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Antigone, l’orgueil et la liberté


Depuis toujours, Antigone m’horripile avec son orgueil et son mépris du bonheur. Mais je l’aime. Je l’aime et me dis parfois que son insupportable orgueil n’est que l’autre nom de la liberté.

La liberté, c’est le pouvoir de dire “Non” comme le fait l’héroïne dans le passage lu de l’Antigone, de Henry Bauchau, y compris lorsque cette parole déclenche la mort. C’est le pouvoir du maître, dans la parabole de Hegel, qui met sa vie en jeu dans le combat face à l’adversaire. C’est la liberté de ne pas comprendre ou de ne pas “comprendre un peu”, comme va répétant la figure de la pièce d’Anouilh.

Insupportable Antigone, avec son orgueil démesuré, sa fascination morbide de la pureté, son manque absolu d’humour, sa prétention constante à n’être que l’objet d’un devoir qui s’imposerait à elle :

“Regardez, princes de Thèbes,

Moi, la dernière d’une race de rois,

Ce que je subis de la part de quels hommes

Pour avoir fait ce que je me devais de faire.”

dit ainsi l’Antigone de Sophocle.

Mais peut-être – c’est ce que je me disais ce matin, songeant à quelqu’une – peut-être cet insupportable orgueil, qui peut paraître bouffissure, n’est-il que le prix de la liberté. Peut-être faut-il, pour pouvoir vraiment mettre sa vie en jeu face à l’adversaire, peut-être faut-il être prêt à la perdre. Et peut-être faut-il, pour être vraiment prêt à perdre sa vie, avoir déjà fait le deuil de ses attachements, avoir déjà coupé les liens qui nous relient aux autres.

Et voici que la vibration du monde à nouveau se ressent : de même que l’acceptation de la mort est peut-être le prix à payer pour la vie, peut-être l’orgueil, qui est refus d’avoir besoin des autres, est-il le prix à payer pour la liberté. Et songeant à la chanson du même nom de Georges Moustaki, je me dis que peut-être la solitude est le le prix à payer pour l’amour.

Dans la version d’Henry Bauchau, c’est pour sauver Ismène qu’Antigone jette le “Non” qui la condamne à mort. Son cri, qu’on pourrait considérer comme égoïste et chargé d’indifférence aux autres, est un geste d’amour.

Ainsi les choses, dans le vrai monde, se retournent-elles parfois brusquement, donnant à penser que la seule vérité est l’incapacité dans laquelle chacun d’entre nous est de la saisir dans son entièreté. Et la seule chose qui demeure alors et qui puisse nous guider est l’élan

Elle est détestable, Antigone. Et admirable aussi. Je l’aime.



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“Dans l’intime de son âme, elle se croit coupable”


La sombre Nastassia Philipovna est un des deux principaux personnages féminins de L’idiot, de Dostoïevski, l’autre étant la lumineuse Aglaé Ivanovna.

Nastassia Philipovna est une très belle jeune femme. Mais cette créature est détruite par le remords et la culpabilité. Elle n’a pourtant rien fait. Mais, quoique n’ayant rien commis, elle se sent coupable de ce qu’elle a subi : à son adolescence, son tuteur a fait d’elle sa maîtresse et elle traîne depuis lors cette faute, et en reste brisée, fuyant l’amour et le bonheur dont elle ne se croit pas digne, faisant tout échouer de ce qui pourrait la libérer.

Dans le passage lu, le Prince Mychkine décrit Nastassia à Aglaé, lui disant ce qu’il a deviné, compris, appris de cette autre femme, de cette Aglaé des ténèbres qui, se croyant coupable de ce qu’on lui a fait, quand bien même elle clamerait le contraire, ne parvient pas à ne pas se punir, ne parvient pas à éclore, reste du côté de la nuit.

