paxos

Le grand Pan est mort

C’est une île au sud de Corfou : Paxos. Une île toute petite où j’ai passé de longs et délicieux étés au milieu des oliviers, des chèvres et des moutons. Lawrence Durrell, qui connaît bien les lieux, en parle dans son livre sur les îles grecques, et il rappelle à ce propos l’étrange histoire, qui fut d’abord relatée par Plutarque, de l’annonce de la mort du dieu Pan.

Car c’est là, sur cette île presque oubliée des hommes, que cet événement capital, comme le dit Durrell, eut bizarrement lieu :

“Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j’ai entendu dire à un homme qui n’était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur Emilien, dont certains d’entre vous ont suivi les leçons, avait pour père Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres. Il me raconta qu’un jour, se rendant en Italie par mer, il s’était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »

« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés d’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodes, il n’y avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise. »

« Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s’en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s’informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d’Hermès et de Pénélope. »

Quel étrange récit que celui de Plutarque ! Pourquoi Pan meurt-il ? Pourquoi sa mort doit-elle être annoncée ? Pourquoi l’annonce en est-elle faite à Thamous, un marin égyptien ? Et pourquoi cette annonce, faite à proximité de Paxos, doit-elle être rapportée à Palodes, quelques dizaines de kilomètres plus au nord, sur la côte aujourd’hui albanaise ? Tant de détails, dont chacun paraît absurde et donc la conjonction donne pourtant de la crédibilité au récit. Et voici Tibère qui entre en scène et qui, tout empereur qu’il soit, ajoute foi à cette histoire et interroge Thamous à son propos.

L’aventure a fait couler beaucoup d’encre. Parce qu’elle est survenue sous le règne de Tibère, certains considèrent que l’intérêt de l’empereur aurait été éveillé par les concordances existant entre l’annonce faite à Thamous et les récits de mort et de résurrection d’un dieu vivant qui, au même instant, se propageaient en Palestine. De nombreux historiographes ont quant à eux prétendu que l’annonce de la mort du grand Pan aurait été celle de la mort prochaine du paganisme, vaincu par la religion nouvelle qui, à l’est de la Méditerranée, prenait alors naissance.

Je ne sais rien de tout cela. Mais ce qui paraît mourir avec Pan, et qui est annoncé aux hommes dans la nuit épiriote, c’est la relation simple, confiante, embrassée, de l’homme à la nature. Comme une deuxième chute hors du jardin d’Eden. Quelque chose se casse, qui avait jusqu’ici tenu et qui se brise tandis que le centre du monde (le monde occcidental comme me le fait justement remarquer Frog) bascule de la Grèce à Rome, des chemins sylvestres aux grandes voies tirées au cordeau. C’est quelque chose comme la victoire de l’esprit de géométrie sur l’esprit de finesse et simultanément comme la victoire de l’homme déifié sur une nature chosifiée. C’est la mort du paganisme et la victoire de Rome, une combinaison inédite et terrible fondée sur le pouvoir et l’abstraction.


De Lawrence Durrell, on peut actuellement écouter, sur France Culture, Le Quatuor d’Alexandrie, en vingt épisodes, joué notamment par Anne Alvaro (Leila) et Valérie Lang (Justine).

Sur la mort du grand Pan, on pourra lire un article de Philippe Borgeaud dans la Revue de l’histoire des religions : “La mort du grand Pan. Problèmes d’interprétation”

christ-seville

La Parabole du Grand inquisiteur (de Dostoïevski)

Play

Dostoïevski a placé, au cœur des Frères Karamazov, un conte philosophique et fantastique qu’on connaît ordinairement sous le nom de Parabole du Grand inquisiteur.

Ivan Karamazov fait à son frère Alexei, qui s’apprête à devenir moine, le récit imaginaire d’une visite du Christ sur terre, en Espagne, à l’époque de l’Inquisition. Le Christ arrive à Séville, au milieu des autodafés où brûlent les prétendus hérétiques, est reconnu par le peuple avant d’être arrêté par le Grand inquisiteur qui le jette en prison et lui explique qu’il ne veut pas de son retour car, l’Eglise ayant constaté que l’homme était trop faible pour porter le fardeau de sa liberté, elle a pris les choses en mains, a délibérément tourné le dos au message évangélique pour imposer sa propre volonté aux hommes et les rendre ainsi heureux.

Le conte consiste essentiellement en le long monologue explicatif que le Grand inquisiteur tient au Christ, qui ne parle pas mais sourit à son interlocuteur d’un sourire plein de compassion.

