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Porte des étoiles


Dans sa troisième Méditation sur la beauté, dont je lis un passage, François Cheng écrit :

“une beauté authentiquement incarnée n’est jamais beauté d’une simple figure isolée. Elle est transfiguration par la grâce de la rencontre d’une lumière intérieure et d’une autre lumière donnée là depuis toujours, mais tant de fois obscurcie. Transfiguration est à entendre ici comme ce qui se transforme de l’intérieur, et également comme ce qui transparaît dans l’espace de vie entre le fini et l’infini, entre le visible et l’invisible.”

François Cheng essaie d’expliquer ce phénomène, cet étrange pouvoir de la beauté qui tout à la fois donne accès à l’être qui en est le porteur et au monde. Et dans cette quête, il retient d’Augustin l’idée que “la beauté résulte de la rencontre de l’intériorité d’un être et de la splendeur du cosmos.“. Non pas seulement que la beauté d’un être serait un reflet de la beauté du monde mais parce que la beauté et le regard ouvriraient sur l’au-delà du monde, sur ce qui, en le monde, lui échappe.

Ainsi pour la Joconde. François Cheng reprend une analyse de France Quéré qui voit dans le paysage qui entoure Mona Lisa un écho de son paysage intérieur, et dans l’énigme de son sourire un reflet de l’étonnement, du vertige qui surgit de notre confrontation au monde. Les yeux de Mona Lisa spiritualisent le monde ou plutôt sa beauté est cette spiritualisation du monde elle-même.

“Son sourire et son regard sont alors le signe d’une intuitive prise de conscience, celle d’un don qui vient de très loin. “

Une porte des étoiles. C’est ainsi que depuis toujours je me plonge dans les yeux pleins d’étoiles de celle que j’aime, qui m’ouvre à la profondeur et à la beauté du monde.



Le texte complet de ma lecture maintenant, qui a notamment pour sujet la Joconde :

“A la lumière de l’âme, il nous est bon de revenir un moment à Mona Lisa, à son regard et à son sourire. Il y a véritablement un mystère du regard. D’où vient la beauté d’un regard ? Tient-elle du seul aspect physique des yeux : paupières, cils, teinte de l’iris, etc. ? La beauté physique des yeux peut certainement y contribuer, dans la mesure où cette beauté est susceptible d’éveiller chez l’être qui en a été gratifié le sens de la beauté. Or, nous l’avons dit,  la vraie beauté est justement conscience de la beauté et élan vers la beauté. Mais à cause de cela même, le regard est plus que les yeux. Toutes les langues n’émettent-elles pas l’idée que les yeux sont “la fenêtre de l’âme” ? La beauté du regard vient d’une lumière qui sourd de la profondeur de l’Être ? Elle peut aussi venir d’une lumière venant de l’extérieur et qui l’éclaire, notamment lorsque le regard capte dans l’instant quelque chose de beau, ou qu’il rencontre un autre regard d’amour et de beauté.

Chacun a déjà vécu ce moment émouvant  où, lors d’un spectacle ou d’un concert de haute qualité, tous les participants ont le visage transfiguré, tant il est vrai que la beauté attire la beauté, augmente la beauté, élève la beauté. Cela est conforme à ce que nous lisions encore chez saint Augustin : la beauté résulte à ses yeux de la rencontre de l’intériorité d’un être et de la splendeur du cosmos, laquelle, pour lui, est le signe de la gloire de Dieu. Cette rencontre supprime, en quelque sorte, la séparation de l’intérieur et de l’extérieur.

Si la beauté du monde forme un paysage, l’âme d’un être est elle aussi paysage, ce que Verlaine exprime par le vers : “Votre âme est un paysage choisi…” et que l’esthétique chinoise désigne par le terme “sentiment-paysage”. Le paysage de l’âme est fit de nostalgies et de rêves, de frayeurs et d’aspirations, de scènes vécues et de scènes pressenties.

Tournons alors notre regard, pour la troisième fois, vers la Joconde. N’y aurait-il pas une clé pour ouvrir l’énigme de son regard ? Ne serait-ce point ce paysage brumeux tout à la fois lointain et proche qui se profile derrière elle ? Ici écoutons France Quéré qui, dans Le Sel et le Vent, écrit :

“Dans des formes de rocs et de lacs éclate l’étrange sonde d’un monde intérieur […] A hauteur des épaules [de Mona Lisa], commence un ocre paysage au relief accidenté que parcourent des efflorescences de rochers. A gauche, le sentier débouche sur les eaux grises d’un la, striées par les ombres de rochers en surplomb. Ce sont des chevauchements de pierres, de crinières, de farouches encolures, des museaux difformes qui dressent au dessus de l’onde le sursaut de leur colère pétrifiée. Une violence préhistorique barre le regard… A droite, du côté où se lèvent les lèvres de la jeune femme, le sentier remonte le cours limoneux de la rivière, se faufile de gradin en gradin, parmi les éboulis de pierres, parvient enfin au rebord d’un second lac, élevé au-dessus du premier… C’est un autre monde, immatériel, immensément recueilli vers lequel le sourire et le mouvement des yeux subtilement nous fait signe. le lac d’altitude s’irise à peine de quelques lueurs. Mais les malédictions de l’ombre et de l’obstruction sont vaincues. D’autres rochers s’élèvent, ils n’enténèbrent ni ne ferment plus rien. Leur ombre dessine un cerne, suggère une transparence, laisse intact le miroir des eaux… Entre les deux rivages purifiés s’ouvre une brèche où l’eau et la lumière confondent leur or, et ensemble s’éloignent vers l’infini. Est-ce un dieu qui accueille l’homme voyageur ? Est-ce la joie d’une intelligence parvenue au faîte de sa méditation ? […] Est-ce l’enfance retrouvée, embellie par les lointains du souvenir ? [un rêve humain commence là, à hauteur des yeux et du front pur. Ses aubes sont plus belles encore que les collines de Florence aux premiers rayons du jour.”

Compte tenu de ce paysage originel qui la porte, un paysage qui contient déjà la promesse de la beauté, la Joconde nous apparaît non plus comme le simple portrait d’une femme socialement située, mais comme la miraculeuse manifestation de cette beauté virtuelle que promet l’univers dès son origine. Son sourire et son regard sont alors le signe d’une intuitive prise de conscience, celle d’un don qui vient de très loin. Ils nous signifient surtout qu’une beauté authentiquement incarnée n’est jamais beauté d’une simple figure isolée. Elle est transfiguration par la grâce de la rencontre d’une lumière intérieure et d’une autre lumière donnée là depuis toujours, mais tant de fois obscurcie. Transfiguration est à entendre ici comme ce qui se transforme de l’intérieur, et également comme ce qui transparaît dans l’espace de vie entre le fini et l’infini, entre le visible et l’invisible.”


En introduction et conclusion musicales, Pavane pour une infante défunte, de Maurice Ravel.