2012 02 24 arbre à lune

Dieu a rougi la cime ensoleillée des monts du sang de la tulipe


La conférence des oiseaux, de Farid-ud-Din ‘Attar, est un long poème mystique de tradition soufie.

Il raconte la quête par les oiseaux de Simorgh, leur roi, et est un hymne à Dieu et à la création.Ce texte du XIIè siècle est plein de grâce, de joie, d’humour et de beauté : chacun des oiseaux accompagnant la huppe, qui mène la troupe parce qu’elle fut la compagne du roi Salomon, incarne un caractère dont la présentation est le prétexte de contes et d’anecdotes illustrant la mouvance des choses, la beauté et la fragilité de l’amour, la grandeur et la magnanimité de Dieu, tout ce qui justifie de tout abandonner pour partir à sa quête :

Que sommes-nous, vivants, auprès de Lui, l’Unique ? Une poignée de sable. Même en rêve nous ne pouvons imaginer sa découverte, pauvres petits poissons qui d’un bond hors de l’eau voudraient toucher le ciel ! A espérer Le voir mille fronts insensés se cognent, s’entrechoquent comme boules lancées sur un terrain de jeu. Voulez-vous vraiment parcourir ce long chemin qui mène à Lui ? Il est fait d’eau profonde et de terre rugueuse. Avez-vous un cœur de lion ? Assurément il le faudra pour affronter jour après jour les ébahissements sans fond, les fatigues, les désespoirs, les joies aussi qui nous attendent. Et que pouvons-nous espérer au bout de ce pèlerinage ? A peine un soupçon de Son souffle, peut-être un écho de Son pas.

A peine un soupçon de Son souffle, peut-être un écho de Son pas“. Rien de plus subtil et d’aérien que l’objet de cette quête dont l’issue incertaine est faite de vaporeux, d’indiscernable, comme le sont le charme et la grâce des femmes :

Elle dit et s’en alla, légère, comme une brume à l’aube bleue.

Vaporeuse, indiscernable et légère comme l’est la nuance qui sépare la foi de ce qui ne l’est pas. Ainsi, dans ce petit récit où, à l’ange Gabriel choqué de voir Dieu préférer à ses fidèles un moine chrétien de Byzance, Dieu répond : “Cet homme là ne sait pas qu’il s’est égaré. Sa seule faute est d’ignorer. Je lui pardonne, évidemment. Il Me cherche. Il faut qu’il Me trouve. je dois lui ouvrir le Chemin. Comment ne pas prendre la main du perdu qui vous tend la sienne ?” “A la Cour du Seigneur, est-il alors conclu, il est des actes pieux qui ne trouvent pas grâce. Il est aussi des riens bénis”.

La foi mystique chantée par La Conférence des oiseaux est légère, joyeuse, émerveillée. Elle est l’expression du bonheur d’être, un feu d’artifice de couleurs et d’émotions, bien loin du noir qui domine dans les poèmes de Jean de la Croix.Et cette foi est pleine d’espérance ! L’Islam qu’on voit à l’œuvre est sûr de lui – et donc tout le contraire d’être dominateur.

C’est un Islam ouvert, enrichi de tradition hellénistique, hébraïque et chrétienne, ravi d’y plonger ses racines et de s’y référer. Non pas un repliement angoissé sur soi mais un élan généreux vers l’autre. C’est un Islam dont l’assurance sereine s’exprime dans l’ouverture et l’humilité.Quel superbe poème !


Et maintenant le passage lu, qui est une louange à Dieu figurant au début du poème, dans la magnifique adaptation qu’en a faite Henri Gougaud :

Dieu a rougi la cime ensoleillée des monts du sang de la tulipe. Il a fait dans le ciel de fumées envolées des champs de nénuphars. De vulgaires cailloux Il a fait des agates et de terre pétrie des rubis rubiconds. Il a fait clair le jour, ténébreuse la nuit. Au seuil du crépuscule, à l’entrée du matin, la lune et le soleil posent, pour L’honorer le front dans la poussière. Ils saluent. Pourraient-ils sans cela cheminer ? Il a fait de l’azur un oiseau impatient de cogner tous les soirs à Sa porte fermée. A Lui la huppe doit l’art de guider les êtres. A Lui le perroquet doit sa gorge dorée.

Qu’Il souffle sur l’argile et voilà que naît l’homme. De quelques grains d’écume Il crée des univers. Il arrive qu’un chat découvre Son chemin, ou qu’un chien mal famé fasse de Son manteau son lit définitif, et voilà les chercheurs à l’âme de lion rabaissés au-dessous de cet humble comparse. Dieu choisit Ses amis. Il décide à Son gré qui mangera chez Lui le pain rond du soleil sur la nappe du ciel. D’un bâton Il peut faire un serpent venimeux ou, s’Il veut, un sultan plus haut que Salomon. Il peut à la fourmi accorder le pouvoir de parler comme un homme ou faire déferler un ouragan d’un four.

