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Faut-il que nous soyons corrompus de façon répugnante…


“Faut-il que nous soyons corrompus de façon répugnante, pour avoir cru, pendant des millénaires, que chutent les Anges par amour des filles belles, alors que le meurtre et la guerre passent pour héroïques et forts.” écrit Michel Serres dans La légendes des anges.


Cathédrale Notre-Dame de Noyon : sculpture sur le portail Sainte-Godeberthe

Je pensais à cette phrase en observant puis en photographiant un soir récent la scénette sculptée sur un des côtés du portail Sainte-Godeberthe de Notre-Dame de Noyon, cette sculpture que tant et tant de fois dut regarder, pour se rendre à la cathédrale dont il était chapelain, le jeune Jéhan Cauvin – qu’on ne connaîtrait plus bientôt que sous son nom – latinisé puis francisé – de Jean Calvin.

Je pensais à cette phrase de Michel Serres en regardant cette statue de femme empoignée par des diables et qui hurle, jouant une nouvelle fois, comme c’est si souvent le cas, le rôle de la créature satanique, de la porteuse de mal par qui le mal advient.


Il m’avait fallu, pour atteindre Noyon venant du Nord – comme il me le faudrait le lendemain pour en repartir – traverser une région dévastée par les guerres : partout des monuments aux morts, partout des cimetières militaires où s’alignent dans l’herbe les tombes des centaines de milliers de soldats tombés là, entre 1914 et 1918, pendant l’une ou l’autre des batailles de la Somme: une terre réchappée des massacres, gorgée de sang, épuisée de douleurs, de larmes et de peine. Et au croisement des routes, cependant, ces dizaines de chapelles vouées à Notre-Dame de Liesse, héritage joyeux d’une autre histoire de guerre, pourtant, celle, lointaine, des croisades.

Terre abreuvée d’obus, noyée sous les pleurs de ceux qui y souffrirent, dont les restes éparpillés et déchirés ne sont plus, bien souvent, que le “known unto God” gravés sur les pierres tombales.

Et au bout du chemin que rythmait le souvenir des tourments des siècles, cette cathédrale surgie d’un champ au portail de laquelle l’Eglise désignait sa créature du mal : la femme et la chair.


“Faut-il que nous soyons corrompus de façon répugnante, pour avoir cru, pendant des millénaires, que chutent les Anges par amour des filles belles, alors que le meurtre et la guerre passent pour héroïques et forts. Nos spectacles exaltent et multiplient revolvers et assassins. Tuer, oui, aimer, peu.

La vraie justice de Dieu m’oblige à confesser que les anges ne chutent que pour la puissance et la gloire, donc par tuerie, mais qu’ils demeurent angéliques en s’abreuvant d’amour.

Seule l’humilité, ce mot qui signifie, justement la terre, les fait voler au-dessus d’elle. La tradition les nomme, alors, Séraphins… brûlants… suspendus…”

Michel Serres, La légende des anges

Il y a, dans l’obsession de l’Eglise – dans l’obsession des religions en général –  pour la femme et la chair, dénoncées comme la source du péché, la voie royale de la perdition, quelque chose de profondément obscène, qui, ce soir là, m’a sauté à la figure. L’obscénité est là : dans cette perversion des valeurs les plus simples qui fait préférer la puissance et la mort à l’amour et au désir, l’orgueil de celui qui croit se suffire à l’humilité de celui qui sait avoir besoin de l’autre. Et peut-être est-ce effectivement là, comme le suggère Michel Serres, le signe de notre répugnante corruption.

Notre-Dame de Liesse raconte une autre histoire. Non pas celle des vains combats que se livrèrent Croisés et Sarrasins mais celle de l’amour qui naquit au XIIème siècle entre Isméria et Robert d’Eppes – fille de sultan et chevalier picard. La vérité, déjà, n’était pas dans l’orgueil stérile et les imprécations ; il était dans la tendresse, la faiblesse, l’acceptation.

C’est en épousant la terre qu’on s’élève au-dessus d’elle.

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“Dans l’intime de son âme, elle se croit coupable”


La sombre Nastassia Philipovna est un des deux principaux personnages féminins de L’idiot, de Dostoïevski, l’autre étant la lumineuse Aglaé Ivanovna.

Nastassia Philipovna est une très belle jeune femme. Mais cette créature est détruite par le remords et la culpabilité. Elle n’a pourtant rien fait. Mais, quoique n’ayant rien commis, elle se sent coupable de ce qu’elle a subi : à son adolescence, son tuteur a fait d’elle sa maîtresse et elle traîne depuis lors cette faute, et en reste brisée, fuyant l’amour et le bonheur dont elle ne se croit pas digne, faisant tout échouer de ce qui pourrait la libérer.

