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Shangri-La ou l’éloge de la modération



 

Les horizons perdus, de James Hilton, dont on connaît plus souvent le film éponyme qu’en a tiré Frank Capra, raconte la découverte, par des occidentaux des années 1930 dont l’avion a été détourné, d’une vallée perdue au milieu du Tibet, au sein de laquelle s’épanouit, depuis le XVIIIè siècle et sa fondation par le Père Perrault, venu du Luxembourg, une société fondée sur un mélange de bouddhisme et de christianisme. Shangri-La est le nom de cette contrée qui vit en autarcie, dans l’isolement de la haute montagne, épargnée du temps et des vicissitudes du siècle, et dans les temples de laquelle on entend “aussi bien le Te Deum Laudamus que le Om Mane Padme Hum“.

La vie à Shangri-La est fondée sur la modération, comme l’explique Chang aux visiteurs  :

Notre doctrine principale est la modération. Nous inculquons la qualité d’éviter les excès de toutes sortes, y compris, si vous voulez bien excuser le paradoxe, l’excès de vertu. Dans la vallée que vous avez vue et où plusieurs milliers d’habitants vivent sous notre domination spirituelle, nous avons remarqué que ce principe amène un degré considérable de bonheur. Nous gouvernons avec une sévérité modérée et, en retour, nous sommes gratifiés d’une obéissance modérée. Et je crois pouvoir prétendre que nos gens sont modérément sobres, modérément chastes et modérément honnêtes.


Le héros du livre, Conway, aime bien cette modération qui est en harmonie avec son propre flegme, et que nombre de ses interlocuteurs voient comme une apathie et un manque de caractère. J’aime bien, moi aussi, cette approche pragmatique qui, s’appliquant également à elle-même, garde ses distances avec les absolus et les doctrines, y compris celle de la modération. Ce n’est pas un scepticisme généralisé mais plutôt une façon de reconnaître l’imbrication des choses et l’impossibilité dans laquelle nous sommes le plus souvent – même si pas toujours ! – de distinguer non pas le mal du bien mais le tracé exact de la ligne les séparant.

Cette modération est placée sous le signe du et ; elle revient à embrasser la totalité du monde, en en reconnaissant l’épaisseur, la richesse, la contradiction, et en essayant de tout englober, au lieu de rejeter hors du monde les parcelles ou les grands pans de réalité ne collant pas à notre théorie, à la vision simplificatrice que nous avons des choses, à l’image idolâtre que nous en avons bâtie et qui n’est que la projection de notre esprit.

Cette modération, qui fait avec le monde beaucoup plus qu’elle ne prétend le réformer, s’apparente plus au radical-socialisme de Créon qu’à l’exigence absolue de pureté incarnée par Antigone. Elle est rondouillarde et bonhomme comme les statues du Bouddha devenu sage et non tranchante, fière et étique comme les anges de l’Apocalypse. Elle ne délivre pas d’autre idéologie que sa propre modération ; elle n’est d’ailleurs porteuse d’aucun message mais seulement d’une pratique.

Là est l’essence de Shangri-La et le sens de son utopie. Mais là aussi est sa faiblesse. Car Shangri-La, ne révélant rien au monde, doit indéfiniment se nourrir des idées et des apports exterieurs, comme elle doit se nourrir de nouveaux arrivants. Shangri-La conserve mais ne crée pas. Elle a du reste été créée comme une arche de Noé, un sanctuaire permettant aux œuvres et à l’humanité d’échapper aux soubresauts et aux destructions du monde moderne. C’est ce que confie à Conway, dans le passage que je lis, le maître des lieux, ce Grand Lama qui n’est autre que le Père Perrault, dont l’existence s’est miraculeusement allongée dans l’ombre des montagnes :

Nous ne suivons pas une expérience vaine, un simple caprice. Nous suivons un rêve et une vision. C’est la vision qui est apparue au vieux Perrault la première fois quand il se mourait dans cette pièce, en l’an 1789. Il revit alors sa longue vie, comme je vous l’ai déjà dit, et il lui parut que toutes les plus belles choses étaient passagères et périssables, tandis que la guerre, la convoitise et la brutalité les écraseraient peut-être un jour et alors elles disparaîtraient totalement de la surface de la terre. Il se rappela les scènes qu’il avait vues de ses propres yeux et il en imagina d’autres ; il vit les nations cultivant, non pas la sagesse, mais les passions vulgaires et la volonté de destruction ; il vit la puissance de la machine se développer jusqu’à ce qu’un seul homme armé puisse combattre l’armée entière du Grand Monarque. Et il perçut que, quand ils auraient ruiné la terre et la mer, ils s’empareraient des airs… Pouvez-vous dire que cette vision était fausse ?

— Très juste, au contraire.

— Mais ce n’est pas tout. Il prévit un temps où l’homme, exultant de sa technique homicide, se jetterait si violemment sur le monde que toute chose précieuse serait en danger, chaque livre et chaque tableau, chaque harmonie, chaque trésor vieux de deux mille ans, ce qui est petit, délicat, sans défense – tout serait perdu comme le livre de Livie, ou détruit comme les Anglais ont détruit le Palais d’Été à Pékin.

— Je partage votre opinion sur ce sujet.

— Évidemment. Mais que valent les opinions d’hommes raisonnables contre le fer et l’acier ? Croyez-moi, la vision du vieux Perrault se réalisera. Et c’est pourquoi, mon fils, je suis ici, et pourquoi vous y êtes aussi et nous pouvons prier pour survivre à la ruine qui menace de tous côtés.