Au ciel Il a cloué comme au cheval le fer le croissant de la lune. Il a fait d’un rocher sortir une chamelle et du veau d’or sortir des plaintes affolées. Il nous offre en hiver l’argent des champs de neige, et l’automne venu les feuillages dorés. D’autres souillent de sang la pointe de leurs flèches. Lui, le pourpre vivant, Il l’insinue au cœur de la rose en bouton, Il en orne le front de mille fleurs des champs. Le bonnet du jasmin, c’est Lui qui l’a tissé, et la couronne d’or du frémissant narcisse, c’est Lui qui l’a sertie de perles de rosée. Par Lui seul le cœur bat et la raison s’émeut de voir la terre stable et les astres mouvants. Qui fit les monts rocheux et les océans bleus, qui voulut à Ses pieds la poussière du monde et le ciel déployé semblable à cet oiseau qui heurte tous les soirs du bec contre Son huis ? Lui seul, encore Lui ! Que sont les sept enfers, pour Lui ? Sept étincelles. Et les huit paradis ? Quelques cailloux perdus au seuil de Sa maison. Il est l’Un sans second qui fascine les mondes, et même s’il est vrai que, des cieux aux poissons il n’est pas un atome hors de Son Être aimant, notre humble état terrestre au sein de l’univers suffit à témoigner de son immensité.

Il créa l’air, le feu, la terre, l’eau, le sang et sema dans chacun le secret de la vie. Quarante jours durant il façonna l’argile. Il en fit notre corps, Il y posa notre âme et notre corps fut vif. En nous Il alluma la lampe de l’esprit. Il nous offrit aussi le désir de savoir et le discernement. Ainsi nous avons pu choisir et décider, nous avons découvert l’amertume du doute et nous avons cherché obstinément Celui qui nous avait bâtis. Amis ou ennemis nous Lui devons tous d’être, et tous Il nous protège, et nous Le portons tous.

Au premier jour des temps Il fit des monts les clous qui fixèrent la terre, sur elle Il répandit les eaux des océans et la rendit ainsi foisonnante et féconde. Il posa l’univers sur le dos d’un taureau. Il posa le taureau sur le ds d’un poisson. Sous le poisson n’est rien. Sur l’absence de tout repose toute chose. Dieu maintient tout sur rien. De l’atome aux soleils tout est signe qu’Il est.

Ce monde où nous vivons n’est qu’un caillou au fond de Son jardin. Oublie l’eau, l’air, le feu. Oublie tout. Tout est Dieu. Vois la Terre. C’est Lui. Vois l’au-delà. C’est Lui. Tout n’est que Sa parole infiniment diverse, tout n’est que Son habit infiniment changeant. Reconnais donc ton Roi sous Ses mille manteaux. Tu ne peux te tromper puisque tout n’est que Lui ! Hélas, nul ne le voit. Nous sommes aveuglés par l’éclat de Son Être. Si tu Le percevais, voyant que tout est Lui, tu serais aussitôt corps et âme défait. Tous ceux qui ont atteint le seuil de Sa maison ont oublié le monde. Ils ne sont plus eux-mêmes. Ils sont Ses compagnons.


La photo de titre a été prise il y a plusieurs années à Hauteluce. Et voici une autre photo, prise ce soir 12 février 2020 au même endroit mais dans la direction contraire. On y voit le Mont Blanc dont la cime ensoleillée a été, elle aussi, “rougie du sang de la tulipe”.

masque blanc

Scarifications


 

Sur le pain qui cuisait j’ai scarifié un cœur.

La farine était blanche, le pain noir, l’entaille couleur de chair,

Et j’ai pensé à ces visages :

Ces visages blancs créés par des mains noires,

Yeux en amande et coiffures de geishas,

Que des hommes, au delà des mers, ont sculptés.

 

Visages blancs aux paupières fermées

Que je vois en fermant les paupières,

Rivages blancs aux mers noires et amères

Où coulent les bateaux de ces hommes qui sculptaient.

 

Ô Scarifications !

Du pain par le couteau qui tranche la farine,

De la mer et de l’onde par la houle et le vent,

Des visages par la pointe qui sculpte et qui dessine,

Et des vies et des êtres par les choses et le temps !

 

Rivages blancs que ravagent la tuerie et la rage

Éperdues qui coulent parfois du cœur de l’homme,

Qui naissent parfois par peur de l’homme,

Au cœur de ceux que la peur a perdus !

 

Visages que ravagent la honte et la rage

Et cette impuissance à rêver que savaient

Ces hommes qui savaient, quand ils fermaient les yeux,

Sculpter de leurs mains noires des visages de geishas.

 

Ô Scarifications !

Le cœur gît sur le pain comme une plaie ouverte,

Coulant comme une larme sur le visage blanc,

Un trop-plein qui déborde et que la chair rejette

Car on ne peut pas toujours garder les choses par devers soi :

Il faut parfois pleurer, il faut parfois crier, 

Et scarifier le monde de nos cris, de nos pleurs,

Grincer, comme la craie blanche grince sur le tableau noir,

Grince et hurle son cri, grince et hurle sa peur.

 

Ô Scarifications !

Absentes de ces visages blancs des geishas d’Outre-mer

Aux paupières fermées et songeuses et paisibles

Et aux tresses tressées comme au soleil levant.

 

Comment ces hommes noirs rêvèrent-ils ces femmes ?

Sur quels rivages leurs âmes découvrirent-elles ces yeux

Pareils à des amandes, semblables à des barques

Où ces hommes, aujourd’hui, quittant le rivage blanc,

Fuient, sur la mer amère que scarifie le vent,

la mort et la violence et la peur et la faim

Et l’absence de rêves et l’absence de pain ?

 


PS : la photographie représente un masque blanc de la tribu Punu (Gabon). Celui-ci est actuellement présenté au Musée des Arts premiers, dans le cadre de l’exposition Les forêts natales.