C’est après avoir vu Into the Wild, de Sean Penn, que l’envie m’est venue de lire Walden ou la vie dans les bois, ce livre de Henry David Thoreau que Christopher McCandless, le héros d’Into the Wild, emporte dans son périple.
Ce livre présente, plus qu’il ne raconte, les deux années passées par son auteur dans une cabane construite de ses mains, à proximité de l’étang de Walden et de la ville de Concord, dans le Massachusetts. Henry David Thoreau a alors 28 ans et il embrasse cette expérience pour diverses raisons : dénonciation de l’aliénation de l’homme par le travail, envie de renouer avec une vie plus proche de la nature, besoin de solitude, désir d’une existence débarrassée des superfluités de la modernité.
Le premier objectif de Thoreau, lorsqu’il décide de quitter la ville pour vivre dans les bois, c’est de s’affronter, seul, à la vie :
« Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien, alors ! en tirer l’entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle dans ma suivante excursion. »
Le retour à la nature, pour Thoreau, est aussi une façon de rejeter une modernité qui s’est perdue dans une course sans fin à l’accroissement des vitesses, et à la multiplication des objets, qui s’est dissolue dans une matérialité et une vanité dans lesquelles l’homme a perdu son âme et le sens de son existence, au point que, croyant avoir asservi les choses, il est en fait asservi par elles :
« La nation elle-même, avec tous ses prétendus progrès intérieurs, lesquels, soit dit en passant, sont tous extérieurs et superficiels, n’est autre qu’un établissement pesant, démesuré, encombré de meubles et se prenant le pied dans ses propres frusques, ruiné par le luxe, comme par la dépense irréfléchie, par le manque de calcul et de visée respectable, à l’instar des millions de ménages que renferme le pays ; et l’unique remède pour elle comme pour eux consiste en une rigide économie, une simplicité de vie et une élévation de but rigoureuses et plus que spartiates. Elle vit trop vite. Les hommes croient essentiel que la Nation ait un commerce, exporte de la glace, cause par un télégraphe, et parcoure trente milles à l’heure, sans un doute, que ce soit eux-mêmes ou non qui le fassent ; mais que nous vivions comme des babouins ou comme des hommes, voilà qui est quelque peu incertain. Si au lieu de fabriquer des traverses, et de forger des rails, et de consacrer jours et nuits au travail, nous employons notre temps à battre sur l’enclume nos existences pour les rendre meilleures, qui donc construira des chemins de fer ? Et si l’on ne construit pas de chemins de fer, comment atteindrons-nous le ciel en temps ? Mais si nous restons chez nous à nous occuper de ce qui nous regarde, qui donc aura besoin de chemins de fer ? Ce n’est pas nous qui roulons en chemin de fer ; c’est lui qui roule sur nous. »
Vivre seul permet également à Thoreau de suivre sa misanthropie, dont il ne fait pas mystère, misanthropie à laquelle s’ajoute une sorte de refus de l’incarnation et de dégoût brutal (« immonde », écrit-il à son propos) du corps, notamment des fonctions digestives et sexuelles, qu’il englobe sous le nom de « sensualité ». D’où cet éloge de la pureté et de la chasteté, qui résonne étonnamment sous la plume de cet auteur ordinairement partisan d’une plus grande harmonie entre le corps et l’esprit :
