendre aucune pitié, mais nous pouvons faiblement espérer d’être négligés. Nous resterons ici avec nos livres, notre musique et nos méditations, conservant la fragile élégance d’un âge se mourant, et cherchant la sagesse dont les hommes auront besoin quand leurs passions seront épuisées. Nous avons un héritage à conserver et à léguer. Prenons tout le plaisir que nous pouvons jusqu’à ce que vienne ce temps.

— Et alors ?

— Alors, mon fils, quand les forts se seront mangés entre eux, la morale chrétienne pourra enfin se réaliser et « les doux hériteront la terre ».

Shangri-La est une arche de Noé, vouée à préserver les beautés du monde de sa destruction, et Les horizons perdus rappelle en cela Fondation, d’Isaac Asimov, ou Le jeu des perles de verre, de Hermann Hesse, ces livres qui eux aussi parlent de sanctuaires conçus pour abriter le savoir des hommes de la folie des hommes.
C’est toujours l’idée que, laissée à la part créatrice de ses penchants, l’humanité nourrit la catastrophe, tandis qu’une autre part d’elle-même, paisible mais stérile, embrasse la sagesse, et peut, au cœur des monastères, sauver ce qui fut fait. Et c’est de ces deux êtres opposés et complémentaires que l’homme est fait, et de leur danse continuelle que l’histoire, comme l’amour, se construit.

 


La photo d’illustration a été prise à Hauteluce, un soir que nous descendions des Saisies tandis que la lune se levait derrière les montagnes.