Venise sauvée (de Simone Weil)

En 1940, Simone Weil commence la rédaction d’une tragédie : Venise sauvée, qu’elle laissera inachevée à sa mort, en 1943.

La pièce a pour cadre la Venise de 1618 et raconte le coup de force tenté cette année là, selon l’abbé de Saint-Réal, par l’ambassadeur d’Espagne pour renverser la République vénitienne. Cette conjuration, qui échoua, avait déjà été l’argument, au XVIIè siècle, d’une pièce de Thomas Otway portant le même titre, et qui avait eu grand succès. Simone Weil reprend l’épisode mais modifie l’angle de vue, passant du récit d’une passion amoureuse malmenée à une réflexion sur le pouvoir, la nation et la force. Elle écrit en effet Venise sauvée dans les mêmes mois pendant lesquels elle rédige ce qui deviendra L’Enracinement et, également, certains passages de L’Iliade ou le poème de la force ; les thèmes traités se répercutent de l’un à l’autre texte.

Comme L’Enracinement, la pièce demeure inachevée. Si certains passages et dialogues ont été entièrement rédigés, beaucoup d’autres restent lacunaires et ne sont que résumés, esquissés ou même simplement évoqués par des didascalies et des annotations parfois elliptiques : “Etc. Thème de l’irréalité. Carthage, Carthagène, Persépolis.“. La structure de la pièce, et son déroulement, sont cependant connus. Aurait-elle été jouable ? C’est difficile à dire, dans son état fragmentaire : beaucoup de discours et de monologues, peu d’action ; mais peut-être aurait-ce néanmoins été porté par la tension dramatique.

Dans la scène lue, qui se situe au début de l’acte II, je prête ma voix à Renaud, chef des mercenaires engagés par l’ambassadeur d’Espagne pour mener le coup de force contre les institutions vénitiennes. Son discours s’adresse à Jaffier, un capitaine de vaisseau provençal qui a été chargé de mener l’assaut, et qui est le véritable héros de la pièce, un “héros parfait” pour reprendre les mots laissés par l’autrice dans ses notes.

Le soir venu, quelques heures avant l’attaque de la ville, Renaud donne à Jaffier un cours de guerre, une leçon d’anéantissement et de déracinement de l’ennemi : comment abattre un peuple de manière telle qu’il ne se relève pas, qu’il reste à jamais fracassé à terre.

On enverra leurs peintres et leurs musiciens à la cour de Madrid ; ils y seront estimés. Il faut que les gens d’ici se sentent étrangers chez eux. Déraciner les peuples conquis a toujours été, sera toujours la politique des conquérants. Il faut tuer la cité au point que les citoyens sentent qu’une insurrection, même si elle réussissait, ne pourrait la ressusciter ; alors ils se soumettent. “

Dans ce grand discours de Renaud, deux choses sont frappantes.

La première est la fascination qu’au travers de ce personnage, Simone Weil semble une nouvelle fois éprouver pour la douleur, la souffrance, la violence, l’humiliation. L’insistance avec laquelle Renaud souligne la nécessité d’écraser les Vénitiens, d’anéantir chez eux toute dignité et toute velléité de liberté, de les transformer en des jouets (le mot est répété), en des pantins à la merci d’une volonté supérieure rappelle cette terrible image du papillon épinglé vivant sur un album qu’elle avait utilisé notamment dans L’amour de Dieu et le malheur.

“C’est un plaisir délicieux de voir aujourd’hui ces hommes de Venise, si fiers, qui croient qu’ils existent. Ils croient avoir chacun une famille, une maison, des biens, des livres, des tableaux rares. Ils se prennent au sérieux. Et dès maintenant ils n’existent plus, ce sont des ombres. Oui, cela me donne du plaisir…”

C’est justement au fond de cet anéantissement que, comme l’homme se tordant de douleur au milieu de la route, les Vénitiens trouveront, dit Renaud, le chemin vers l’amour de leurs nouveaux maîtres :

Il faut que cette nuit et demain les gens d’ici sentent qu’ils ne sont que des jouets, se sentent perdus. Il faut que le sol leur manque sous les pieds soudain et pour toujours, qu’ils ne puissent trouver un équilibre qu’en vous obéissant. Alors, si durement que vous les gouverniez, ceux mêmes à qui les soldats que vous commandez auront tué un père ou un fils, déshonoré une soeur ou une fille, vous regarderont comme un dieu. Il s’accrocheront à vous comme un enfant au manteau de sa mère.”

On croirait entendre le Grand inquisiteur de Dostoïevski racontant au Christ la façon dont, ayant pris conscience du trop lourd fardeau que représentait la liberté, il a décidé d’en décharger les épaules des hommes et comment ceux-ci, depuis, infantilisés, sont devenus ses choses. Et ce : “Ils vous regarderont comme un Dieu” sonne étrangement, tellement l’amour de Dieu va, chez Simone Weil, de pair avec le sacrifice de soi, et tellement la foi semble chez elle procéder d’une épreuve cathartique liée à l’écrasement et à l’anéantissement de l’être sous la volonté d’un Dieu cruel et jaloux.

