Le deuxième sexe (de Simone de Beauvoir)

Je ne sais qui, parmi toutes celles et ceux qui en parlent, a lu vraiment, intégralement, Le deuxième sexe, de Simone de Beauvoir, ces presque mille pages réparties en deux tomes distincts.

Pour l’avoir fait, je puis dire que c’est un livre extraordinaire : on est – je suis – stupéfait par la culture, l’intelligence, la sensibilité, la finesse que déploie l’autrice ; par l’audace et la fermeté de son propos ; par la façon dont, chapitre après chapitre, comme le temps dépose ses sédiments, elle construit ce palimpseste riche, profond, épais, bourré de vie et de contradictions, le portrait fantastique de cette situation qu’est la femme.

Au cœur de l’humanité, il y a la relation à la nature et la relation homme-femme : le travail, la sexualité, la reproduction, et toutes les harmoniques, les échos, les reflets que l’esprit, la psychologie et l’imagination peuvent échafauder et tresser à partir de ces éléments de base. Parce qu’elle porte en elle l’ovule et l’enfant alors que l’homme éjecte hors de lui le spermatozoïde, la femme est assignée à son corps, “subordonnée à l’espèce“, aliénée à la nature, comme l’homme, fonctionnellement, prend son essor et l’affronte. Cette asymétrie biologique peut évidemment être niée ou, mieux : dépassée ; elle fonde en tout état de cause une différenciation fondamentale entre les deux sexes.

De ce sol biologique, de ce Destin, pour reprendre le titre de la première partie du premier tome (lui-même intitulé Les faits et les mythes) naissent des rôles et des attributions fondamentales : à la femme revient le lien avec la nature, les cycles, l’humide, le familier ; à l’homme, celui avec le travail, l’aventure, la rupture, la domination de la nature. Mais de ces attributions ne découle pas une traduction historique claire. L’histoire des femmes, objet de la deuxième partie (Histoire), est une suite chaotique de bouleversements où alternent et coexistent des états et conditions tout à fait différentes : les femmes furent souvent reléguées, écrasées par le pouvoir mâle, mais s’il y eut incontestablement des servantes, des esclaves et des ouvrières, il y eut aussi, et à tous les moments, des grandes prêtresses, des reines, des impératrices, des abbesses, des artistes. Aucun mouvement de fond ne semble se dégager de cette longue histoire – hormis le fait, que relève justement Beauvoir, du célibat de la majorité de ces femmes d’exception. Et se dégage un constat : “ce n’est pas l’infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique ; c’est leur insignifiance historique qui les a vouées à l’infériorité.”.

La troisième partie, Mythes, est une mise à nu, ou plutôt un descriptif, du mythe féminin, de cette construction rayonnante, pleine de magie et de mystère, qui enserre les femmes dans un rôle et une fonction, une nature, une attente, mais celles-ci si diverses, polysémiques, contradictoires qu’elles dessinent plus un idéal, évidemment inaccessible, une étoile mystique, qu’une réelle espérance :

Dalila et Judith, Aspasie et Lucrèce, Pandore et Athéné, la femme est à la fois Ève et la vierge Marie. Elle est une idole, une servante, la source de la vie, une puissance des ténèbres ; elle est le silence élémentaire de la vérité, elle est artifice, bavardage et mensonge ; elle est la guérisseuse et la sorcière ; elle est la proie de l’homme, elle est sa perte, elle est tout ce qu’il n’est pas et qu’il veut avoir, sa négation et sa raison d’être.”.

Beauvoir se moque des hommes qui ont la faiblesse de se laisser aller à ces croyances mais la description est trop riche, trop précise, trop complice, trop compréhensive pour ne pas laisser soupçonner l’autrice de s’être elle-même laissée emporter et bercée sur les ailes du mythe.

