sainte autun

Femmes puissantes


Trois femmes puissantes, de Marie NDiaye, et Soeurs, de Wajdi Mouawad, dont je lis un extraordinaire monologue, racontent l’histoire de femmes qui, acculées à un destin de sacrifice et de renoncement, y font face avec détermination et dignité, tandis que les hommes qu’elles côtoient – et qui souvent sont responsables des malheurs qui les frappent – demeurent dans l’hébétude ou la veulerie. Là est leur immense et magnifique puissance.

Cette puissance n’est pas celle des magazines. Elle ne fait pas les couvertures de Forbes et n’est pas arrogante comme l’est souvent la puissance dans son acception masculine, cette façon de pérorer et de tirer la couverture à soi. C’est une puissance humble, faite d’acceptation, une assomption, une assomption qui n’est pas prise dans son sens religieux même si Marie, elle aussi, en fit preuve, Ô combien !, lorsqu’elle consentit au sort qui lui était échu, et à la vie de sacrifices que ce sort signifiait.

Prendre sur soi. Prendre sur soi même si cela est injuste, même si nous n’avons pas mérité de payer pour les autres, parce qu’il faut bien que quelqu’un se dévoue et que tout le monde ne peut pas éternellement se débiner. au prétexte, pourtant vrai, qu’il n’est pas responsable. Prendre sur soi et affronter ce qui nous est donné, imposé, pour sauver ce qui peut l’être, pour sauver ceux qui peuvent l’être, sans illusion et sans fierté, sans rodomontades et sans éclat mais avec abnégation et tendresse, qui sont les fils avec lesquels se tisse la dignité.

Layla Bintwarda, l’héroïne de Soeurs, qui dut, dans Beyrouth dévasté, devenir tout à la fois mère, épouse et grande soeur, Norah, Fanta, Khady Demba, qui, dans Trois femmes puissantes, doivent, de leur vie piétinée, apaiser la catastrophe que d’autres ont suscitée, font leur assomption, épousant leur destin et tâchant de faire au mieux, dans une ombre qui ni ne recherche la gloire, ni ne baisse les bras dans le désespoir ; “Nayla ne s’est pas résignée au malheur, elle se bat, elle résiste, pleine d’espoir, même si c’est un espoir sisyphien puisque les plis, il faudra demain les repasser à nouveau“, écrit dans son prologue Wajdi Mouawad, quand il pense à sa soeur qui fut le modèle de Soeurs.

Je ne sais si cette abnégation, qui est puissance maîtrisée acceptant de se fondre dans le paysage, est de nature féminine. Il est, bien sûr, des hommes qui la partagent : un Rainer Maria Rilke, un Jean de la Croix, un Charles Péguy et sans doute bien d’autres ; mais c’est dans la figure d’Antigone servant de guide à son père Oedipe, ou dans celle d’Etty Hillesum réconfortant du mieux qu’elle peut les âmes et les corps éplorés, qu’elle trouve son expression la plus haute.

Peut-être est-ce là une vision d’homme, une façon à peine détournée de reléguer les femmes au second rang, de les laisser une nouvelle fois dans l’ombre – en quelque sorte une ruse pas très fine du machisme. Peut-être. Laissons donc là les sexes et les genres.

Mais qu’il serait triste de ne voir en l’abnégation, l’humilité et la tendresse qu’une ambition bridée, une fierté écrasée, des vertus honorées faute de mieux, quand elles sont la vraie puissance et la vraie dignité.


Un extrait du morceau lu :

“Mais la statue ne bouge pas, elle ne pleure pas, les miracles c’est pour les autres, les visions prophétiques c’est pour les autres, toi, tu n’as pas le temps, tu dois t’occuper de tes frères, de ton père, tu dois faire le repassage, la cuisine, la vaisselle, tu dois faire les bagages, fuir le pays, accompagner ta mère à l’hôpital et à la préfecture, comprendre les procédures des séances de chimiothérapie, et celles du renouvellement des visas, comprendre les sous-textes des médecins, les espoirs, les désespoirs, les chutes, les rémissions et les rechutes, et puis l’interdiction de demeurer sur le territoire, alors les bagages encore, et l’exil encore, et la neige et le froid et, au-dessus du cadavre de ta mère, tendre un billet de vingt dollars à ton petit frère pour le consoler et devenir sa mère avant d’aller enterrer ta mère et te marier avec ton père. Pas de temps pour les miracles. Alors dans le silence de tes nuits, pour tuer les germes des regrets, soir après soir tu étrangles tes rêves.”