Bien des personnes sont ainsi, qui se consument des crimes et des fautes dont elles ont été les victimes, des crimes que d’autres ont commis, et parfois même des crimes que d’autres ont commis contre d’autres qu’eux-mêmes. Ils portent sur leurs épaules cette responsabilité qui les écrase, en leur cœur ce remords qui les ronge, qu’ils ne peuvent chasser et que parfois même ils ne reconnaissent pas eux-mêmes. Ils avancent sans savoir les chaînes qui les retiennent, papillons de nuit qu’éblouit la lumière et qui se cognent et se recognent aux murs aveugles de la vie. Ils vont sans savoir, et la terreur qui les oppresse ne se devine qu’à cette incapacité qu’ils ont de vivre le bonheur.

Ainsi, Nastassia Philipovna, qui prend sur elle la faute de Totzky et fuit l’amour de ceux qui l’aiment ; ainsi, Antigone, que ronge et finit par tuer le crime de son père Oedipe et de Jocaste (crime dont eux-mêmes étaient inconscients) ; ainsi, d’autres que je connais (et sans doute moi-même) qui fuient et se défilent, éternellement fuient et se défilent, se punissant toujours d’on-ne-sait-pas trop quoi et toujours se refusant à vivre.


Et maintenant, le texte :

“Il n’y a rien ici que vous ne puissiez entendre. Pourquoi voulais-je précisément vous raconter tout cela, et le raconter à vous seule ? — je n’en sais rien ; c’est peut-être parce qu’en effet je vous aimais beaucoup. Cette malheureuse femme a l’intime conviction qu’elle est la créature la plus déchue, la plus vicieuse qui soit au monde. Oh ! ne la vilipendez pas, ne lui jetez pas la pierre. Elle n’est déjà que trop tourmentée par la conscience de son déshonneur immérité ! Et de quoi est-elle coupable, ô mon Dieu ! Oh ! sans cesse elle crie furieusement qu’elle n’a aucune faute à se reprocher, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat ; mais, quoi qu’elle en dise, sachez que ses paroles ne sont nullement l’expression de sa pensée, et qu’au contraire, dans l’intime de son âme, elle se croit coupable. Quand j’essayais de dissiper ces ténèbres, cela la mettait dans un tel état que mon cœur ne se cicatrisera jamais, aussi longtemps que je garderai le souvenir de ces affreux moments. Depuis lors j’ai, pour ainsi dire, le cœur percé de part en part. Elle s’est sauvée de chez moi, savez-vous pourquoi ? Précisément à seule fin de me prouver qu’elle était une misérable. Mais le plus épouvantable c’est qu’elle-même, peut-être, ne savait pas que tel était son seul but, et qu’elle s’enfuyait mue par le désir de faire une action honteuse pour pouvoir se dire ensuite à elle-même : « Voilà que tu t’es encore déshonorée, tu es par conséquent une infâme créature ! » Oh ! vous ne comprendrez peut-être pas cela, Aglaé ! Savez-vous que dans cette conscience de son déshonneur qui la torture sans relâche, il y a peut-être pour elle une jouissance affreuse, antinaturelle, quelque chose comme la satisfaction d’une rancune implacable. Parfois j’arrivais à lui rendre pour un instant la vue vraie des choses ; mais aussitôt après elle s’exaltait de nouveau et en venait à m’accabler des reproches les plus amers, prétendant que je voulais l’écraser de ma supériorité (ce à quoi je ne songeais pas du tout) ; finalement, quand je lui proposai le mariage, elle me déclara qu’elle ne demandait à personne une compassion hautaine, et qu’elle n’avait pas besoin que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui. Vous l’avez vue hier ; pouvez-vous penser qu’elle soit heureuse au milieu de cette société, qu’elle se trouve là dans son élément ? Vous ne savez pas combien elle est développée et ce qu’elle peut comprendre ! Elle m’a même étonné parfois !”


On lira aussi, dans le blog Un idiot attentif, l’article “La beauté sauvera le monde”.


23 janvier : Pourquoi, me demandais-je ce matin, ai-je dessiné Nastassia nue ? Elle est très jolie ainsi, très mignonne, et c’est ainsi que je l’imagine (et parfois m’en souviens). Mais est-ce une raison ?

Peut-être l’habillerai-je, un jour prochain, lorsque de son corps aussi (non plus ?), elle n’aura plus peur.