« « Ce en quoi les hommes diffèrent de la brute », dit Mencius, « est quelque chose de fort insignifiant ; le commun troupeau ne tarde pas à le perdre ; les hommes supérieurs le conservent jalousement. » Qui sait le genre de vie qui résulterait pour nous du fait d’avoir atteint à la pureté ? Si je savais un homme assez sage pour m’enseigner la pureté, j’irais sur l’heure à sa recherche. « L’empire sur nos passions, et sur les sens extérieurs du corps, ainsi que les bonnes actions, sont déclarés par le Ved indispensables dans le rapprochement de l’âme vers Dieu. » Encore l’esprit peut-il avec le temps pénétrer et diriger chaque membre et fonction du corps, pour transformer en pureté et dévotion ce qui, en règle, est la plus grossière sensualité. L’énergie générative, qui, lorsque nous nous relâchons, nous dissipe et nous rend immondes, lorsque nous sommes continents nous fortifie et nous inspire. La chasteté est la fleuraison de l’homme ; et ce qui a nom Génie, Héroïsme, Sainteté, et le reste, n’est que les fruits variés qui s’ensuivent. Ouvert le canal de la pureté l’homme aussitôt s’épanche vers Dieu. Tour à tour notre pureté nous inspire et notre impureté nous abat. Béni l’homme assuré que l’animal en lui meurt et à mesure des jours, et que le divin s’établit. Peut-être n’en est-il d’autre que celui qui trouve dans la nature inférieure et bestiale à laquelle il est allié une cause de honte. Je crains que nous ne soyons dieux ou demi-dieux qu’en tant que faunes et satyres, le divin allié aux bêtes, les créatures de désir, et que, jusqu’à un certain point, notre vie même ne fasse notre malheur. »
Cette crainte morbide du corps, de la sensualité, de la sexualité ont leur contrepartie (leur explication ?) dans la proximité, la quasi-intimité qu’entretient Thoreau avec la nature qui prend, sous sa plume, des colorations organiques, le végétal étant décrit comme le reflet renversé et empli de sensualité de l’animal :
« Lorsque je vois d’un côté le remblai inerte – car le soleil ne commence son action que sur un seul côté – et de l’autre ce luxuriant feuillage, création d’une heure, j’éprouve en quelque sorte la sensation d’être dans l’atelier de l’Artiste qui fit le monde et moi – d’être venu là où il était encore à l’œuvre, en train de s’amuser sur ce talus et avec excès d’énergie de répandre partout ses frais dessins. Je me sens pour ainsi dire plus près des organes essentiels du globe, car cet épanchement sablonneux a quelque chose d’une masse foliacée comme les organes essentiels du corps animal. C’est ainsi que l’on trouve dans les sables eux-mêmes une promesse de la feuille végétale. Rien d’étonnant à ce que la terre s’exprime à l’extérieur en feuilles, elle qui travaille tant de l’idée à l’intérieur. Les atomes ont appris déjà cette loi, et s’en trouvent fécondés. La feuille suspendue là-haut voit ici son prototype. Intérieurement, soit dans le globe, soit dans le corps animal, c’est un lobe épais et moite, mot surtout applicable au foie, aux poumons et aux feuilles de graisse […] Les plumes et ailes des oiseaux sont des feuilles plus sèches et plus minces encore. C’est ainsi, également, que vous passez du pesant ver de terre au papillon aérien et voltigeant. Le globe lui-même sans arrêt se surpasse et se transforme, se fait ailé en son orbite. Il n’est pas jusqu’à la glace qui ne débute par de délicates feuilles de cristal, comme si elle avait coulé dans les moules que les frondes des plantes d’eau ont imprimés sur l’aquatique miroir. Tout l’arbre lui-même n’est qu’une feuille, et les rivières sont des feuilles encore plus larges, dont le parenchyme est la terre intermédiaire, et les villes et cités les œufs d’insectes en leurs aisselles. »
Comme dans Marcher, Thoreau explique, dans Walden, que vivre dans la nature, est, pour l’homme, renouer avec lui-même, renaître à lui-même, retrouver son innocence. Dans un passage d’une grande beauté, il explique que la nature se re-crée continuellement, et que le grand cycle des saisons lui permet de chasser le passé et de vivre dans le présent comme les hommes devraient le faire – et comme ils le font au travers du pardon :
