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“Dans l’intime de son âme, elle se croit coupable”


La sombre Nastassia Philipovna est un des deux principaux personnages féminins de L’idiot, de Dostoïevski, l’autre étant la lumineuse Aglaé Ivanovna.

Nastassia Philipovna est une très belle jeune femme. Mais cette créature est détruite par le remords et la culpabilité. Elle n’a pourtant rien fait. Mais, quoique n’ayant rien commis, elle se sent coupable de ce qu’elle a subi : à son adolescence, son tuteur a fait d’elle sa maîtresse et elle traîne depuis lors cette faute, et en reste brisée, fuyant l’amour et le bonheur dont elle ne se croit pas digne, faisant tout échouer de ce qui pourrait la libérer.

Dans le passage lu, le Prince Mychkine décrit Nastassia à Aglaé, lui disant ce qu’il a deviné, compris, appris de cette autre femme, de cette Aglaé des ténèbres qui, se croyant coupable de ce qu’on lui a fait, quand bien même elle clamerait le contraire, ne parvient pas à ne pas se punir, ne parvient pas à éclore, reste du côté de la nuit.

Bien des personnes sont ainsi, qui se consument des crimes et des fautes dont elles ont été les victimes, des crimes que d’autres ont commis, et parfois même des crimes que d’autres ont commis contre d’autres qu’eux-mêmes. Ils portent sur leurs épaules cette responsabilité qui les écrase, en leur cœur ce remords qui les ronge, qu’ils ne peuvent chasser et que parfois même ils ne reconnaissent pas eux-mêmes. Ils avancent sans savoir les chaînes qui les retiennent, papillons de nuit qu’éblouit la lumière et qui se cognent et se recognent aux murs aveugles de la vie. Ils vont sans savoir, et la terreur qui les oppresse ne se devine qu’à cette incapacité qu’ils ont de vivre le bonheur.

Ainsi, Nastassia Philipovna, qui prend sur elle la faute de Totzky et fuit l’amour de ceux qui l’aiment ; ainsi, Antigone, que ronge et finit par tuer le crime de son père Oedipe et de Jocaste (crime dont eux-mêmes étaient inconscients) ; ainsi, d’autres que je connais (et sans doute moi-même) qui fuient et se défilent, éternellement fuient et se défilent, se punissant toujours d’on-ne-sait-pas trop quoi et toujours se refusant à vivre.


Et maintenant, le texte :

“Il n’y a rien ici que vous ne puissiez entendre. Pourquoi voulais-je précisément vous raconter tout cela, et le raconter à vous seule ? — je n’en sais rien ; c’est peut-être parce qu’en effet je vous aimais beaucoup. Cette malheureuse femme a l’intime conviction qu’elle est la créature la plus déchue, la plus vicieuse qui soit au monde. Oh ! ne la vilipendez pas, ne lui jetez pas la pierre. Elle n’est déjà que trop tourmentée par la conscience de son déshonneur immérité ! Et de quoi est-elle coupable, ô mon Dieu ! Oh ! sans cesse elle crie furieusement qu’elle n’a aucune faute à se reprocher, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat ; mais, quoi qu’elle en dise, sachez que ses paroles ne sont nullement l’expression de sa pensée, et qu’au contraire, dans l’intime de son âme, elle se croit coupable. Quand j’essayais de dissiper ces ténèbres, cela la mettait dans un tel état que mon cœur ne se cicatrisera jamais, aussi longtemps que je garderai le souvenir de ces affreux moments. Depuis lors j’ai, pour ainsi dire, le cœur percé de part en part. Elle s’est sauvée de chez moi, savez-vous pourquoi ? Précisément à seule fin de me prouver qu’elle était une misérable. Mais le plus épouvantable c’est qu’elle-même, peut-être, ne savait pas que tel était son seul but, et qu’elle s’enfuyait mue par le désir de faire une action honteuse pour pouvoir se dire ensuite à elle-même : « Voilà que tu t’es encore déshonorée, tu es par conséquent une infâme créature ! » Oh ! vous ne comprendrez peut-être pas cela, Aglaé ! Savez-vous que dans cette conscience de son déshonneur qui la torture sans relâche, il y a peut-être pour elle une jouissance affreuse, antinaturelle, quelque chose comme la satisfaction d’une rancune implacable. Parfois j’arrivais à lui rendre pour un instant la vue vraie des choses ; mais aussitôt après elle s’exaltait de nouveau et en venait à m’accabler des reproches les plus amers, prétendant que je voulais l’écraser de ma supériorité (ce à quoi je ne songeais pas du tout) ; finalement, quand je lui proposai le mariage, elle me déclara qu’elle ne demandait à personne une compassion hautaine, et qu’elle n’avait pas besoin que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui. Vous l’avez vue hier ; pouvez-vous penser qu’elle soit heureuse au milieu de cette société, qu’elle se trouve là dans son élément ? Vous ne savez pas combien elle est développée et ce qu’elle peut comprendre ! Elle m’a même étonné parfois !”


On lira aussi, dans le blog Un idiot attentif, l’article “La beauté sauvera le monde”.


23 janvier : Pourquoi, me demandais-je ce matin, ai-je dessiné Nastassia nue ? Elle est très jolie ainsi, très mignonne, et c’est ainsi que je l’imagine (et parfois m’en souviens). Mais est-ce une raison ?

