Le chapitre 9 de l’Oeuvre complète, de Tchouang-Tseu (ou Zhuangzi), qui est lu ici, dit la nostalgie d’un monde d’avant la chute, d’avant cet instant de l’histoire où l’homme décida, par orgueil, ennui ou crainte, de dominer les autres êtres, d’asservir la nature à ses propres fins, d’abandonner une sorte d’innocence première pour devenir autre : plus fort, plus riche, plus savant, mais aussi meilleur et plus juste.

Jusque là, l’homme était être de nature et se comportait selon ses lois :

“A l’époque, régnait la vertu parfaite, les hommes marchaient posément. Leurs regards étaient droits. En ce temps là, il n’y avait ni sentier, ni chemin dans les montagnes, ni bateaux, ni ponts sur les eaux. les êtres se multipliaient et vivaient à l’endroit même où ils étaient nés.”

C’était un jardin d’Eden :

“A cette époque aussi, les hommes cohabitaient avec les oiseaux et les quadrupèdes et vivaient côte à côte avec tous les êtres. Ainsi, comment aurait-on distingué le gentilhomme du bas peuple ? Egalement ignorants, ils vivaient selon leur propre vertu. Dépourvus de tout désir artificiel, ils étaient simples comme la soie écrue et le bois brut. Une telle simplicité caractérise la nature fondamentale du peuple.”

Mais voici qu’arrive Prométhée, à la fois libérateur et destructeur, sous les traits de Po-lo, le dresseur de chevaux, qui, le premier, par la violence et la souffrance, soumet l’animal. Et avec lui, ce sont les artisans qui font irruption dans le monde et font entrer l’homme dans un nouvel âge, celui de l’asservissement de la nature et des choses : le potier apprend à modeler l’argile, le charpentier à plier le bois, tous à contraindre et à tordre les choses, à les forcer hors de leur nature première. Et ce viol de la nature des choses, que l’homme ne reconnaît pas, est le crime originel dont la suite découle :

“La nature de l’argile et celle du bois se soumettent-elles au compas et à l’équerre, au crochet et au cordeau ? Cependant, on répète depuis des générations qu Po-lo sait dresser les chevaux, que le potier sait manier l’argile et que le charpentier sait manier le bois. Telle est l’erreur de ceux qui veulent gouverner le monde.”

C’est par les artisans et leur violence que la séparation d’avec la nature advient. Au même moment, l’homme se sépare de lui-même et de sa nature propre en rédigeant le contrat social et en acceptant de s’y soumettre. Ici, ce sont les sages qui sont à l’oeuvre, que ma traduction (de Liou Kia-hway) appelle les saints :

“Sur quoi survinrent les saints. Ils firent effort pour pratiquer la bonté et se tendirent vers la justice et ainsi le doute apparut sous le ciel. La musique ayant amolli les hommes, les rites les ayant dissociés, la discorde apparut sous le ciel.”

Séparer les êtres de leur nature propre ; insérer un coin entre ce qui allait sans dire et ce qui est maintenant demandé, de là découle toute l’histoire des civilisations humaines, tout cette tragique histoire dont Jean-Jacques Rousseau, vingt-deux siècles plus tard, fera le récit initial. L’originalité de la pensée de Tchouang-Tseu est de ne pas réduire cette chute aux conséquences des passions mauvaises, à la recherche du pouvoir ou du lucre. Pour lui, comme pour Henry-D. Thoreau, toute prise de distance de l’homme avec sa nature, marquerait-elle par ailleurs un progrès, est déchéance : la science est déchéance, la musique est déchéance, la bonté est déchéance, la justice est déchéance. Elles sont déchéances, aussi nobles soient-elles, parce que l’homme qui s’y adonne se détache de son innocence première et que leur existence est signe de la disparition de la vertu :

“Sinon en torturant le bois vierge, qui pourra en faire des coupes de sacrifice ? Sinon en brisant le jade, qui pourra en faire des sceptres rituels ? Sinon en discréditant le Tao et la vertu, qui osera choisir la bonté et la justice ? Sinon en s’écartant des sentiments naturels, qui fera appel au rythme et à la musique ? Si on ne met pas du désordre dans les cinq couleurs, pourra-t-on faire des tableaux ? Si l’on respecte l’ordre des cinq tons, pourra-t-on composer la musique ? En résumé, torturer le bois brut pour en faire des ustensiles, voilà le crime du menuisier. Ruiner la vertu et le Tao pour leur substituer la bonté et la justice, voilà le crime du saint.”

“Dans la plaine – écrit très joliment Tchouang-Tseu – , les chevaux broutent l’herbe et boivent de l’eau. Quand ils sont contents, ils se frottent le cou l’un contre l’autre ; quand ils sont fâchés, il se retournent et lancent des ruades. Ils ne savent faire que cela”. Dans la nature, les choses vont ainsi.

Mais la chute a brisé cet état calme et immédiat où les choses étaient directement lisibles et où la fâcherie s’exprimait simplement :

Lorsqu’on les eut subjugués par une pièce de bois et freinés par un frontal en forme de lune, les chevaux conçurent quelque chose de dissimulé et de louche. Ce fut alors qu’ils courbèrent leur joug, brisèrent leur bride, prirent le mors aux dents et se dégagèrent de leurs rênes. Ainsi les chevaux devinrent rusés et méchants : tel fut le crime du célèbre écuyer Po-lo.

Ainsi naquirent la méchanceté et la dissimilation. La civilisation.


PS : Le texte de Tchouang-Tseu est d’une grande poésie. On croirait par moment entendre cette voix de la sagesse qu’incarne, dans Princesse Mononoké, de Hayao Miyazaki, la louve blanche. Mais il paraît difficile d’adhérer totalement à cette pensée immobile et fusionnelle. Il faut la prendre comme un mythe, pas comme un exemple. J’y reviendrai.

PS2 : j’ai consacré l’Improvisation du mardi 17 octobre 2017 à cette question de chute. Comme tous les mythes relatifs à la chute, celui qui apparaît dans “Sabots de chevaux” raconte, me semble-t-il, autant une chute qu’une naissance et un envol.

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