Un des premiers chapitres de l’Instruction spirituelle de Maître Eckhart traite du recueillement, et plus précisément de ses circonstances.
Je ne suis pas sûr de bien comprendre le recueillement dont il est question, et encore moins ce qui est entendu par Dieu. Mais de ce qui est dit, sans y atteindre, je suis convaincu.
Rien, dit Maître Eckhart, ne doit conditionner le recueillement : ni lieu, ni entourage, ni moment, ni ambiance :
Qui est dans la disposition d’esprit requise, tous les lieux lui conviennent, et toutes les sociétés ; mais qui ne l’est pas, aucun lieu et aucune société ne lui convient. Le premier, en effet, il a Dieu en soi. Mais Dieu, si on l’a du tout, on l’a en tous lieux : dans la rue et parmi les gens aussi bien qu’à l’église ou dans un ermitage ou une cellule. Si quelqu’un l’a, et n’a que lui, personne parmi les hommes ne peut le troubler.
Peut-être même le recueillement, le principe même d’une disposition particulière dans laquelle il faudrait se plonger et s’abstraire du monde – est-il de trop :
C’est au milieu des choses que l’homme doit saisir Dieu et habituer son cœur à le posséder en tout temps comme quelqu’un de présent, dans le sentiment, dans l’esprit et dans la volonté. Fais attention à la façon dont tu es disposé envers ton Dieu, quand tu demeures dans l’église ou dans la cellule : tiens fermement la même disposition d’esprit et emporte-la au dehors parmi la foule et dans le tumulte, dans un monde si étranger !
Qui n’a pas cela n’a pas vraiment Dieu :
Par contre celui pour qui Dieu n’est pas une telle possession intérieure, mais qui doit en tout aller le chercher du dehors ici ou là – où il le cherche donc d’une façon insuffisante, parmi des œuvres déterminées, des gens ou des lieux : c’est justement ainsi qu’on ne l’a pas, et alors vient facilement quelque chose qui vous trouble. Et alors ce n’est pas seulement la mauvaise compagnie qui vous trouble, mais aussi la bonne, pas seulement la rue, mais aussi l’église, pas seulement les mauvaises paroles et actions, mais tout autant les bonnes. Car l’empêchement réside en lui : Dieu n’est pas encore né en lui. S’il l’était il se sentirait, en tous lieux et en toutes compagnies, parfaitement bien et caché : il aurait toujours Dieu, et personne ne pourrait le lui prendre, personne ne pourrait faire obstacle à son oeuvre.
Il ne s’agit pas d’avoir une idée, à laquelle penser et vers laquelle, parfois, se tourner, l’oubliant aux autres moments ; il s’agit d’être cette pensée, comme on est la soif ou l’amour :
Comme quand quelqu’un a une soif ardente, une grande soif. Il fait sans doute autre chose que de boire, il peut aussi penser à d’autres choses. Mais quoi qu’il fasse, où qu’il soit et dans quelque dessein que ce soit, l’image de la chose à boire ne le quitte pas, aussi longtemps que sa soif dure. Et plus sa soif est grande, plus intérieure, présente et continuelle devient l’image de la chose à boire. Ou bien, qui aime quelque chose de tout son cœur, en sorte qu’aucune autre chose ne lui dit plus rien et ne lui va au cœur, et qui n’a que que cette chose en l’esprit et absolument rien d’autre, par ma foi ! où et en quelque compagnie qu’il soit, quoi qu’il fasse et à quelque besogne qu’il se mette, l’objet de son ardent amour ne s’éteint jamais en lui, en toutes choses il retrouve son image, et plus son amour devient puissant plus il a cette image devant les yeux.
Il ne faut pas penser Dieu, ce qui serait le figer et se figer dans une idée fixe, extérieure à soi, qui deviendrait l’horizon de l’esprit. Il s’agit d’être comme inspiré par un souffle et de faire preuve, ainsi porté, de vigilance et d’attention :
Naturellement il faut pour cela de l’application et de l’abnégation et une surveillance rigoureuse de notre intérieur, et une conscience éveillé, vraie, agissante sur laquelle l’âme doit faire fond en dépit des choses et des gens. Ce n’est pas en fuyant le monde extérieur, en fuyant devant les choses et en se tournant vers la solitude, qu’un homme peut avoir une telle conscience. Mais il doit apprendre la solitude intérieure, où et en quelque compagnie que ce soit, il doit apprendre à se faire jour à travers le choses, à saisir son Dieu au-dedans des choses, et à devenir capable de se le représenter effectivement en son intérieur, comme étant devenu maintenant une détermination de son être propre.
Apprendre à voir, à sentir et à se comporter en conséquence. A chaque instant et en toute chose, seraient-elles les plus minimes et les plus humbles. Comme Jacques Lusseyran dit qu’il voyait. Comme l’attention de Simone Weil. Comme l’aimée sait le faire.
PS : la photographie est une image de cette agitation qui ne doit pas faire obstacle au recueillement. Je l’ai prise, en 2010, au gymnase Huyghens, à Paris, lors d’un gala de gymnastique qui était plein de couleurs et de mouvements.
Merci pour cette lecture. Très étrangement, je ressens ce recueillement, en moi ou chez une autre personne, sans le nommer du nom de Dieu, un centrement qui est un décentrement. Je suppose que toi aussi. La photo est très belle. Je n’y vois pas d’agitation. Peut-être que chacune de ces jeunes filles ou du moins certaines d’entre elles portent en elle le recueillement dont tu parles, et qu’elles arrivent à le préserver non seulement dans le mouvement du monde, mais dans leur propre mouvement, ce qui est plus ardu.
Bonjour ici aussi, Joséphine. Ce que je ressens, j’aurais bien du mal à le nommer, effectivement. Et même à le définir. L’important, sans doute, est peut-être d’abord de le ressentir.
Merci de tes paroles sur la photo. Elle est jolie, c’est vrai. Et ton commentaire aussi est vrai, et juste. Pour ainsi parvenir à agir, il faut du recueillement.
Bonne journée parmi tes arbres.