Peut-être l’habillerai-je, un jour prochain, lorsque de son corps aussi (non plus ?), elle n’aura plus peur.

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La Parabole du Grand inquisiteur (de Dostoïevski)

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Dostoïevski a placé, au cœur des Frères Karamazov, un conte philosophique et fantastique qu’on connaît ordinairement sous le nom de Parabole du Grand inquisiteur.

Ivan Karamazov fait à son frère Alexei, qui s’apprête à devenir moine, le récit imaginaire d’une visite du Christ sur terre, en Espagne, à l’époque de l’Inquisition. Le Christ arrive à Séville, au milieu des autodafés où brûlent les prétendus hérétiques, est reconnu par le peuple avant d’être arrêté par le Grand inquisiteur qui le jette en prison et lui explique qu’il ne veut pas de son retour car, l’Eglise ayant constaté que l’homme était trop faible pour porter le fardeau de sa liberté, elle a pris les choses en mains, a délibérément tourné le dos au message évangélique pour imposer sa propre volonté aux hommes et les rendre ainsi heureux.

Le conte consiste essentiellement en le long monologue explicatif que le Grand inquisiteur tient au Christ, qui ne parle pas mais sourit à son interlocuteur d’un sourire plein de compassion.

Le discours du Grand inquisiteur est une sorte de revisitation hallucinée de l’histoire humaine au travers de l’épisode des trois tentations du Christ, dans le désert : au Christ qui vient de jeûner quarante jours, Satan vient proposer, tour à tour, de transformer les pierres en pain pour nourrir le monde, de se jeter du haut du Temple pour voir si son père viendra le sauver avant qu’il ne heurte le sol et de se prosterner devant lui, le diable, pour acquérir pouvoir sur l’ensemble des peuples et des nations. Et à ces trois propositions, le Christ dit non, refusant ainsi de s’attacher les hommes par le recours au miracle, au mystère ou à l’autorité.

Aurait-il accepté l’une de ces solutions que ça n’est plus en toute liberté que les hommes l’auraient suivi : ils l’auraient suivi et aimé  sous l’emprise de la faim, de la magie, ou de la force. Or, c’est la liberté que le Christ est venu apporter, non l’esclavage ou l’obéissance, et c’est pourquoi il a refusé de marcher sur le chemin de la facilité que lui montrait le Tentateur.

Pour le Grand inquisiteur, pourtant, ce choix de la liberté n’est pas un choix aimant. Ce n’est pas le choix qu’aurait dû accomplir le Dieu rempli d’amour et de compassion envers les hommes. Si le Christ avait vraiment aimé les hommes, dit le Grand inquisiteur, il aurait su leur faiblesse, leur gaminerie, leur incapacité à se laisser guider par le seul bien. Sachant cela et les aimant, il ne leur aurait pas imposé une liberté dont ils souffrent au fond d’eux-mêmes, qui leur pèse et dont ils sont incapables de se dépêtrer.

Satan a donné à Jésus trois possibilités de guider les hommes vers la bonne voie sans leur imposer le poids du libre choix : leur garantir leur pain quotidien, accomplir devant eux des miracles, les gouverner. Le Christ a refusé ces trois choix, ces trois voies, pour laisser aux hommes leur libre-arbitre et ses affres.

Mais le fardeau étant trop lourd, l’Eglise, explique le Grand inquisiteur, a décidé d’en décharger les hommes. Elle l’a fait au IVème siècle, en unissant le trône de Pierre à la couronne des Césars. En acceptant de devenir pouvoir temporel, elle a accepté de prendre sur ses épaules le poids de la liberté, et d’en alléger les hommes qui ne sont désormais plus contraints à choisir, mais seulement à obéir : quelques dizaines ou centaines de milliers d’hommes, le Grand inquisiteur et ses semblables, assument désormais les choix de l’humanité entière, prenant seuls la responsabilité de la liberté pour ne laisser aux hommes que le confort de l’obéissance. Et c’est ainsi que, même s’ils protestent, comme le feraient des enfants, les hommes sont heureux.

A la fin de l’entretien, le Grand inquisiteur explique qu’en trahissant le message de l’Evangile et le Christ, il pense avoir agi comme il devait le faire, par amour vrai de l’humanité. Et que c’est pour cela qu’il condamnera le Christ à être brûlé vif, comme hérétique, quand une sentence lui sera demandée.

« S’étant tu, le Grand inquisiteur attendit une réaction de son prisonnier. Son silence lui pesait. Le captif s’était borné, pendant qu’il parlait, à fixer sur lui un regard doux et pénétrant, visiblement résolu à ne pas entrer en discussion. Le vieillard aurait préféré qu’il lui répondît quelque chose, fût-ce en lui disant des choses amères ou terribles. Sans prononcer un mot, il s’approcha soudain du vieillard et l’embrassa avec douceur sur ses lèvres exsangues de nonagénaire. Ce fut toute sa réponse. L’inquisiteur tressaille sous ce baiser, et quelque chose tremble aux coins de sa bouche. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et lui dit :  »Va, maintenant, et ne reviens plus… plus du tout… plus jamais, jamais ! » »

 

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PS : la photographie représente une statue du Christ vue à la cathédrale de Segovie. J’en ai oublié l’auteur. Cette cathédrale est pleine de représentations très réalistes – sanglantes et sanguinolentes – de la passion