Je suis sûr qu’il s’est dit ça, Eric Fottorino : que c’était peine perdue, que c’était encre gâchée, que c’était prétention, que – pire encore – c’était une façon de se donner bonne conscience à peu de frais ; et que ce texte, comme les noyés, comme les Yéménites, comme les femmes afghanes, comme les glaciers, comme les coraux, comme tous nos combats perdus, sombrerait dans les abysses et dans l’oubli. Et à SOS Méditerranée aussi, ils ont dû se le dire : une goutte d’eau dans l’épaisseur insondable du malheur.

Mais une goutte d’eau est mieux que rien. Merci à elle, merci à eux. Merci à tous ceux qui luttent, qui ont la force de ne pas succomber aux mauvaises raisons qu’on a toujours de ne rien faire, qui ont le courage de ne pas perdre espoir quand tout espoir paraît perdu.

« Le Yéménite est plus fin que la bonite » : c’est de cette rime, qui pourrait être tirée d’une comptine pour petits ogres, qu’Eric Fottorino est parti, en juin dernier, pour écrire La pêche du jour, petit texte cinglant à la lecture théâtrale duquel j’ai assisté, hier soir, à Normale Sup.

Jacques Weber et Lola Blanchard étaient les lecteurs-interprètes et, à l’issue de la lecture, fut organisé, sous la direction de Leila Vignal, directrice du département de géographie, un échange entre l’auteur et deux élèves membres de l’association MigrENS, qui aide des réfugiés en leur donnant des cours de Français et en les accompagnant dans leurs démarches administratives. François Thomas, président de SOS Méditerranée France, à qui toutes les recettes du spectacle sont reversées, prit également la parole.

Le texte d’Eric Fottorino est une fable, ou une farce, cruelle. Mais le plus cruel réside dans le fait que la réalité qu’il dénonce est déjà intrinsèquement si terrible que l’amplification passe presque inaperçue : l’horreur vraie est déjà telle que l’exagération qui y est ajoutée ne change pas significativement la donne : oui, dans la réalité, on ne pêche ni ne mange les migrants ; on ne compare pas la chair du Yéménite à celle de la bonite. Mais le plus important, dans l’affaire, est-il ce qu’on fait des morts ou ce qu’on fait pour que les vivants ne meurent pas ?

Un pêcheur donc, installé à Mytilène, dans l’île de Lesbos où il était professeur d’humanisme avant que l’université ne ferme. Mais il faut bien vivre ; il s’est reconverti dans la pêche : la pêche classique, d’abord, à la palangrotte ; puis la pêche aux migrants quand est venu le temps des grandes migrations, de ces grands bancs qui s’échouent là, venus de la Turquie voisine.


Un brave homme, une sorte de Créon. Il sait ce que son activité a de détestable et ne se fait pas d’illusion mais aussi qu’il rend service à tout le monde et qu’on lui est reconnaissant de faire le sale boulot. Et d’ailleurs, ce qu’il fait est-il si détestable ? Quel destin pour les réfugiés échappés aux périls du voyage, à la traversée, aux trafiquants, aux camps de transit, aux jungles ? Rejetés, soupçonnés, déplacés, parqués, expulsés, leur sort n’est guère enviable et ceux qui les aident tombent sous le coup d’un délit de solidarité créé pour l’occasion.

De tout cela, le monde et l’opinion déjà se sont émus. Puis le temps a passé. Puis on a oublié. Le corps du petit Aylan Kurdi retrouvé sur une plage turque, c’était en 2015. De l’eau a coulé sous les ponts, d’autres drames sont venus, d’autres catastrophes se sont ajoutées à la pile.

Il faut, pour retenir à nouveau notre attention, renouveler le genre, surprendre. La création littéraire permet ça, observa Eric Fottorino. Mais c’est aussi qu’on monte en gamme dans l’horreur : un peu de cannibalisme ajoute du piquant à ces histoires ressassées et un peu ennuyeuses.

Et tout ça pour quoi ? Reflétant les propos désabusés du pêcheur, le témoignage des deux militants de MigrENS disait bien la difficulté du parcours d’après : difficulté à aider, difficulté à apprendre quand on est occupé à survivre, qu’on est chassé d’un lieu à un autre, qu’on est indéfiniment suspendu dans l’insécurité et le statut précaire.

Après les migrants le réchauffement climatique, après le réchauffement climatique la Covid, après la Covid l’Ukraine, un front chasse l’autre. Les migrants ukrainiens, qui nous sont si proches, nous feront-ils oublier ceux d’avant ou en réveilleront ils le souvenir, ravivant nos cœurs et notre humanité ? Qui peut le dire ? Ce qui est sûr, c’est la désespérance que pourrait susciter notre manque de foi : si puissants sont nos élans, si rapides nos découragements ! Se rappelle-t-on encore les promesses que nous nous étions faites solennellement il y a deux ans à peine, au début du premier confinement ? Ce « Plus jamais ça » qui nous étreignait tous ? Qu’en est-il resté ? Que subsistera-t-il demain de la lutte contre le réchauffement climatique, du combat pour la maison commune ?

On tomberait vite, nous aussi, dans le scepticisme et le cynisme, dans l’aquabonisme : à quoi sert-il de se battre, à quoi sert-il d’aider, à quoi sert-il d’écrire ? Je suis sûr qu’il s’est dit ça, Eric Fottorino : que c’était peine perdue, que c’était encre gâchée, que c’était prétention, que – pire encore – c’était une façon de se donner bonne conscience à peu de frais ; et que ce texte, comme les noyés, comme les Yéménites, comme les femmes afghanes, comme les glaciers, comme les coraux, comme tous nos combats perdus, sombrerait dans les abysses et dans l’oubli. Et à SOS Méditerranée aussi, ils ont dû se le dire : une goutte d’eau dans l’épaisseur insondable du malheur.

Mais une goutte d’eau est mieux que rien. Merci à elle, merci à eux. Merci à tous ceux qui luttent, qui ont la force de ne pas succomber aux mauvaises raisons qu’on a toujours de ne rien faire, qui ont le courage de ne pas perdre espoir quand tout espoir paraît perdu.

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