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La rencontre (de Charles Pépin)

Dans la rencontre, par la rencontre, on devient. Cette rencontre peut être celle d’une personne, d’une œuvre, d’un voyage, d’une simple idée. Mais, de cette rencontre, on sort transformé.

C’est à cette transformation que Charles Pépin consacre son livre La rencontre, une philosophie, dont la lecture bouleversera moins qu’elle ne confirmera ou aidera à comprendre ce que ressentent, ou devinent, ceux qui ont eu le bonheur de rencontrer et la chance, le courage ou la simplicité de le reconnaître.

Car il ne suffit pas, pour rencontrer, pour rencontrer vraiment, de rencontrer. Il faut encore l’accepter, accepter le bouleversement que la vraie rencontre suscite, accepter ce bouleversement en tant que bouleversement et non en tant que contrecoup gênant dont il conviendrait d’apaiser les ondes de choc pour revenir au plus vite au statu quo ante. Il faut, pour rencontrer, accepter de faire le saut de l’ange.

Ce peut être une autrice : Etty Hillesum, Simone Weil ; ce peut être une œuvre : Le colosse de Maroussi, Belle du Seigneur, Les racines du ciel, L’idiot, L’art de la joie, Atlas shrugged, Zorba le Grec, Les misérables ; ce peut être un lieu, un camarade, une intuition soudaine ; ce peut être surtout une personne, une personne qu’on aime, et dont la rencontre va tout changer.

“Rencontrer quelqu’un, c’est être bousculé, troublé. Quelque chose se produit, que nous n’avons pas choisi, qui nous prend par surprise : c’est le choc de la rencontre. Le mot « rencontre » vient du vieux français « encontre » qui exprime « le fait de heurter quelqu’un sur son chemin ». Il renvoie donc à un choc avec l’altérité : deux êtres entrent en contact, se heurtent, et voient leurs trajectoires modifiées. Une singularité peut très bien en croiser une autre sans être troublée : c’est alors la preuve qu’il n’y a pas rencontre, mais simplement croisement.”

Dans la rencontre, on devient. On ne devient pas ce qu’on était, on ne devient pas ce que l’on devait être, on ne devient pas soi-même ; on devient un autre, un autre nouveau né de la rencontre avec cette autre qu’on a rencontrée. Cette autre aurait-elle été différente, nous l’aurions été aussi parce que la rencontre, lorsqu’elle est vraiment rencontre, n’est pas une stabilisation, une pérennisation de l’être, une façon de nous assurer de nous-mêmes mais une chute dans l’inconnu, l’embrassement de l’altérité. Les yeux de l’autre ne sont pas un miroir où nous mirons notre vanité ; ils sont un puits sombre et mystérieux au fond duquel nous distinguons peut-être notre reflet mais si lointain, si étrange, que nous ne pouvons être certain, franchissant la margelle, de pouvoir un jour nous retrouver. Mais nous nous en fichons car ce n’est pas de nous-mêmes que nous sommes alors en quête, et plongeons dans l’abîme avec frayeur et joie.

Qui ne cherche qu’à se retrouver jamais ne pourra se perdre. Mais qui refuse de se perdre jamais ne se retrouvera. Il faut, pour se retrouver au fond du puits, pour retrouver cet autre soi-même que la rencontre a bouleversé, accepter de se pencher, de perdre ses repères, de perdre son équilibre. Qui s’y refuse, par orgueil ou par crainte, s’attachant à se garder intacte, à se garder debout, à fuir tout déséquilibre, restera toujours seule avec soi-même, seule, intacte et figée au bord du puits.

Dans la rencontre, on devient. Dans l’entremêlement des corps et des esprits, par l’entremêlement des corps et des esprits, quelque chose s’abandonne, une barrière s’abaisse, une faille s’ouvre qui permet que quelque chose advienne, qui permet qu’on soit touché, maintenant et à jamais. Comme le chante Leonard Cohen, cité par Charles Pépin : “There is a crack in everything, that’s how the light gets in“.

Malheureuses celles et ceux qui, pour se protéger, pour ne pas se montrer vulnérables, passent leur vie à colmater cette possibilité de brèche.