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“Les six cygnes”, un conte de Grimm lu par Simone Weil


La seule force et la seule vertu est de se retenir d’agir“, écrit Simone Weil dans une petite dissertation qu’elle consacre, alors qu’elle a seize ans et vient d’entrer en hypokhâgne, aux Six cygnes, le conte des frères Grimm. C’est ce devoir que je lis à haute voix dans l’enregistrement ; on en trouvera le texte plus bas.

Simone Weil analyse cette histoire en termes d’action et de non action. La force de la sœur des six frères, devenus cygnes sous l’effet d’un sortilège, est, pour elle, de ne rien faire. De ne rien faire et de se taire, de garder le silence, quoi qu’il lui en coûte, pendant six ans. Alors que “nous agissons toujours trop et nous répandons sans cesse en actes désordonnés”, elle cesse tout mouvement, toute action, toute rébellion, et choisit le silence, consacrant avec abnégation toute son attention à la tâche unique qui lui a été confiée et à laquelle elle sacrifie tout : coudre des chemises faites d’anémones pour en revêtir le corps de ses frères et les délivrer ainsi du mal.

Il y a, dans ces courtes pages, des fulgurances d’expression. J’ai cité un morceau, déjà de : “Agir n’est jamais difficile : nous agissons toujours trop et nous répandons sans cesse en actes désordonnés.” ; il y a aussi ce diamant, dont elle parle d’ailleurs elle-même, un peu plus loin : “La seule force en ce monde est la pureté ; tout ce qui est sans mélange est un morceau de vérité.”. Il y a encore, que j’ai repris au tout début, ce magistral : “La seule force et la seule vertu est de se retenir d’agir.” Et puis il y a, portant sur l’attention plus que sur le refus d’agir, ce passage sur l’observation de la montre, où se reconnaît déjà toute la pensée de Simone Weil : “Quand l’on ne ferait, comme méditation, que suivre pendant une minute l’aiguille des secondes sur le cadran d’une montre, ayant pour objet l’aiguille et rien d’autre, on n’aurait pas perdu son temps.”.

Mais est-ce vraiment Simone Weil qui peut écrire, comme ici : “Le néant d’action possède donc une vertu.” Elle qui épuisera sa vie aux champs, dans les usines et les combats ? Elle qui, plutôt que d’accepter de ne pas agir, se laissera mourir ? Où est la vérité ?

J’ai, dans une Improvisation matinale, émis l’hypothèse, qui parfois me saute à la figure, que l’ambiguïté apparente, le balancement des choses, pouvait être le signe du mauvais angle sous lequel on les considérait, et une invitation à changer de point de vue. Et c’est l’idée qui me revient ici : observée à l’aune de la coïncidence des faits et des paroles ou à celle de la continuité et de la fidélité à elle-même, c’est la contradiction qui, au premier regard, s’étale, et le fait qu’après avoir dit noir, notre jeune philosophe ait dit et ait vécu blanc. Mais peut-être est-ce justement dans une autre direction qu’il faut tourner les yeux de l’esprit. Car comment ne pas ressentir par ailleurs la profonde et intime continuité, fidélité, cohérence, qui lie ce qu’écrit la jeune Simone Weil à ce qu’elle écrira, dira et fera plus tard ?

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’important n’est pas ici la vérité, non plus que la continuité des idées. Ce qui marque comme au fer la pensée de Simone Weil, ça n’est pas l’absence de contradictions (car, de contradictions, sa pensée en fourmille) mais la force et l’absolu de sa conviction. Simone Weil fait penser à Antigone : la beauté d’Antigone n’est pas dans la justesse de son combat, de sa querelle, qui est plutôt pitoyable ; elle est tout entière dans la conviction absolue qu’elle y met, dans son intransigeance et dans son refus de toute compromission. C’est cela qui fait sa grandeur et qui la justifie, comme c’est la fidélité totale au silence et à sa tâche qui élève vers les cieux la sœur des six frères cygnes. Que Simone Weil ait dit ceci après avoir dit cela est en réalité de peu d’importance car là n’est pas le bon point de vue. Le bon point de vue (qui est sans doute celui qu’adopte instinctivement l’amour face à l’être aimé) est celui qui permet d’apercevoir l’unité cachée derrière la contradiction, la chose invisible ou la dimension secrète qui donne sens à l’être et le fait rayonner. Elle est ici contenue dans l’univocité de la pensée, sa capacité a être totalement tournée vers un but, érigée en un absolu absolu. Que cet absolu varie avec le temps, comme chez quelqu’une d’autre, n’est pas le point pertinent ; s’en rend-elle d’ailleurs même compte ? Là n’est pas son génie. Son génie est dans l’intransigeance, dans l’abandon total de son être à la cause qui, à un moment donné, lui paraît être la bonne – ce que d’autres appellent l’humilité.

