Elizabeth Costello (de J. M. Coetzee)

Deux agneaux à Aixe-sur-Vienne (Haute-Vienne)

Elizabeth Costello, l’héroïne du roman portant son nom, passe son temps à franchir le point Goodwin et les bornes de la bienséance en dressant des parallèles entre les camps nazis et les grands abattoirs. Elle provoque ainsi la gêne irritée de son auditoire et celle de son fils, lui-même professeur d’université, qui trouve sa mère bien encombrante avec son antispécisme, son franc-parler et ses manières si peu policées.

Mais une fois reconnu qu’effectivement, les camps nazis et les grands abattoirs, “ça n’est pas la même chose”, que dire ? Où placer la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui est moralement intolérable ? C’est à l’exploration pénible de ces questions difficiles que se livrent les divers personnages du roman, chacun incarnant une facette de la pensée de l’auteur, J. M. Coetzee.

Tuer de façon industrielle des vaches, des moutons ou des poulets n’est pas la même chose que tuer de façon industrielle des hommes, des femmes et des enfants, cela est entendu. Mais pourquoi, exactement ? C’est parce qu’elle s’acharne à poser cette question sans se soucier du malaise qu’elle suscite ni se contenter de l’évidence du “ça n’est pas pareil” le plus souvent invoqué, que son fils John éprouve pour sa mère à la fois honte et admiration.

S’il existe une condamnation générale des Allemands ayant vécu adultes pendant la Deuxième guerre mondiale, déclare Elizabeth Costello lors d’une de ses premières conférences, ce n’est pas à cause du conflit provoqué par le pouvoir nazi mais à cause de leur méconnaissance du sort réservé aux juifs, parce que cette méconnaissance, eu égard à la rage antisémite du régime, couvrait évidemment une ignorance volontaire, qui n’est pas très loin de la complicité. Or c’est de cette même “méconnaissance” que nous faisons preuve à l’égard de ce qui se passe dans les abattoirs et les élevages industriels.

Alors certes, vaches, moutons et poulets ne sont pas des humains, non plus que les chimpanzés ou les bonobos, qu’on met pourtant en cage et qu’on utilise pour des expériences. Mais où est la différence radicale qui rendrait acceptable dans un cas ce qui ne l’est pas dans l’autre ?

Descartes pense qu’elle réside en l’usage de la raison, considérant à juste titre que c’est elle (et aussi, même si c’est moins noble, la capacité d’évacuer efficacement la chaleur, et donc de traquer le gibier, que nous donnent les poils dont nous sommes dotés) qui a permis aux êtres humains d’occuper leur place éminente dans le règne animal.

C’est ce primat accordé à la raison qui justifie ces expériences sur les primates, où l’on rend une tâche progressivement plus difficile, pour voir comment ils s’en débrouillent, et d’où l’on déduit une estimation de l’intelligence, sans se demander si la réalisation de cette tâche, conçue par des humains, est forcément le but que se donnent tous les êtres vivants.

Mais s’agissant de donner la mort, la capacité de superposer deux caisses pour atteindre une banane suspendue à un fil est-elle le critère pertinent ? Sans doute est-ce cette faculté, que nous partageons avec les autres grands singes, qui nous rend si exceptionnels, si singuliers, si dignes, mais tout se résume-t-il en cela ? S’agissant d’organiser la vie et la mort, puisque nous nous sommes donnés ce pouvoir, n’est-ce pas plutôt à l’aune de la capacité commune de souffrir, de la capacité commune d’avoir peur, et du scandale que constitue le fait de traiter un être sensible comme une matière première que les choses devraient être jugées ?

Si les auditeurs d’Elisabeth Costello et les lecteurs du livre ressentent un profond malaise, c’est aussi parce que, l’acte d’accusation une fois établi, aucune solution, aucune rédemption n’est proposée. Il faut bien nourrir près de dix milliards d’êtres dotés de canines et d’incisives ; il faut bien les nourrir, les habiller et les chausser. Nous devons faire au mieux avec ce que nous sommes et apprendre à vivre avec ça, comme les blancs d’Afrique du Sud doivent apprendre à vivre avec le poids de l’apartheid.

Faire au mieux mais ne jamais se croire complètement lavé ; ne jamais tomber dans l’ignorance volontaire et satisfaite qui est peut-être péché contre l’esprit.

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