Dans le passage lu, le Prince Mychkine décrit Nastassia à Aglaé, lui disant ce qu’il a deviné, compris, appris de cette autre femme, de cette Aglaé des ténèbres qui, se croyant coupable de ce qu’on lui a fait, quand bien même elle clamerait le contraire, ne parvient pas à ne pas se punir, ne parvient pas à éclore, reste du côté de la nuit.

Bien des personnes sont ainsi, qui se consument des crimes et des fautes dont elles ont été les victimes, des crimes que d’autres ont commis, et parfois même des crimes que d’autres ont commis contre d’autres qu’eux-mêmes. Ils portent sur leurs épaules cette responsabilité qui les écrase, en leur cœur ce remords qui les ronge, qu’ils ne peuvent chasser et que parfois même ils ne reconnaissent pas eux-mêmes. Ils avancent sans savoir les chaînes qui les retiennent, papillons de nuit qu’éblouit la lumière et qui se cognent et se recognent aux murs aveugles de la vie. Ils vont sans savoir, et la terreur qui les oppresse ne se devine qu’à cette incapacité qu’ils ont de vivre le bonheur.

Ainsi, Nastassia Philipovna, qui prend sur elle la faute de Totzky et fuit l’amour de ceux qui l’aiment ; ainsi, Antigone, que ronge et finit par tuer le crime de son père Oedipe et de Jocaste (crime dont eux-mêmes étaient inconscients) ; ainsi, d’autres que je connais (et sans doute moi-même) qui fuient et se défilent, éternellement fuient et se défilent, se punissant toujours d’on-ne-sait-pas trop quoi et toujours se refusant à vivre.


Et maintenant, le texte :

“Il n’y a rien ici que vous ne puissiez entendre. Pourquoi voulais-je précisément vous raconter tout cela, et le raconter à vous seule ? — je n’en sais rien ; c’est peut-être parce qu’en effet je vous aimais beaucoup. Cette malheureuse femme a l’intime conviction qu’elle est la créature la plus déchue, la plus vicieuse qui soit au monde. Oh ! ne la vilipendez pas, ne lui jetez pas la pierre. Elle n’est déjà que trop tourmentée par la conscience de son déshonneur immérité ! Et de quoi est-elle coupable, ô mon Dieu ! Oh ! sans cesse elle crie furieusement qu’elle n’a aucune faute à se reprocher, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat ; mais, quoi qu’elle en dise, sachez que ses paroles ne sont nullement l’expression de sa pensée, et qu’au contraire, dans l’intime de son âme, elle se croit coupable. Quand j’essayais de dissiper ces ténèbres, cela la mettait dans un tel état que mon cœur ne se cicatrisera jamais, aussi longtemps que je garderai le souvenir de ces affreux moments. Depuis lors j’ai, pour ainsi dire, le cœur percé de part en part. Elle s’est sauvée de chez moi, savez-vous pourquoi ? Précisément à seule fin de me prouver qu’elle était une misérable. Mais le plus épouvantable c’est qu’elle-même, peut-être, ne savait pas que tel était son seul but, et qu’elle s’enfuyait mue par le désir de faire une action honteuse pour pouvoir se dire ensuite à elle-même : « Voilà que tu t’es encore déshonorée, tu es par conséquent une infâme créature ! » Oh ! vous ne comprendrez peut-être pas cela, Aglaé ! Savez-vous que dans cette conscience de son déshonneur qui la torture sans relâche, il y a peut-être pour elle une jouissance affreuse, antinaturelle, quelque chose comme la satisfaction d’une rancune implacable. Parfois j’arrivais à lui rendre pour un instant la vue vraie des choses ; mais aussitôt après elle s’exaltait de nouveau et en venait à m’accabler des reproches les plus amers, prétendant que je voulais l’écraser de ma supériorité (ce à quoi je ne songeais pas du tout) ; finalement, quand je lui proposai le mariage, elle me déclara qu’elle ne demandait à personne une compassion hautaine, et qu’elle n’avait pas besoin que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui. Vous l’avez vue hier ; pouvez-vous penser qu’elle soit heureuse au milieu de cette société, qu’elle se trouve là dans son élément ? Vous ne savez pas combien elle est développée et ce qu’elle peut comprendre ! Elle m’a même étonné parfois !”


On lira aussi, dans le blog Un idiot attentif, l’article “La beauté sauvera le monde”.


23 janvier : Pourquoi, me demandais-je ce matin, ai-je dessiné Nastassia nue ? Elle est très jolie ainsi, très mignonne, et c’est ainsi que je l’imagine (et parfois m’en souviens). Mais est-ce une raison ?

Peut-être l’habillerai-je, un jour prochain, lorsque de son corps aussi (non plus ?), elle n’aura plus peur.