C’est cela qu’il faut apprendre à reconnaître chez les autres, notamment chez ceux qu’on aime : le point focal où entrent en harmonie toutes ces choses qui paraissent, autrement, dispersées.


Trouvé aujourd’hui 15 janvier, ce texte de Raymond Aron (Mémoires. Cinquante ans de réflexion politique, Julliard, 1983, pp.78-79, reproduit dans Commentaires, n° 155, automne 2016), qui corrobore ce que j’avais deviné : Malgré tout, le commerce intellectuel avec Simone me parut presque impossible. Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques.


Et maintenant, le texte :

“Parmi les plus belles pensées de Platon sont celles qu’il a trouvées par la méditation des mythes. Qui sait si de nos mythes aussi il n’y aurait pas des idées à tirer ? Choisissons-en un presque au hasard parmi les contes de Grimm, et prenons-le comme objet, en ayant soin de dire, comme Socrate : je dirai comme vrai tout ce que je vais dire.

Un roi tenait cachés dans la forêt ses six fils et sa fille, craignant pour eux la haine de leur belle mère, qui était magicienne. Elle arrive pourtant à trouver les six fils, et jetant sur eux six chemises de soie enchantées, elle les transforma en cygnes. Elle ignorait l’existence de leur sœur. Celle-ci, partie à leur recherche, les rencontra au moment où, comme ils en avaient le pouvoir un quart d’heure chaque jour, ils reprenaient la forme humaine. Elle les quitta, crainte des voleurs, non sans avoir appris par eux leur seule chance de salut : ils reprendraient la forme humaine quand elle jetterait sur eux six chemises d’anémones cousues par elle en six années : six années pendant lesquelles elle ne devrait ni rire ni parler. Elle se mit à coudre aussitôt. Passa un roi qui la trouva belle : à ses questions point de réponse. Il la prit pour femme cependant, et elle eut de lui un fils. La mère du roi le fit enlever, accusa la reine de sa mort : les accusations la trouvèrent muette. De même pour le second fils ; de même pour le troisième. Quoiqu’il arrive autour d’elle, elle ne fait que coudre en silence. Le roi, qui l’aime pourtant, doit la condamner à mort ; le jour où elle monte sur le bûcher est aussi le dernier des six ans. Comme on va y porter le feu, surviennent six cygnes blancs : elle jette sur eux les six chemises, et, ses frères délivrés, elle peut enfin se disculper. Ceux-ci vécurent auprès d’elle et du roi, le plus jeune ayant seulement une aile à la place du bras, parce qu’une manche manquait à la chemise d’anémones.