“Les cruautés de cette nuit ne feront pas tort à votre réputation, car tout le monde sait quelle est la licence des soldats dans un sac. Vous arrêterez cette licence quand elle sera allée assez loin ; comme c’est vous qui aurez rendu l’ordre et la sécurité après la terreur, les gens d’ici vous obéiront aveuglément. Ils vous obéiront contre leur gré mais c’est ainsi qu’un vrai chef aime être obéi. Et presque aussitôt ils vous aimeront, car ils n’attendront leurs maux et leur bien que de vous, et l’on aime celui dont on dépend absolument.”

Ce passage sur l’amour qu’on a pour celui dont on attend maux et biens, dont on dépend absolument et qui nous traite comme sa créature, est d’un réalisme, d’un cynisme effrayants. De quelle terrible expérience Simone Weil a-t-elle tiré cette vision noire et amère, servile, dégradante de l’amour ? Cette vision qui fonde ensuite sa conception sadomasochiste des rapports entre les hommes et Dieu ?


Et maintenant, le texte lu (tiré de la scène 6 de l’Acte II). C’est Renaud qui parle à Jaffier :

“Regardez cette ville avec tous ceux qui la peuplent comme un jouet qu’on peut jeter de côté et d’autre, qu’on peut briser. Vous avez dû vous apercevoir que c’est le sentiment des mercenaires et même des officiers qui sont avec nous. Nous, bien entendu, nous sommes au-dessus de cela ; nous faisons de l’histoire. Et pourtant, pour moi-même, quand comme nous… (encore rappel de leur détresse passée et de leur condition d’aventuriers, d’exilés), c’est un plaisir délicieux de voir aujourd’hui ces hommes de Venise, si fiers, qui croient qu’ils existent. Ils croient avoir chacun une famille, une maison, des biens, des livres, des tableaux rares. Ils se prennent au sérieux. Et dès maintenant ils n’existent plus, ce sont des ombres. Oui, cela me donne du plaisir, mais pour nous c’est un plaisir à côté. Pour les soldats, c’est le seul plaisir. Que leur importe l’histoire, à la plupart d’entre eux ? Et l’entreprise de cette nuit ne leur donnera ni fortune ni gloire ; après comme avant ils seront des soldats. Il faut leur donner cette ville comme jouet pour une nuit, ou même aussi pour le jour d’après. Surtout vous, le chef, si vous avez des amis particuliers à Venise, ne cherchez pas à les protéger. Les officiers voudraient en faire autant. Ce soin est fatal à des entreprises comme la nôtre. Cela refroidit les troupes. Il faut qu’elles aient pleine licence de tuer tout ce qui leur résiste et même ce qu’il leur plaît. Une telle licence donne seule à l’action ce caractère foudroyant qui emporte la victoire. Mais c’est aussi dans l’intérêt des gens de Venise eux-mêmes qu’il faut agir ainsi. Ces gens qui dès demain se retrouveront sujets du roi d’Espagne. Il faut abattre leur courage d’un coup et une fois pour toutes, dans leur intérêt, pour pouvoir ensuite les faire obéir sans effusion de sang. Bous n’y parviendrez pas autrement. Car, quoi que j’aie pu dire dans mon discours aux conjurés, presque tous haïssent l’Espagne et sont passionnément attachés à leur patrie et à leur liberté, le peuple autant que les nobles. Ainsi, si vous n’abattez pas leur courage une fois pour toutes, ils se révolteront tôt ou tard, et la répression de la révolte exigera plus d’effusion de sang et causera plus de dommage à votre réputation que les horreurs du sac. Les cruautés de cette nuit ne feront pas tort à votre réputation, car tout le monde sait quelle est la licence des soldats dans un sac. Vous arrêterez cette licence quand elle sera allée assez loin ; comme c’est vous qui aurez rendu l’ordre et la sécurité après la terreur, les gens d’ici vous obéiront aveuglément. Ils vous obéiront contre leur gré mais c’est ainsi qu’un vrai chef aime être obéi. Et presque aussitôt ils vous aimeront, car ils n’attendront leurs maux et leur bien que de vous, et l’on aime celui dont on dépend absolument. Mais il faut que cette nuit les ait changés. Voyez-les, fiers, libres et heureux. Demain, il faut qu’aucun d’eux n’ose lever les yeux devant le dernier de vos mercenaires. Il vous sera facile après de gouverner la ville paisiblement et avec gloire pour vous, pourvu que vous preniez soin d’humilier les nobles, ce qui effraiera le peuple, et de satisfaire quelques bourgeois en leur donnant ces fonctions que les nobles leur refusaient ; bien entendu ces fonctions n’auront plus d’autorité. Les nobles ne devront plus avoir aucune place ; eux qui étaient trop fiers pour parler aux étrangers ne devront rien pouvoir faire, ni commerce, ni mariage, ni déplacement sans passer de longues heures dans les antichambres d’Espagnols pour obtenir des autorisations. Il faut que cette nuit et demain les gens d’ici sentent qu’ils ne sont que des jouets, se sentent perdus. Il faut que le sol leur manque sous les pieds soudain et pour toujours, qu’ils ne puissent trouver un équilibre qu’en vous obéissant. Alors, si durement que vous les gouverniez, ceux mêmes à qui les soldats que vous commandez auront tué un père ou un fils, déshonoré une soeur ou une fille, vous regarderont comme un dieu. Il s’accrocheront à vous comme un enfant au manteau de sa mère. Mais pour cela il faut que cette nuit rien ne soit respecté, que tout ce qu’ils tiennent pour éternel et sacré, que leurs corps et les corps des êtres chers, que tout cela soit sous leurs yeux livré comme jouet à ces grands enfants que sont les soldats. Il faut que demain ils ne sachent plus où ils en sont, ne reconnaissent plus rien autour d’eux, ne se reconnaissent plus eux-mêmes. C’est pourquoi, outre ceux qui résisteront, et qui, bien entendu, devront être tous tués, il sera bon que les massacres aillent un peu plus loin, que plusieurs de ceux qui survivront aient souffert patiemment qu’un être cher ait été tué ou déshonoré sous leurs yeux. Après cela, on en fera ce qu’on voudra.”


