“Connaissez-vous cette histoire frivole
D’un certain âne illustre dans l’école ?Dans l’écurie on vint lui présenter
Pour son diner deux mesures égales,
De même force, à pareils intervalles ;Des deux côtés l’âne se vit tenter
Également, et, dressant ses oreilles,
Juste au milieu des deux formes pareilles,
De l’équilibre accomplissant les lois,
Mourut de faim, de peur de faire un choix.“
L’histoire de l’âne qui, hésitant entre le boire et le manger, finit par mourir de faim et de soif, est contée ici par Voltaire mais elle est ordinairement prêtée à Buridan, philosophe du Moyen-Age qui fut le disciple de Guillaume d’Ockham – l’homme du rasoir.
Cette histoire, cette fable, ce paradoxe, je ne l’ai longtemps pas comprise. Ou plutôt : pas saisie. J’en comprenais le sens, mais non la portée. “Quel imbécile, que cet âne, me disais-je, et quel idiot il fait ! Mourir au milieu de ce dont on a besoin au motif qu’aucune raison ne nous porte à aller ici plutôt que là, ne rien prendre du simple fait qu’aucune préférence n’existe qui nous conduirait d’un côté plutôt que de l’autre, c’est vraiment ballot, et vraiment le fait d’un âne !“.
Mais il n’est évidemment pas plus âne que celui qui, croyant comprendre, ne comprend rien, ou que celui qui se moque de la paille ombrageant l’oeil du voisin quand lui-même est aveuglé par une poutre. Et pauvre animal, d’ailleurs, nous en parlions avec les enfants, qu’on a affligé, comme d’un bonnet, d’une si mauvaise réputation !
Mais revenons à Buridan, et à son âne, en faisant un petit détour.
Je devais hier, partant de mon domicile, faire diverses courses, dans deux magasins. Les unes étaient pour moi, à apporter chez moi ; les autres pour l’aimée, à apporter chez elle. Un petit problème du genre de celui des ponts de Königsberg : comment organiser l’itinéraire au mieux pour économiser son temps, sa peine ou sa marche. Un problème concret, dont on comprend vite les tenants et aboutissants, qui paraît très simple : quatre lieux à lier entre eux, ce qui n’est pas la mer à boire, et qui pourtant, parce qu’il n’est pas totalement trivial, est impossible à résoudre comme ça : valait-il mieux commencer par ici ou par là ? Faire étape avant de repartir ou essayer de tout organiser en une seule tournée ? Introduire le poids des courses dans les éléments de réflexion ou ne pas en tenir compte ?
Je me suis, pendant quelques secondes, deux vraies minutes, peut-être, posé ces questions, et d’autres, similaires. Puis j’ai soudain compris ce que Jean Buridan avait voulu dire et, ouvrant la porte, je suis parti sous le grand soleil.
Ce qui fait de l’âne de Buridan un âne – mettons un instant de côté l’injustice de cette représentation anthropomorphique – ce n’est pas qu’il pense mal ou de façon tordue ; c’est qu’il pense. Tout simplement. Qu’il pense quand il devrait agir. Qu’il pense quand la seule chose à faire est agir. Sa bêtise, qui va le tuer, n’est pas de mal penser, mais de penser mal à propos, sans percevoir qu’à ce moment précis, c’est la mécanique musculaire, qu’il faut mettre en oeuvre, et non la mécanique intellectuelle. Mais il pense, et donc il n’est plus.
Il y a des moments, qu’il faut apprendre à reconnaître et c’est parfois un long cheminement, où la pensée doit être mise de côté parce qu’elle entrave, parce qu’elle se substitue à l’action, qu’elle l’empêche, qu’elle la diffère, voire qu’elle est prétexte à ne pas agir.
C’est l’âne de Buridan que chacun d’entre nous a en lui qui parle, à ces moments là. Il faut savoir le reconnaitre, savoir le faire taire, et partir, sous le soleil ou sous la pluie, sans plus tergiverser, en appliquant ce que disait Bernard Grasset :
« Agir, c’est à chaque minute dégager de l’enchevêtrement des faits et des circonstances la question simple qu’on peut résoudre à cet instant-là. ».
PS : Nous avions croisé l’âne figurant sur la photo il y a quelques années, dans la superbe New Forest.
Une réflexion très intéressante, qui est bien résumée par ce mot : tergiverser. C’est comme celleux qui pèsent le pour et le contre d’une situation sans jamais décider quelle option choisir.
Cela me fait penser à ce propos de Bruce Wayne dans Batman Beggins : Qui que nous soyons au fond de nous, nous ne sommes définis que par nos actes. La philosophie et le contexte ne sont pas les mêmes, évidemment, mais il me semble que l’idée se rejoint.
La question que je me pose à la conclusion de cet article est, à quel moment est-il à propos de s’arrêter pour penser ?
Bonjour, Cléa.
Je ne sais pas du tout. Vient un moment, comme quand on traîne sur Internet, ou l’on se rend compte qu’on est sorti de la quête d’origine (on cherchait quelque chose) pour flâner et paresser
Là, on peut se rendre compte que la machine mouline toute seule et qu’elle a perdu de vue son but.
Mais d’un autre côté c’est sans doute parfois très bien de faire ainsi, de profiter des occasions pour songer, réfléchir.
Le vrai paramètre, comme tu le dis, c’est peut être l’action. Si la réflexion en est trop différée, quelque chose ne marche pas. Mais d’un autre côté, évidemment, il est souvent très utile de réfléchir avant d’agir, de tourner plusieurs fois sa langue dans la bouche avant de parler, etc.
That’s an adorable donkey. Decision and indecision are quandaries. We have to take a chance on one or the other — taking action or leaving be by taking no action could destroy lives or save the world. The “decisive moment” of action or no action can make you or break you in almost any endeavor. For Henri Cartier-Bresson the “decisive moment” was the difference between an okay photograph and a fantastic photograph. On a personal level indecision is often benign, on a world level it can be and has been devastating.