« Ce n’est pas là un conte, mais un discours », dirait Platon. Il nous faut penser cette femme comme étant au moment présent sur le point de jeter sur six cygnes six chemises d’anémones. Par le même moyen qui les a perdus, ses frères pourront être sauvés ; comme ils ont été transformés sans qu’il y eût de leur faute, ils reprennent leur première forme par le mérite d’autrui. Sans doute, s’ils avaient été enchantés pour une faute par eux commise, ils auraient dû subir l’épreuve qui les aurait délivrés ; dans le conte, ils ont reçu le mal du dehors, ils reçoivent le bien du dehors aussi : l’on pourrait dire que tout cela n’intéresse que les corps. Mais le conte n’est pas le même que si l’épreuve de leur sœur avait été de chercher, par exemple, une plante magique : car la plante les aurait sauvés, et non leur sœur. Pour sauver les frères perdus par des chemises de soie, il faut des chemises d’anémones : mais elles n’ont qu’en apparence une vertu salutaire. Le salut des frères n’est pas là : leur sœur doit, pour les sauver, pendant six ans, ne pas rire et ne pas parler. Ici l’abstention pure agit. L’amour du roi, les accusations de sa mère rendent l’épreuve plus difficile ; mais sa vraie vertu n’est pas là. Il faut qu’elle soit difficile : l’on ne fait rien sans effort ; mais sa vertu est en elle-même. La tâche de coudre six chemises ne fait que fixer son effort et l’empêcher d’agir : car tous les actes lui sont impossibles si elle doit la mener à bout, excepté parler et rire. Le néant d’action possède donc une vertu. Cette idée rejoint le plus profond de la pensée orientale. Agir n’est jamais difficile : nous agissons toujours trop et nous répandons sans cesse en actes désordonnés. Faire six chemises avec des anémones, et se taire : c’est là notre seul moyen d’acquérir de la puissance. Les anémones ici ne représentent pas, comme on pourrait croire, l’innocence en face de la soie des chemises enchantées ; quoique sans doute celui qui s’occupe six ans de coudre des anémones blanches n’est distrait par rien ; ce sont des fleurs parfaitement pures ; mais surtout les anémones sont presque impossibles à coudre en chemise, et cette difficulté empêche aucune aucune autre action d’altérer la pureté de ce silence de six ans. La seule force en ce monde est la pureté ; tout ce qui est sans mélange est un morceau de vérité. Jamais des étoffes chatoyantes n’ont valu un beau diamant. Les fortes architectures sont de belle pierre pure, de beau bois pur, sans artifice. Quand l’on ne ferait, comme méditation, que suivre pendant une minute l’aiguille des secondes sur le cadran d’une montre, ayant pour objet l’aiguille et rien d’autre, on n’aurait pas perdu son temps. La seule force et la seule vertu est de se retenir d’agir. Tout cela, vrai pour les âmes, ne l’est, dans le conte, pour les corps que parce qu’en cela seul consiste le mythe, de poser dans les corps une vérité qui est de l’âme. Le non-agir ne peut sur les corps que dans ce même pays où, selon Platon, des juges nus et morts jugent des âmes nues et mortes. Le drame du conte ne se passe que dans l’âme de l’héroïne : en elle les chemises de soie, en elle les chemises d’anémones ; mais n’en sommes-nous pas avertis par le caractère magique de ces chemises, et le magique, n’est-ce pas l’expression dans notre corps de ce que seuls pourraient voir, au plus profond de notre âme, les juges nus et morts de Platon ?”

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Créon et Antigone

Antigone, décharnée et vêtue d’une robe rouge sang, jette de la terre sur le corps de Polynice, son frère, qui percé d’une lance et laissé sur le champ de bataille, se décompose sous la lune, proie des corbeaux.

Au coeur de la pièce de Jean Anouilh, le dialogue d’Antigone et Créon, qui est ici enregistré (Antigone est à gauche, Créon à droite) met en scène deux caractères et deux conceptions contraires de la vie et du monde.

Ces deux caractères sont propres à Anouilh. On ne les retrouve à l’identique ni dans l’Antigone de Sophocle, ni dans celle de Bauchau. Chaque réinvention du mythe est un récit fondé sur l’affrontement de ces deux personnages mais selon des angles d’attaque et des lignes de faille qui varient d’un auteur à l’autre.

Antigone, fille d’Oedipe et de Jocaste, qui a accompagné son père sur les routes après qu’il se fut crevé les yeux, est revenue à Thèbes où règne son frère Etéocle, qui a chassé du trône qu’il devait partager avec lui son frère Polynice. Mais voici que Polynice revient assiéger Thèbes à la tête des troupes d’Argos, où il s’était réfugié. Les deux frères meurent durant la bataille et le trône de Thèbes revient à Créon, frère de Jocaste, qui organise des funérailles splendides pour Etéocle et laisse pourrir sur le champ de bataille le cadavre de Polynice, qui a trahi Thèbes. Créon fait savoir que quiconque accomplira auprès de Polynice les rites funéraires exigés par les Dieux sera puni de mort. Cet interdit est bravé par Antigone qui, va se rendre, dans la nuit, auprès du corps de son frère. Elle est surprise par des gardes, arrêtée et conduite auprès de Créon.