L’image de tête a été prise au Musée Rolin, à Autun, qui possède la merveilleuse Ève de Gislebertus. Frog suggérait que ce soit Anne mais Marie Martinez m’apprend qu’il s’agit de la Vierge de la Déposition de Croix, fragment de peinture murale, reporté sur toile, qui provient de la chapelle Saint-Vincent de la cathédrale Saint-Lazare.

L’artiste engagé par le Cardinal Rolin pour réaliser ce décor peint dans la chapelle qu’il a fondée en 1453 est resté anonyme.

noyon

Faut-il que nous soyons corrompus de façon répugnante…


“Faut-il que nous soyons corrompus de façon répugnante, pour avoir cru, pendant des millénaires, que chutent les Anges par amour des filles belles, alors que le meurtre et la guerre passent pour héroïques et forts.” écrit Michel Serres dans La légendes des anges.


Cathédrale Notre-Dame de Noyon : sculpture sur le portail Sainte-Godeberthe

Je pensais à cette phrase en observant puis en photographiant un soir récent la scénette sculptée sur un des côtés du portail Sainte-Godeberthe de Notre-Dame de Noyon, cette sculpture que tant et tant de fois dut regarder, pour se rendre à la cathédrale dont il était chapelain, le jeune Jéhan Cauvin – qu’on ne connaîtrait plus bientôt que sous son nom – latinisé puis francisé – de Jean Calvin.

Je pensais à cette phrase de Michel Serres en regardant cette statue de femme empoignée par des diables et qui hurle, jouant une nouvelle fois, comme c’est si souvent le cas, le rôle de la créature satanique, de la porteuse de mal par qui le mal advient.


Il m’avait fallu, pour atteindre Noyon venant du Nord – comme il me le faudrait le lendemain pour en repartir – traverser une région dévastée par les guerres : partout des monuments aux morts, partout des cimetières militaires où s’alignent dans l’herbe les tombes des centaines de milliers de soldats tombés là, entre 1914 et 1918, pendant l’une ou l’autre des batailles de la Somme: une terre réchappée des massacres, gorgée de sang, épuisée de douleurs, de larmes et de peine. Et au croisement des routes, cependant, ces dizaines de chapelles vouées à Notre-Dame de Liesse, héritage joyeux d’une autre histoire de guerre, pourtant, celle, lointaine, des croisades.

Terre abreuvée d’obus, noyée sous les pleurs de ceux qui y souffrirent, dont les restes éparpillés et déchirés ne sont plus, bien souvent, que le “known unto God” gravés sur les pierres tombales.

Et au bout du chemin que rythmait le souvenir des tourments des siècles, cette cathédrale surgie d’un champ au portail de laquelle l’Eglise désignait sa créature du mal : la femme et la chair.


“Faut-il que nous soyons corrompus de façon répugnante, pour avoir cru, pendant des millénaires, que chutent les Anges par amour des filles belles, alors que le meurtre et la guerre passent pour héroïques et forts. Nos spectacles exaltent et multiplient revolvers et assassins. Tuer, oui, aimer, peu.

La vraie justice de Dieu m’oblige à confesser que les anges ne chutent que pour la puissance et la gloire, donc par tuerie, mais qu’ils demeurent angéliques en s’abreuvant d’amour.

Seule l’humilité, ce mot qui signifie, justement la terre, les fait voler au-dessus d’elle. La tradition les nomme, alors, Séraphins… brûlants… suspendus…”

Michel Serres, La légende des anges

Il y a, dans l’obsession de l’Eglise – dans l’obsession des religions en général –  pour la femme et la chair, dénoncées comme la source du péché, la voie royale de la perdition, quelque chose de profondément obscène, qui, ce soir là, m’a sauté à la figure. L’obscénité est là : dans cette perversion des valeurs les plus simples qui fait préférer la puissance et la mort à l’amour et au désir, l’orgueil de celui qui croit se suffire à l’humilité de celui qui sait avoir besoin de l’autre. Et peut-être est-ce effectivement là, comme le suggère Michel Serres, le signe de notre répugnante corruption.

Notre-Dame de Liesse raconte une autre histoire. Non pas celle des vains combats que se livrèrent Croisés et Sarrasins mais celle de l’amour qui naquit au XIIème siècle entre Isméria et Robert d’Eppes – fille de sultan et chevalier picard. La vérité, déjà, n’était pas dans l’orgueil stérile et les imprécations ; il était dans la tendresse, la faiblesse, l’acceptation.

C’est en épousant la terre qu’on s’élève au-dessus d’elle.