Le deuxième tome, L’expérience vécue, est paru cinq mois après le premier. en octobre 1949. C’est la première partie de ce deuxième tome, intitulée Formation, qui débute par le célèbre (et paradoxal, au vu de tout ce qui a été dit) “On ne naît pas femme : on le devient”. Et c’est également cette partie, qui a, lors de sa parution, fait le plus scandale, l’autrice y entrant dans des détails jugés scabreux. Il y est question de l’enfance, de l’adolescence, de l’éducation, mais aussi de la découverte du corps, de la sexualité et de l’homosexualité. Simone de Beauvoir y est directe, précise, sincère et transparente. Elle s’appuie sur des biographies, des témoignages, des travaux psychiatriques, le premier rapport Kinsey ; on ne peut toutefois se défaire de l’idée que les désirs, fantasmes et émois qu’elle décrit et prête abondamment aux jeunes filles sont en partie les siens, ceux-là mêmes qu’elle mettait en œuvre avec Jean-Paul Sartre ou sans lui. Cela n’enlève rien à la force du propos, qui part d’un constat simple mais qu’elle a le grand mérite de souligner : la petite fille est quasi-identique au petit garçon : mêmes désirs, mêmes craintes, mêmes besoins, même taille, même force ; mais à la puberté elle devient femme, transformation qui se déroule généralement avant la transformation du petit garçon en homme. Et tout, alors, change :

La fillette sent que son corps lui échappe, il n’est plus la claire expression de son individualité ; il lui devient étranger ; et, au même moment, elle est saisie par autrui comme une chose : dans la rue, on la suit des yeux, on commente son anatomie ; elle voudrait se rendre invisible ; elle a peur de devenir chair et peur de montrer sa chair”

Rapidement cependant, cette peur se fait plus ambiguë :

Fière de capter l’intérêt masculin, de susciter l’admiration, ce qui la révolte, c’est d’être captée en retour. Avec la puberté, elle a appris la honte et la honte demeure mêlée à sa coquetterie et à sa vanité, les regards des mâles la flattent et la blessent à la fois ; elle ne voudrait être vue que dans la mesure où elle se montre : les yeux sont toujours trop perçants. D’où les incohérences qui déconcertent les hommes : elle étale son décolleté, ses jambes, et dès qu’on la regarde elle rougit, s’irrite. Elle s’amuse à provoquer le mâle mais si elle s’aperçoit qu’elle a suscité en lui le désir elle recule avec dégoût : le désir masculin est une offense autant qu’un hommage ; dans la mesure où elle se sent responsable de son charme, où il lui semble l’exercer librement, elle s’enchante de ses victoires : mais en tant que ses traits, ses formes, sa chair sont donnés et subis, elle veut les dérober à cette liberté étrangère et indiscrète qui les convoite.”

La partie suivante, Situation, dresse le tableau, peu réjouissant, de la vie de la femme adulte, en en détaillant quelques archétypes, quelques figures, quelques moments : la femme mariée, la mère, la vie de société, prostituées et hétaïres, la vieillesse. C’est sans doute cette partie qui marque le plus son âge. Et cela non seulement parce que les institutions qui y sont décrites comme essentielles (le mariage, notamment) ont depuis lors perdu de leur force mais parce que la caractérisation psychologique des protagoniste est datée : j’ai beaucoup de mal à me reconnaître dans le portrait des hommes sûrs d’eux dressé par Simone de Beauvoir ; beaucoup de mal aussi à reconnaître dans les femmes que je connais et croise les femmes admiratives du mâle qui y sont dépeintes.

La description du mariage comme un devoir absolu auquel on ne saurait manquer sans déchoir n’et probablement plus d’actualité. Ce qui demeure vrai, en revanche, probablement, c’est le tableau noir du mariage dressé par Beauvoir, qui s’appuie sur beaucoup de témoignages , notamment celui que livre dans son journal la jeune épouse de Léon Tolstoï. Et s’il existe, Beauvoir ne le nie pas, des couples réussis qui trouvent “l’un pour l’autre la plus féconde source de joie, de richesse, de force qui se propose à un être humain”, le mariage est le plus souvent un étouffoir, une machine à broyer l’amour, du fait notamment, insiste l’autrice, de ce devoir conjugal dont le nom suffit à dire à la fois ce qu’il est et ce qu’il ne devrait pas être.