Le discours du Grand inquisiteur est une sorte de revisitation hallucinée de l’histoire humaine au travers de l’épisode des trois tentations du Christ, dans le désert : au Christ qui vient de jeûner quarante jours, Satan vient proposer, tour à tour, de transformer les pierres en pain pour nourrir le monde, de se jeter du haut du Temple pour voir si son père viendra le sauver avant qu’il ne heurte le sol et de se prosterner devant lui, le diable, pour acquérir pouvoir sur l’ensemble des peuples et des nations. Et à ces trois propositions, le Christ dit non, refusant ainsi de s’attacher les hommes par le recours au miracle, au mystère ou à l’autorité.

Aurait-il accepté l’une de ces solutions que ça n’est plus en toute liberté que les hommes l’auraient suivi : ils l’auraient suivi et aimé  sous l’emprise de la faim, de la magie, ou de la force. Or, c’est la liberté que le Christ est venu apporter, non l’esclavage ou l’obéissance, et c’est pourquoi il a refusé de marcher sur le chemin de la facilité que lui montrait le Tentateur.

Pour le Grand inquisiteur, pourtant, ce choix de la liberté n’est pas un choix aimant. Ce n’est pas le choix qu’aurait dû accomplir le Dieu rempli d’amour et de compassion envers les hommes. Si le Christ avait vraiment aimé les hommes, dit le Grand inquisiteur, il aurait su leur faiblesse, leur gaminerie, leur incapacité à se laisser guider par le seul bien. Sachant cela et les aimant, il ne leur aurait pas imposé une liberté dont ils souffrent au fond d’eux-mêmes, qui leur pèse et dont ils sont incapables de se dépêtrer.

Satan a donné à Jésus trois possibilités de guider les hommes vers la bonne voie sans leur imposer le poids du libre choix : leur garantir leur pain quotidien, accomplir devant eux des miracles, les gouverner. Le Christ a refusé ces trois choix, ces trois voies, pour laisser aux hommes leur libre-arbitre et ses affres.

Mais le fardeau étant trop lourd, l’Eglise, explique le Grand inquisiteur, a décidé d’en décharger les hommes. Elle l’a fait au IVème siècle, en unissant le trône de Pierre à la couronne des Césars. En acceptant de devenir pouvoir temporel, elle a accepté de prendre sur ses épaules le poids de la liberté, et d’en alléger les hommes qui ne sont désormais plus contraints à choisir, mais seulement à obéir : quelques dizaines ou centaines de milliers d’hommes, le Grand inquisiteur et ses semblables, assument désormais les choix de l’humanité entière, prenant seuls la responsabilité de la liberté pour ne laisser aux hommes que le confort de l’obéissance. Et c’est ainsi que, même s’ils protestent, comme le feraient des enfants, les hommes sont heureux.

A la fin de l’entretien, le Grand inquisiteur explique qu’en trahissant le message de l’Evangile et le Christ, il pense avoir agi comme il devait le faire, par amour vrai de l’humanité. Et que c’est pour cela qu’il condamnera le Christ à être brûlé vif, comme hérétique, quand une sentence lui sera demandée.

« S’étant tu, le Grand inquisiteur attendit une réaction de son prisonnier. Son silence lui pesait. Le captif s’était borné, pendant qu’il parlait, à fixer sur lui un regard doux et pénétrant, visiblement résolu à ne pas entrer en discussion. Le vieillard aurait préféré qu’il lui répondît quelque chose, fût-ce en lui disant des choses amères ou terribles. Sans prononcer un mot, il s’approcha soudain du vieillard et l’embrassa avec douceur sur ses lèvres exsangues de nonagénaire. Ce fut toute sa réponse. L’inquisiteur tressaille sous ce baiser, et quelque chose tremble aux coins de sa bouche. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et lui dit :  »Va, maintenant, et ne reviens plus… plus du tout… plus jamais, jamais ! » »

 

_________________________

PS : la photographie représente une statue du Christ vue à la cathédrale de Segovie. J’en ai oublié l’auteur. Cette cathédrale est pleine de représentations très réalistes – sanglantes et sanguinolentes – de la passion

euthyphron

Euthyphron, ou sur la piété : un dialogue de Platon

Play

Euthyphron est un dialogue de Platon dont le sous-titre est Sur la piété. L’action prend place devant le portique royal d’Athènes, alors que Socrate se rend chez l’archonte-roi pour rendre compte de l’accusation d’impiété qui lui est faite par Meletos. C’est à  la suite de cette accusation qu’il sera condamné à  mort.

