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L’équilibre (ou la quatrième vision d’Hildegarde)

Il devait en avoir, de la patience et de l’amour, Volmar, pour tenter de suivre, de décrire et de mettre en bon latin les visions d’Hildegarde, pour tenter d’ordonner, de canaliser comme dit l’autre, ce qui devait ressembler à un débordement sauvage et irrépressible.

La quatrième vision du Livre des oeuvres divines, d’Hildegarde de Bingen, commence, comme les autres, par la description d’une image perçue par l’abbesse : “Je vis le firmament et toutes ses dépendances”. Mais très vite, l’image s’anime, se déploie, et la description, comme dans un rêve, se focalise sur un détail, puis un autre, puis délaisse l’image pour devenir récit : “nombreux étaient ceux qui encouraient bien des maladies, et légion ceux que la mort frappait.” Et dès la deuxième page, à la description initiale, se substitue la retranscription d’un discours, celui que livre une “voix du ciel” qui explique à Hildegarde la signification de ce qu’elle voit.

L’essentiel de la vision consiste en cela : en ce commentaire d’une image complexe que Dieu dicte à Hildegarde, que Hildegarde retranscrit à Volmar, et que celui met par écrit et en bon latin.

La quatrième vision (Manuscrit de Lucques) – (c) Utpictura18

Le commentaire, comme l’image, est une profusion d’idées qui s’enchaînent et rebondissent les unes contre les autres, dessinant un patchwork qu’il est impossible de résumer. Ce n’est pas une thèse, ce n’est pas un plaidoyer, ce ne sont pas des confessions, c’est comme une explication, une description du monde, une cosmogonie où l’univers, le monde, les planètes, les vents, les animaux sont autant de symboles, de moyens, de la pensée divine : voici ce que j’ai voulu faire, voici pourquoi j’ai fait cela. Dieu raconte sa création.

Au cœur de la Création, la résumant tout entière, il y a l’homme ; l’homme qui ne fut pas toujours cela mais qui, après sa chute, a succédé à Lucifer comme héros de la Création.

C’est de cette succession, et de l’opposition entre les humains et l’archange porteur de lumière que traite notamment la Quatrième vision : l’homme, ce microcosme en qui la Création converge et qui en constitue l’achèvement, a pour vertu fondamentale le discernement, cette qualité de tempérance, d’équilibre qui s’oppose à l’excès, à l’orgueil, de Lucifer :

“L’âme aime en tout le discernement. Chaque fois que le corps de l’homme agit d’une quelconque manière sans discernement, en mangeant, en buvant, les énergies de l’âme s’en trouvent brisées. Toutes les actions doivent respecter ce discernement : l’homme ne peut toujours s’occuper du ciel. Une canicule exagérée brise la terre, des pluies excessives empêchent le lever de la semence, la terre ne produit des germes utiles que dans une juste conjonction de la chaleur et de l’humidité : de même c’est une juste tempérance qui garantit l’ordonnance et l’exécution, dans un bon discernement, de toutes les œuvres, célestes aussi bien que terrestres. C’est ce discernement que le diable a refusé et qu’il refuse encore, lui qui n’aspire qu’à des hauteurs ou à des profondeurs excessives : aussi ne se releva-t-il point de sa chute.”

Par orgueil, Lucifer a voulu égaler ou dépasser Dieu dans le bien ; et c’est le même orgueil qui l’a poussé à chuter dans la noirceur et le mal absolus qu’est le refus, le désespoir du pardon de Dieu. L’homme ne doit pas suivre cette voie. Il ne s’accomplit pas dans la recherche éperdue du bien mais dans la tempérance : “Lhomme possède un discernement sincère et équilibré. S’il dépasse la mesure dans le bien, il peut courir à l’abîme, s’il recherche l’excès dans le mal, il périra tout à fait de désespoir”.

L’homme est au centre, et il doit, de son corps et de son âme, distincts mais qui travaillent ensemble et prennent plaisir à travailler ensemble, tenir les deux bouts. C’est pourquoi il doit, sans y céder complètement, connaître le mal. Non pas seulement avoir la connaissance théorique du bien et du mal donnée par la pomme ; mais avoir la double connaissance : celle du bien et celle du mal car c’est par leur équilibre, leur composition, que vit le monde : “L’âme ne pourrait vivre sans ces deux sciences. Le monde dessècherait s’il demeurait vide de fruits bons et mauvais : l’âme serait sèche et vide, si elle manquait de ces actions que réalise cette double science”.

L’homme ne peut toujours s’occuper du ciel.


Toutes choses égales d’ailleurs, il y a un peu du désespoir et de l’orgueil luciférien dans le personnage d’étoile noire de Nastassia Philipovna, dans l’Idiot, de Dostoïevski. Le Prince Mychkine sent d’ailleurs bien qu’il y a, dans l’attitude de la jeune femme, quelque chose qui a trait au salut.

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Antigone, l’orgueil et la liberté


Depuis toujours, Antigone m’horripile avec son orgueil et son mépris du bonheur. Mais je l’aime. Je l’aime et me dis parfois que son insupportable orgueil n’est que l’autre nom de la liberté.

La liberté, c’est le pouvoir de dire “Non” comme le fait l’héroïne dans le passage lu de l’Antigone, de Henry Bauchau, y compris lorsque cette parole déclenche la mort. C’est le pouvoir du maître, dans la parabole de Hegel, qui met sa vie en jeu dans le combat face à l’adversaire. C’est la liberté de ne pas comprendre ou de ne pas “comprendre un peu”, comme va répétant la figure de la pièce d’Anouilh.

Insupportable Antigone, avec son orgueil démesuré, sa fascination morbide de la pureté, son manque absolu d’humour, sa prétention constante à n’être que l’objet d’un devoir qui s’imposerait à elle :

“Regardez, princes de Thèbes,

Moi, la dernière d’une race de rois,

Ce que je subis de la part de quels hommes

Pour avoir fait ce que je me devais de faire.”

dit ainsi l’Antigone de Sophocle.

Mais peut-être – c’est ce que je me disais ce matin, songeant à quelqu’une – peut-être cet insupportable orgueil, qui peut paraître bouffissure, n’est-il que le prix de la liberté. Peut-être faut-il, pour pouvoir vraiment mettre sa vie en jeu face à l’adversaire, peut-être faut-il être prêt à la perdre. Et peut-être faut-il, pour être vraiment prêt à perdre sa vie, avoir déjà fait le deuil de ses attachements, avoir déjà coupé les liens qui nous relient aux autres.

Et voici que la vibration du monde à nouveau se ressent : de même que l’acceptation de la mort est peut-être le prix à payer pour la vie, peut-être l’orgueil, qui est refus d’avoir besoin des autres, est-il le prix à payer pour la liberté. Et songeant à la chanson du même nom de Georges Moustaki, je me dis que peut-être la solitude est le le prix à payer pour l’amour.

Dans la version d’Henry Bauchau, c’est pour sauver Ismène qu’Antigone jette le “Non” qui la condamne à mort. Son cri, qu’on pourrait considérer comme égoïste et chargé d’indifférence aux autres, est un geste d’amour.

Ainsi les choses, dans le vrai monde, se retournent-elles parfois brusquement, donnant à penser que la seule vérité est l’incapacité dans laquelle chacun d’entre nous est de la saisir dans son entièreté. Et la seule chose qui demeure alors et qui puisse nous guider est l’élan

Elle est détestable, Antigone. Et admirable aussi. Je l’aime.