La maternité est le second pas dans l’accomplissement féminin voulu par la société. Beauvoir commence à ce propos par dénoncer avec vigueur (on est 25 ans avant la loi Veil) l’hypocrisie dont font preuve les hommes à l’égard de l’avortement, qu’ils condamnent collectivement tout en y recourant à titre personnel, quand ils en ont besoin. Puis elle poursuit par une description très balancée de la maternité : elle ne met nullement en cause le bonheur d’être mère, l’émerveillement devant le petit être, mais elle ne cèle rien non plus des douleurs, des difficultés, des frustrations, des jalousies, des violences dont les enfants sont trop souvent les premières victimes. En cette fin des années 1940, dans le climat général d’appel au repeuplement du pays, cette description froide devait singulièrement détonner.

Le troisième chapitre de Situation est consacré à la vie sociale, qui commence par la toilette, la parure :

“La toilette a un double caractère : elle est destinée à manifester la dignité sociale de la femme (son standard de vie, sa fortune, le milieu auquel elle appartient) mais, en même temps, elle concrétisera le narcissisme féminin ; elle est une livrée et une parure ; à travers elle, la femme qui souffre de ne rien faire croit exprimer son être. Soigner sa beauté, s’habiller, c’est une sorte de travail qui lui permet de s’approprier sa personne comme elle s’approprie son foyer par le travail ménager ; son moi lui semble alors choisi et recréé par elle-même. Les mœurs l’incitent à s’aliéner ainsi dans son image. Les vêtements de l’homme comme son corps doivent indiquer sa transcendance et non arrêter le regard ; pour lui ni l’élégance ni la beauté ne consistent à se constituer en objet ; aussi ne considère-t-il pas normalement son apparence comme un reflet de son être. Au contraire, la société même demande à la femme de se faire objet érotique. Le but des modes auxquelles elle est asservie n’est pas de la révéler comme un individu autonome, mais au contraire de la couper de sa transcendance pour l’offrir comme une proie aux désirs mâles : on ne cherche pas à servir ses projets, mais au contraire à les entraver. La jupe est moins commode que le pantalon, les souliers à hauts talons gênent la marche ; ce sont les robes et les escarpins les moins pratiques, les chapeaux et les bas les plus fragiles qui sont les plus élégants ; que le costume déguise le corps, le déforme ou le moule, en tout cas il le livre aux regards.”

Le troisième chapitre de cette partie est consacré aux prostituées et hétaïres, ces courtisanes de haut vol que connaissait la Grèce antique. Beauvoir, qui peut paraître crue mais ne fait que jeter un regard féminin et analytique sur des sujets dont la littérature masculine s’est depuis longtemps emparé avec délices, observe que si les sort des prostituées pauvres n’a rien d’enviable, celui des hétaïres est bien différent :

“Paradoxalement, ces femmes qui exploitent à l’extrême leur féminité se créent une situation presque équivalente à celle d’un homme ; à partir de ce sexe qui les livre aux mâles comme objet, elles se retrouvent sujets. Non seulement elles gagnent leur vie comme des hommes mais elles vivent dans une compagnie presque exclusivement masculine ; libres de mœurs et de propos, elles peuvent s’élever, telle Ninon de Lenclos – jusqu’à la plus rare liberté d’esprit.”

Il y a d’ailleurs, dans la relation d’argent, quelque chose de plus profond, de plus fondamental :

L’’argent a un rôle purificateur ; il abolit la lutte des sexes. Si beaucoup de femmes qui ne sont pas des professionnelles tiennent à soutirer à leur amant chèques et cadeaux, ce n’est pas seulement par cupidité : faire payer l’homme – le payer aussi comme on verra plus loin – c’est le changer en un instrument. Par là, la femme se défend d’en être un ; peut-être croit-il « l’avoir », mais cette possession sexuelle est illusoire ; c’est elle qui l’a sur le terrain beaucoup plus solide de l’économie. Son amour-propre est satisfait.”

Les deux derniers chapitres de Situation comme la troisième partie, Justification, étudient des moments ou des rôles plus singuliers : l’amoureuse, la mystique, la jalouse. J’avoue en avoir essentiellement retenu ces quelques pages terribles dans lesquelles Simone de Beauvoir dépeint, avec précision, les stratégies de guérilla et de destruction que peuvent mener l’un contre l’autre, par dépit, ressentiment, nihilisme, les deux membres du couple, et notamment la femme, pour rendre la vie insupportable impossibles et établir l’enfer dans le ménage. On se croirait dans Huis clos.