« Il suffit d’une petite pluie pour rendre l’herbe de beaucoup de tons plus verte. Ainsi s’éclaircissent nos perspectives sous l’afflux de meilleures pensées. Bienheureux si nous vivions toujours dans le présent, et prenions avantage de chaque accident qui nous arrive, comme l’herbe qui confesse l’influence de la plus légère rosée tombée sur elle ; et ne perdions pas notre temps à expier la négligence des occasions passées, ce que nous appelons faire notre devoir. Nous nous attardons dans l’hiver quand c’est déjà le printemps. Dans un riant matin de printemps tous les péchés des hommes sont pardonnés. Ce jour-là est une trêve au vice. Tandis que ce soleil continue de brûler le plus vil des pécheurs peut revenir. À travers notre innocence recouvrée nous discernons celle de nos voisins. Il se peut qu’hier vous ayez connu votre voisin pour un voleur, un ivrogne, ou un sensuel, l’ayez simplement pris en pitié ou méprisé, désespérant du monde ; mais le soleil luit, brillant et chaud, en ce premier matin de printemps, re-créant le monde, et vous trouvez l’homme livré à quelque travail serein, vous voyez comment ses veines épuisées et débauchées se gonflent de joie silencieuse et bénissent le jour nouveau, sentent l’influence du printemps avec l’innocence du premier âge, et voilà toutes ses fautes oubliées. Ce n’est pas seulement d’une atmosphère de bon vouloir qu’il est entouré, mais mieux, d’un parfum de sainteté cherchant à s’exprimer, en aveugle, sans effet, peut-être, tel un instinct nouveau-né, et durant une heure le versant sud de la colline n’est l’écho de nulle vulgaire plaisanterie. Vous voyez de son écorce noueuse d’innocentes belles pousses se préparer à jaillir pour tenter l’essai d’une nouvelle année de vie, tendre et fraîche comme la plus jeune plante. Oui, le voilà entré dans la joie de son Seigneur. Qu’a donc le geôlier à ne laisser ouvertes ses portes de prison, – le juge à ne renvoyer l’accusé, – le prédicateur à ne congédier ses ouailles ! C’est qu’ils n’obéissent pas à l’avis qu’à demi-mot Dieu leur donne, ni n’acceptent le pardon que sans réserve Il offre à tous. »
Enfin, rebouclant dans sa conclusion avec le propos initial, Henry David Thoreau revient sur ce qui fut le fondement de son expérience : c’est dans le contact quotidien avec la nature et dans l’oubli de toutes les superficialités que l’homme peut construire ce qu’il y a de plus élevé en lui. Et quand cela sera construit, il sera facile de revenir ensuite vers la terre :
« Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s’établir autour et au dedans de nous ; ou les lois anciennes à s’élargir et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d’un ordre d’êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n’aura pas à se trouver perdu ; c’est là qu’ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous. »
On trouve la traduction française (par Louis Fabulet) de Walden ou la vie dans les bois sur Wikisource.
Le livre, dans cette traduction de 1922, a fait l’objet d’une lecture complète (ce qui est un exploit : 12 heures d’enregistrement !) par André Rannou et d’une autre, de même durée, par Christian Martin, d’Audiocité.
PS : Walden ou la vie dans les bois a fait l’objet de nombreuses analyses. On pourra notamment lire, en français :
- Eloge de l’éveil. Henry David Thoreau, de Simone Manon ;
- Thoreau ou la vie sauvage, de Gilles Heuré ;
On pourra également écouter plusieurs émissions de France Culture :
- Le numéro 26 : La vie dans les bois, de l’Atelier intérieur d’Aurélie Charon ;
- Le numéro 3/5 : Double forêt de traduction de Pas la peine de crier, de Marie Richeux ;
- L’émission que Les nouveaux chemins de la connaissance, d’Adèle Van Reeth, a consacrée à La solitude. Henry David Thoreau.
Il faudra malheureusement chercher le podcast sur la toile.L’émission ne se trouve plus sur le serveur de Radio France. On en trouve heureusement une copie sur YouTube.
On pourra lire enfin, à propos des rapports qu’entretiennent Walden et Into the Wild un article de Mélodie Lucchesi : L’influence de Henry D. Thoreau sur le film « Into The Wild »
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