La photo d’illustration a été prise il y a quelques années, tandis que j’étais à Venise avec Katia.

Aldor Écrit par :

3 Comments

  1. 12 novembre 2021
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    Je n’ai pas lu la pièce mais j’ai lu L’Enracinement, ainsi que de nombreux essais, lettres et articles de Simone Weil. Je m’étonne qu’on puisse faire un tel contre-sens. De toute évidence, le personnage n’exprime pas la vision de l’amour de l’autrice, mais précisément celle qu’elle critique, l’amour selon la force, alors qu’elle défend l’amour selon la faiblesse. D’autre part, le Dieu de Simone Weil n’est pas cruel et jaloux, puisque c’est ce Dieu cruel et jaloux qu’elle critique dans le judaïsme. Le christianisme donne une place à la souffrance qu’il nous est difficile de concevoir aujourd’hui : la souffrance exprime l’acceptation de la nécessité, de l’altérité et de notre finitude, ce qui renvoie aux racines du christianisme : l’amor fati des stoïciens ou l’impassibilité du jaïnisme. Cela peut sans doute mener à du sadomasochisme, ou plutôt donner à des sadomaschistes une justification superficielle, un vernis moral à leurs actes. Ce n’est certainement pas le cas de Simone Weil. C’est peu connaître sa vie, son altruisme, la compassion sincère qui l’animait, son sens du sacrifice, qui ne fut jamais gratuit : elle s’est vraiment engagée dans la lutte, toutes les luttes, des idées, des coeurs et des armes, sans souci des avantages personnels qu’elle pourrait en tirer. Simone Weil a trop aimé l’humanité. Et Dieu sait s’il faut être bon pour l’aimer ainsi quand on a vu autant qu’elle les atrocités qu’elle peut commettre (puisqu’elle a participé à la guerre d’Espagne et qu’elle est alors juive réfugiée en Angleterre tandis que le nazisme gagne le continent). Elle trouve dans Dieu l’ancrage de cet amour, envers et contre toutes les tempêtes de l’histoire.

    • 12 novembre 2021
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      Bonjour Joséphine,

      Il est évidemment possible que je commette un contresens ; et même si je connais malgré tout quelque peu Simone Weil, il est bien possible que je la connaisse moins bien que toi.

      Mais peut-être aussi me suis-je mal exprimé ; à moins que tu ne m’ais lu trop rapidement.

      Je persiste donc à penser que Simone Weil a une conception profondément tragique de l’amour qu’elle ne conçoit, pour ce qui la concerne, que comme un sacrifice. Il n’y a là aucune joie, aucun plaisir, seulement de l’anéantissement de soi.

      C’est cette même vision, sacrificielle plus encore qu’altruiste, qui guide sa vie, et me semble-t-il aussi, sa conception de Dieu. C’est vrai que ça peut ressembler, de loin, à la conception du judaïsme, qu’elle rejette pourtant mais il y a plein d’éléments du judaïsme (la décréation qui est une repensée du Tsimtsoum) qu’elle incorpore dans sa pensée.

      Mais merci de ta lecture.

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