Comme le dit le choeur :

“Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l’on se pose un soir… C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul.”

Antigone et Créon se font face. Antigone, l’idéaliste et la pure, qui a fait, en dépit de la loi, ce qu’elle pensait être son devoir. Et face à elle, Créon, qu’Anouilh dépeint comme plutôt bonhomme et compréhensif, et qui va devoir choisir entre l’obéissance due à sa propre loi et la vie de sa nièce.

Le dialogue central, qui est lu ici, et la pièce tout entière, posent une nouvelle fois la question de la loi et de sa transgression. Ou, plus précisément et justement, comme c’était déjà le cas dans Eutyphron,  la question de l’affrontement des règles et des devoirs : que faire quand deux devoirs s’opposent, que la loi conduit vers un chemin et que la conscience, la piété, ou quoi que ce soit d’autre qui nous appelle et nous inspire, conduit sur une autre voie ? C’est à cette question que, chacun de son côté, Antigone et Créon vont devoir répondre.

Antigone est sans états d’âme : elle a choisi la piété – fraternelle plus que religieuse, chez Anouilh – et elle s’y tient sans en démordre. Créon est beaucoup moins sûr. Il entend défendre la loi mais est prêt à toutes les compromissions et l’on sent que si les apparences pouvaient être sauvées, il accepterait que sa loi ait été transgressée.

Tout en admirant Antigone et sa force morale, sa foi indomptable, j’ai toujours eu beaucoup plus de sympathie pour Créon. Il y a pour cela de mauvaises raisons : le monde de Créon, humain, trop humain, est évidemment plus confortable, moins exigeant que celui dans lequel vit Antigone, sorte de Pasionaria dont on imagine assez bien qu’elle pourrait, en d’autres circonstances, devenir une fanatique appelant à la mort et à la désolation. Les convictions de Créon, qui ont la rigidité du chamallow, sont évidemment plus faciles à vivre que celles d’Antigone, qui ont l’éclat et le tranchant du diamant.

Il y a aussi, découlant comme mécaniquement des conceptions de chacun, le caractère plus ou moins ouvert, plus ou moins englobant de leur univers : le monde de Créon est à l’image du polythéisme : Créon ne partage pas la vision et la foi d’Antigone mais il la comprend, la respecte, en sent la nécessité et pourrait l’accepter si elle ne faisait pas trop de vagues, à l’image de ces prêtres romains qui accueillaient de nouveaux dieux dans leurs panthéons. Rien de tel avec Antigone : elle est inflexible et exclusive, ne veut pas être tolérée mais reconnue, et sa foi est jalouse, comme celle de Polyeucte.

Mais alors même qu’il y a, chez Antigone, cette sorte d’intransigeance idéaliste qui lui donne les traits de certains héros des tragédies chrétiennes, il y a aussi chez elle ce qui apparaît comme un total mépris des autres, un total manque d’amour, un manque absolu de compassion et d’empathie, une certaine méchanceté. Antigone n’a pas lu Saint-Augustin : non seulement elle est cassante, dénuée de gentillesse, dénuée d’humour, mais elle n’aime pas ses ennemis ; elle n’aime pas vraiment ses amis ; et on peut au bout du compte se demander si elle s’aime elle-même. Elle se sacrifie mais son sacrifice ressemble plus à un cri d’orgueil qu’à un acte d’humilité.

Créon, humain, trop humain ; Antigone inhumaine.

… A ceci près, toutefois, qui n’est pas sans importance, qu’à la fin des fins, Antigone, qui ne voulait que jeter de la terre sur le corps de son frère, meurt, sur ordre de Créon. En dépit de sa méchanceté et de toute sa négativité, elle est donc la victime. Et Créon, le brave Créon, bonasse et bonhomme, un meurtrier. Dans l’action, les rôles se renversent, et puisque c’est dans leurs actes que se révèle la vérité des êtres, Antigone, de très loin, l’emporte sur Créon.


On pourra également se reporter à :

un épisode des Chemins de la philosophie : “L’engagement au risque de sa vie : Antigone et la justice