Bernard Marx et le meilleur des mondes

Cela m’est apparu il y a quelques jours, tandis que je relisais le livre : je crois que je me suis depuis toujours identifié à Bernard Marx, le héros pas très glorieux du Meilleur des mondes. Et je crois aussi que j’ai toujours ressenti un certain attrait pour ce Brave new world, pour ce monde qui, s’il relève en partie du cauchemar, a aussi pour lui d’être simple, infiniment simple à vivre.

Bernard Marx est ce membre de la caste dominante Alpha plus qui, contrairement à ses congénères, grands et élancés, est de petite taille. Il en ressent un complexe qui se traduit en jalousie envers ses collègues masculins, mépris envers les femmes qui préfèrent plus sportifs et plus joyeux que lui, rancune à l’égard de cette société où il est l’un des rares à ne pas se sentir bien.

Mal à l’aise avec les autres, notamment avec les membres des castes inférieures, Deltas et Epsilons, qu’il soupçonne toujours de manquer de considération à son égard du fait de sa taille, il joue les esprits libres et critiques vis-à-vis de ce monde empâté dans la consommation effrénée des choses, des matières et des corps, dans l’absorption sans fin de loisirs et de drogues, dans le rejet continuel de ce qui demande temps, effort ou attention. Mais cette hostilité n’est que circonstance ; qu’on lui donne l’occasion de passer du bon côté de la barrière, de rejoindre le camp des adulés et des puissants, et ses dégoûts disparaissent : il se vautre alors avec délices dans ce qu’il ne prétendait abhorrer que faute d’y atteindre.

La vérité de Bernard Marx, qui apparaît progressivement dans le roman (et qu’il découvre peut-être lui même peu à peu, avec surprise et tristesse), est qu’il est veule ; que son esprit ne vaut pas mieux que son corps contrefait ; et que celui-ci est finalement à l’image de son âme : difforme et ratatinée.

Le jeune adolescent que j’étais à la première lecture de ce livre a été marqué par le portrait de cet homme avec lequel je me voyais, sentais et craignais un certain nombre de points communs (m’avait-on, à moi aussi, versé de l’alcool dans le sang ?). Et tout comme lui, j’avais, vis-à-vis de la société décrite dans le roman, des sentiments mêlés : je partageais évidemment l’horreur de John, le jeune sauvage, à l’égard de ce monde qui avait érigé l’inculture, la consommation effrénée, l’immédiateté et la superficialité en règle de vie. Mais qu’il devait être reposant d’être conditionné, de ne pas devoir se battre pour devenir ce qu’on devait devenir, de se sentir toujours exactement à sa place :

«Les enfants Alphas sont vêtus de gris. Ils travaillent beaucoup plus dur que nous, parce qu’ils sont si formidablement intelligents. Vraiment, je suis joliment content d’être un Bêta, parce que je ne travaille pas si dur. Et puis, nous sommes bien supérieurs aux Gammas et aux Deltas. Les Gammas sont bêtes. Ils sont tous vêtus de vert, et les enfants Deltas sont vêtus de kaki. Oh, non, je ne veux pas jouer avec les enfants Deltas. Et les Epsilons sont encore pires. Ils sont trop bêtes pour savoir…»

Elle était bien confortable, bien reposante, cette société pré-câblée, dans laquelle chacun, sauf exception, était d’avance reconnu comme occupant légitimement la place qu’il occupait, et où nul, sauf quelques-uns, ne semblait éprouver les affres de la différence.

Et puis il y avait le sexe, vidé de ses résonnances sentimentales et affectives, émasculé de l’amour, de ses craintes et de ses tremblements, et qui était ainsi réduit à un plaisir social, à une politesse sans conséquence. Dans ma jeunesse timide, j’étais fasciné par ce libre-échangisme dépassionné et généralisé, par la disponibilité des femmes Bêtas aux hommes Alphas (car en dépit de tout, les vieilles représentations prévalaient), et par cet étrange qualificatif de pneumatiques accordé à certaines femmes, et dont il pouvait, sans pudeur, être question dans les conversations.

Le meilleur des mondes, au surplus, pouvait bien être désigné ainsi par antiphrase mais il n’avait rien de l’univers de terreur décrit par Orwell. C’était une dystopie finalement acceptable, et bien éloignée de la noirceur de 1984. C’était plutôt un monde de softitude, qu’aurait finalement pu bâtir le Grand inquisiteur de Dostoïevski.

Je ne suis pas Bernard Marx et je ne suis plus un jeune adolescent. Mais je crois qu’en dépit de tout, je ne ressens pas que de la haine pour le monde abêti et asservi de plaisirs imaginé par Aldous Huxley.

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