Puissance de la douceur est un très joli livre d’Anne Dufourmantelle. Elle y dit, avec retenue et délicatesse, avec douceur, l’immense puissance de la douceur, dit le regret que cause son instrumentalisation, sa réduction à quelque chose d’insipide et de mielleux, de monocolore, qui est perversion de ce qu’elle est :
« La douceur est ainsi divisée en deux par les instances de contrôle économico-sociales. Sur le plan charnel, elle est abâtardie en niaiserie. Sur le plan spirituel, en potion new-age et autres méthodes qui rivalisent pour nous faire croire qu’il suffit d’y croire pour que tout fonctionne. Les théories d’amélioration du moi et de recherche du bonheur participent malgré elle de ce grand marché du « mieux-être » qui refuse d’entrer dans le négatif et la confusion et la peur comme éléments essentiels de l’humain et vitrifient l’avenir comme le présent. Cette division est dans son essence redoutable car elle attaque le lien que la douceur établit entre l’intelligible et le sensible. »
La douceur reconnaît le sensible, la peur, la confusion. Elle connaît l’épaisseur des choses, leur vibration, leur fragilité. Elle est incarnation. C’est pourquoi, si elle devait être un geste, écrivait Anne Dufourmantelle dans le passage que je lis, elle serait caresse, érotisme de la caresse :
« Rire, chanter, aimer – sont des actes puissants, dionysiaques, expressions d’une vie authentique. La douceur implique le corps, c’est-à-dire l’idée et la sensibilité d’un corps que la douceur aurait éduqué, élevé, anobli. Sa puissance distillée par les sens.
[…]
Sa puissance se distille par les sens. Érotique, elle l’est de toutes les manières possibles. Parce que l’intention qui la contient est un apprivoisement de la sauvagerie des humeurs et du corps qui admet aussi le négatif, l’ombre et le noir font partie des états du corps en désir. Pas de douceur sans désir qui ne se transmute en caresse, en jeu et ne se recourbe pas en possession.
Dessous est la douceur, tapie. Sous chaque chose regardée, juste la ligne en dessous, c’est là, sous chaque chose touchée, chaque mot prononcé, chaque geste commencé, comme la ligne mélodique qui accompagne une ligne chantée. »
La caresse est le prolongement de la douceur : elle aussi est une porte vers autre chose, vers l’au-delà. C’est ce qu’écrit Emmanuel Lévinas, dans un beau passage que cite Anne Dufourmantelle :
« La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. »
Emanuel Levinas, Totalité et infini
« La douceur relie le spirituel et la matériel » – écrit également Anne Dufourmantelle. Elle est, comme l’amour, porte des étoiles, porte vers le ciel. Mais il peut arriver qu’on n’y croit plus :
« Pour espérer la douceur, il faut encore en avoir la force. Il arrive qu’on n’y croit plus. L’usure s’est faite sans bruit, peu à peu. Il y a des vies blanches sans autre signe extérieur de leur destruction que d’appartenir à l’absence – à soi, aux autres, au monde.
[…]
Ce qu’on appelle « dépression » est aujourd’hui l’un des modes majeurs de ce déni de douceur. Chacun offre à l’autre le récit de sa propre opacité, avec la meilleure intention. On fait de l’échange une religion, et rien ne s’échange. »
Et le vide, alors, autour de nous se fait , que seul l’amour peut tenter de revivifier.
PS : La photo a été prise en avril dernier, au-dessus du canal de la Somme, en aval d’Abbeville. Dans un matin adouci par le brouillard, la rosée avait posé ses étoiles sur l’étoile qu’avait tissée une araignée.