— Survivre ?

— Il existe une chance. Tout ceci se produira avant que vous ne soyez aussi vieux que moi.

— Et vous pensez que Shangri-La y échappera ?

— Peut-être. Nous ne pouvons attendre aucune pitié, mais nous pouvons faiblement espérer d’être négligés. Nous resterons ici avec nos livres, notre musique et nos méditations, conservant la fragile élégance d’un âge se mourant, et cherchant la sagesse dont les hommes auront besoin quand leurs passions seront épuisées. Nous avons un héritage à conserver et à léguer. Prenons tout le plaisir que nous pouvons jusqu’à ce que vienne ce temps.

— Et alors ?

— Alors, mon fils, quand les forts se seront mangés entre eux, la morale chrétienne pourra enfin se réaliser et « les doux hériteront la terre ».

Shangri-La est une arche de Noé, vouée à préserver les beautés du monde de sa destruction, et Les horizons perdus rappelle en cela Fondation, d’Isaac Asimov, ou Le jeu des perles de verre, de Hermann Hesse, ces livres qui eux aussi parlent de sanctuaires conçus pour abriter le savoir des hommes de la folie des hommes.
C’est toujours l’idée que, laissée à la part créatrice de ses penchants, l’humanité nourrit la catastrophe, tandis qu’une autre part d’elle-même, paisible mais stérile, embrasse la sagesse, et peut, au cœur des monastères, sauver ce qui fut fait. Et c’est de ces deux êtres opposés et complémentaires que l’homme est fait, et de leur danse continuelle que l’histoire, comme l’amour, se construit.

 


La photo d’illustration a été prise à Hauteluce, un soir que nous descendions des Saisies tandis que la lune se levait derrière les montagnes.

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Tintin au Tibet : un sage en action

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J’ai longtemps lu (jusqu’à hier) Tintin au Tibet comme un album d’aventures prenant place au pays du Dalaï Lama, tirant profit de ses paysages grandioses et mettant en scène le bouddhisme et ses moines comme un décor, un élément de contexte. Le bouddhisme de Tintin au Tibet, il se résumait pour moi à l’image de Foudre bénie lévitant au dessus du sol et à cette page très drôle dans laquelle, voulant faire bien mais ignorant le titre qu’il faut lui donner, le capitaine Haddock s’adresse au « Grand précieux », le chef spirituel du monastère, sous des noms divers et plus saugrenus les uns que les autres.

C’est au retour d’une semaine passée à Hauteville que je prends enfin conscience de la façon beaucoup plus profonde, beaucoup plus totale, dont cet album est imprégné, sinon par le bouddhisme, du moins par une philosophie de l’action et de l’être qui lui en est très proche.

Du début jusqu’à la fin, le personnage de Tintin incarne, dans ce livre, l’être bienveillant, unifié, attentif, vigilant, qui sait ouvrir son cœur, l’entendre, le suivre, prendre des décisions claires et franches, et agir en conséquence, sans ambages et de façon juste parce que guidé par l’amour :

“Capitaine, je suis persuadé que Tchang est vivant. C’est peut-être stupide, mais c’est ainsi… Et comme je le crois vivant, je pars à sa recherche.”

Tintin n’est pas seulement, dans cet album, le jeune homme sympathique dont on avait fait la connaissance dans les autres épisodes. Il garde ici toutes ses qualités : finesse, intelligence, courage, honnêteté, gentillesse, humilité, mais elles sont comme sublimées par la parfaite équanimité dont il fait preuve qui lui permet d’accueillir sans colère toutes les décisions contraires à son entreprise, sachant instantanément s’y adapter :

“Oui, ce que dit Tharkey est juste. C’est vrai : je n’ai pas le droit de risquer ainsi plusieurs vies… Je partirai donc seul.”

Face à Tintin, le capitaine Haddock illustre l’homme normal, notre alter ego, l’individu divisé, soumis aux tentations et qui les subit, inattentif et maladroit, disant l’un et faisant l’autre. Mais si le Capitaine dit non, non et toujours non, il finit toujours cependant aussi par faire oui, démentant, par son action positive, les mots qui sortent de sa bouche. Il surmonte ainsi, dans ses actes, le refus que portent ses paroles et c’est pourquoi il est, au bout du compte, désigné :

Et toi aussi, Tonnerre Grondant, sois béni car, malgré tout, tu as eu la foi qui transporte les montagnes.

Tchang est lui aussi élu. Non pour son action propre du moment mais parce qu’il su inspirer le dévouement et que cette capacité à inspirer les autres est conçue en soi comme une preuve d’élection. Mais on a appris, au début de l’album, que Tchang était un « coeur d’or », cela est confirmé, à la fin, par les propos qu’il tient sur le yéti, et il y a donc une convergence totale entre les diverses facettes du personnage qui reçoit parce qu’il a su donner.

Tintin au Tibet a toujours été mon album préféré. Je crois en avoir enfin découvert la raison. Elle n’est pas sans lien avec la sensibilité d’Hergé qui, recevant, à la fin des années 1970, son neveu chez lui lui conseillait de lire Les chemins de la sagesse, d’Arnaud Desjardins.

PS : A partir du 8 février 2016, France Culture diffusera en feuilletons l’enregistrement, réalisé avec la Comédie française et l’Orchestre national de France, de cinq albums de Tintin : du 8 au 12 février, ce seront Les cigares du pharaon.

http://www.franceculture.fr/emissions/fictions-le-feuilleton/les-cigares-du-pharaon-15-les-aventures-de-tintin