La dernière partie, enfin, Vers la libération, dessine quelques pistes : ce qui vicie les rapports entre hommes et femmes, ce sont les cadres et représentations sociales qui se surimposent, qui colorent, connotent et finalement déforment et détournent l’expérience singulière, chacun se coulant, (ou étant considéré comme se coulant) dans le moule social, le rôle traditionnel, ce qui, chez celles et ceux qui manquent de confiance, finit par tout pourrir. Et pourtant, écrit justement Beauvoir, “il est possible d’échapper aux tentations du sadisme et du masochisme lorsque les deux partenaires se reconnaissent mutuellement comme des semblables ; dès qu’il y a chez l’homme et chez la femme un peu de modestie et quelque générosité, les idées de défaite et de victoire s’abolissent : l’acte d’amour devient un libre échange.”.

La conclusion du livre, qui parie sur la libération des femmes et l’atteinte de l’égalité, est optimiste :

“Rien ne me paraît plus contestable que le slogan qui voue le monde nouveau à l’uniformité, donc à l’ennui. Je ne vois pas que de ce monde-ci l’ennui soit absent ni que jamais la liberté crée l’uniformité. D’abord, il demeurera toujours entre l’homme et la femme certaines différences ; son érotisme, donc son monde sexuel, ayant une figure singulière ne saurait manquer d’engendrer chez elle une sensualité, une sensibilité singulières : ses rapports à son corps, au corps mâle, à l’enfant ne seront jamais identiques à ceux que l’homme soutient avec son corps, avec le corps féminin et avec l’enfant ; ceux qui parlent tant d’« égalité dans la différence » auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des différences dans l’égalité. D’autre part, ce sont les institutions qui créent la monotonie : jeunes et jolies, les esclaves du sérail sont toujours les mêmes entre les bras du sultan ; le christianisme a donné à l’érotisme sa saveur de péché et de légende en douant d’une âme la femelle de l’homme ; qu’on lui restitue sa souveraine singularité, on n’ôtera pas aux étreintes amoureuses leur goût pathétique. Il est absurde de prétendre que l’orgie, le vice, l’extase, la passion deviendraient impossibles si l’homme et la femme étaient concrètement des semblables ; les contradictions qui opposent la chair à l’esprit, l’instant au temps, le vertige de l’immanence à l’appel de la transcendance, l’absolu du plaisir au néant de l’oubli ne seront jamais levées ; dans la sexualité se matérialiseront toujours la tendance. Affranchir la femme, c’est refuser de l’enfermer dans les rapports qu’elle soutient avec l’homme, mais non les nier ; qu’elle se pose pour soi elle n’en continuera pas moins à exister aussi pour lui : se reconnaissant mutuellement comme sujet, chacun demeurera cependant pour l’autre un autre ; la réciprocité de leurs relations ne supprimera pas les miracles qu’engendre la division des êtres humains en deux catégories séparées : le désir, la possession, l’amour, le rêve, l’aventure ; et les mots qui nous émeuvent : donner, conquérir, s’unir, garderont leur sens ; c’est au contraire quand sera aboli l’esclavage d’une moitié de l’humanité et tout le système d’hypocrisie qu’il implique que la « section » de l’humanité révélera son authentique signification et que le couple humain trouvera sa vraie figure.”.

PS : Ce post ne constitue en rien un résumé, même synthétique, de ce livre flamboyant et d’une ummense richesse qu’est Le deuxième sexe. Et même s’il a vieilli, même si on y décèle souvent (mais comme chez chacun) des interprétations qui ne sont probablement que des projections des fantasmes et complexes de Simone de Beauvoir, il mérite d’être lu dans son intégralité. Il est d’ailleurs remarquablement écrit.


La photo illustrant ce papier représente la statue Vénus aux oiseaux, de Gilbert Privat, qui figure dans les collections du beau Musée d’art et d’archéologie de Périgueux (MAAP). La beauté des femmes est en effet un des ingrédients de leur situation singulière.


De ma longue lecture du Deuxième sexe, j’ai tiré plusieurs posts thématiques :

Aldor Écrit par :

3 Comments

  1. […] le deuxième tome du Deuxième sexe, Beauvoir évoque longuement la puberté, ce moment où, dans le corps jusqu’alors asexué, […]

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