Tandis qu’il attend, il rencontre Euthyphron, un jeune devin, venu lui-même au tribunal pour accuser son propre père de meurtre. La démarche étonne Socrate qui va donc demander à  Eutyphron de lui dire s’il se sent assez sûr de l’accord et de la bénédiction des Dieux pour accomplir ainsi une démarche si choquante aux yeux des hommes. “Oui, sans le moindre doute“, répond en substance le jeune homme, et c’est à  la suite de cette réponse, péremptoire, que Socrate va presser son interlocuteur de définir ce qu’est la piété – puisque son interlocuteur se vante de le savoir.

Le dialogue, court et qui ne se conclut pas vraiment, va conduire Euthyphron à tenter trois définitions successives de la piété, définitions qui sont, l’une après l’autre, dénoncées par Socrate comme fausses ou insuffisantes. En cela, c’est un modèle de dialogue socratique et la façon dont Socrate se moque de la prétention de son interlocuteur est tout à  fait réjouissante.

Mais il y a autre chose. Il y a la question de savoir ce qu’est la piété et ce qu’elle ne saurait être, la question de savoir ce qui est dû, éventuellement, aux dieux et ce qui, même pour les dieux, ne saurait être fait. Il y a cette expression de l’asymétrie complète, absolue, entre le divin et l’humain : au divin, l’homme ne peut rien apporter ; du divin, il attend tout. Prétendre satisfaire les dieux, ou leur plaire, prétendre a fortiori gagner leur complaisance par son attitude ou son sacrifice est donc intrinsèquement impossible : on n’échange pas avec Dieu.

Et puis il y a cette idée que ce qui est aimé du divin l’est pour ses qualités propres et non pas parce qu’il est aimé du divin. Qu’il y a donc, au dessus du divin et d’une certaine façon avant lui, préexistant à  lui, des valeurs absolues, auxquelles même les dieux doivent rendre hommage. La justice est une de ces valeurs absolues : le juste n’est pas ce que les dieux veulent, c’est le juste, et l’injustice doit être punie :

Car ni dieu, ni homme, n’oserait prétendre que celui qui fait une injustice ne doit pas en être puni.”

C’est précisément, je pense, dans cette affirmation qu’il existe des valeurs absolues indépendantes de ce que disent les dieux mais également de ce que disent les hommes et les puissances que réside ce que les juges athéniens considéraient comme l’impiété de Socrate.

C’est aussi là , sans doute, que prend sa source l’idée selon laquelle le philosophe serait, d’une certaine façon, le précurseur des grands monothéismes.

Je ne suis pas certain, pourtant, que les grands monothéismes échappent totalement, dans certaines de leur manifestations au moins, à  l’analyse de Socrate et à la radicalité de sa critique : c’est certes au sein du paganisme qu’Agamemnon se montre prêt, pour apaiser les dieux, à  immoler sa fille Iphigénie. Mais c’est pour obéir à  Yahvé, le dieu unique, qu’Abraham s’apprête à  sacrifier son fils Isaac, au nom de Jésus-Christ que les croisés passent au fil de l’épée les habitants des villes conquises et pour entrer au royaume des cieux que de jeunes djihadistes massacrent aujourd’hui hommes, femmes et enfants. De toute évidence, la leçon que donnait Socrate à  Euthyphron n’a pas encore été assimilée. Elle doit, encore et encore, être méditée.

Ce qu’elle dit, à  chacun d’entre nous, c’est qu’au-delà  de nos croyances, de nos religions, des lois qui nous gouvernent, des ordres que nous recevons, des passions qui nous entraînent, il existe du transcendant. Quelque chose, une ultima ratio, qui nous parle et que nous pouvons entendre si nous faisons silence. Cette voix, elle doit être la mesure de toutes choses et le guide en toutes choses. Appelons là Amour.


PS : l’enregistrement a été fait en stéréophonie et s’entend mieux ainsi, Eutyphron étant à  gauche, et Socrate à droite.

PS2 : France Culture a diffusé le 27 octobre (2016) une très intéressante conférence,  donnée en mai 2016 par Jean-Marie Frey, qui tournait autour de ses questions.

PS3 : On pourra lire la page que Wikipedia consacre au dilemme d’Euthyphron.

PS4 : une autre lecture du dialogue par Christian Dousset.

PS5 : une autre analyse du livre, par Myles F. Burnyeat, dans le cadre de l’article “Impiété de Socrate“, publié dans la livraison 1/2001 de la revue Methodos.

PS6 : à  la réflexion, je ne suis pas sûr de comprendre parfaitement, ou de partager, la pensée de Socrate sur l’existence d’une conscience universellement partagée du bien et du mal. Je m’en explique dans un autre blog/podcast.